samedi 11 mai 2013

Vendre de la bière provoquerait des trous de mémoire

 
Trois figures de l’actionnariat familial d’AB InBev apparaissent comme administrateurs d’offshores panaméennes. Des mandats qui ne leur rappellent pas grand-chose, voire rien du tout. Seule certitude: ce ne sont pas des filiales du groupe brassicole.

«Je suis au moins aussi intrigué que vous par cette société et je vais continuer mes recherches, monsieur. C’est dans mon intérêt que tout cela soit éclairci, vis-à-vis de toutes les responsabilités que j’exerce.» L’homme qui s’exprime ainsi à l’autre bout du fil, le comte Arnoud de Pret Roose de Calesberg, est méconnu du grand public. Il n’en est pas moins étroitement associé à l’un des plus beaux fleurons industriels d’origine belge: AB InBev, premier brasseur mondial, qui vient tout juste d’engloutir le Mexicain Grupo Modelo, producteur de la Corona.

En effet, grâce au mariage du grandpère d’Arnoud de Pret avec Geneviève de Spoelberch, cette famille de la noblesse versée depuis quatre siècles dans le monde des affaires s’est intégrée dans l’actionnariat familial de la brasserie Artois, fusionnée en 1987 avec Piedbœuf pour devenir le géant Interbrew.

De 1990 à 2011, Arnoud de Pret, ingénieur commercial de formation, a été l’un des piliers du conseil d’administration de l’ogre brassicole, où il a représenté les actionnaires familiaux belges d’AB InBev. Arnoud de Pret conserve par ailleurs de multiples mandats d’administrateur au sein des boards de Delhaize Group, d’Umicore, de l’Union chimique belge, de Sibelco (multinationale active dans l’extraction de minerais), d’Intégrale (les assurances pension) ou encore de Lesaffre & Cie, leader mondial dans le domaine de la levure. A cela s’ajoute un autre poste, prestigieux, au sein du conseil de surveillance d’Euronext.

Une offshore nommée «syndicat»

Toutefois, s’il y a bien une casquette dont Arnoud de Pret semble vouloir se débarrasser aujourd’hui, c’est celle d’administrateur dans une société offshore nappée de mystère, la Tradeunion S.A. Enregistrée à Panama, elle possède également au sein de son conseil d’administration le grand cousin d’Arnoud de Pret, André de Spoelberch, 87 ans, ancien vice-président d’Artois, qui fut également l’administrateur-délégué d’Interbrew les tout premiers mois après la fusion.

Mais d’où sort donc cette intrigante coquille au nom bizarre pour deux grands patrons – en anglais, trade union signifie… syndicat ! – et à l’objet social si vague qu’il ne nous apprend rien sur ses activités? Flashback. Le 18 février 1982, Tradeunion est créée à Panama par le cabinet d’avocats Icaza, Gonzales-Ruiz & Aleman. Deux mois plus tard, trois administrateurs uruguayens montent à bord: Miguel Angel Volonterio, Juan Pablo Castello et Pedro Domingo Vannelli. Ils endossent respectivement les rôles de président, secrétaire et trésorier. Peu d’informations existent sur eux. Depuis les années soixante, tous trois se sont installés dans les conseils d’administration de dizaines de panaméennes.

Historiquement, cette activité uruguayenne à Panama n’a rien de surprenant. Ce petit pays coincé entre les géants argentin et brésilien a longtemps été décrit comme la Suisse de l’Amérique du Sud. Non seulement pour les liens assez étroits qu’entretiennent les deux nations, mais également grâce à l’adoption, dans les années 1950, de lois bancaires inspirées du système helvétique. Résultat: aujourd’hui encore, l’Uruguay constitue un lieu d’exil extrêmement favorable pour les capitaux, avec des taxes faibles et un système bancaire développé.

C’est sans surprise, dès lors, que l’on retrouve, en 2005, Miguel Angel Volonterio, 76 ans à l’époque, comme trésorier au sein de la Chambre de commerce helvético-uruguayenne de Montevideo. Outre une année passée à la tête de l’Association uruguayenne de football en 1986, Volonterio est également un ancien directeur général et président d’une filiale de la Société Fiduciaire Suisse établie depuis 1951 à Montevideo.

Administrateurs au 15 mai 1987

Le vice-président actuel de cette filiale est également administrateur de Tradeunion: Pedro Domingo Vannelli. Quant au troisième administrateur de notre mystérieuse offshore, Juan Pablo Castello, outre qu’il a écumé les conseils d’administration de 110 panaméennes en majorité avec Vannelli ou Volonterio, il se fait très discret.

Le 15 mai 1987, nos trois Uruguayens se réunissent pour un conseil d’administration de Tradeunion à Montevideo. Ce jour-là, Arnoud de Pret et André de Spoelberch sont nommés administrateurs. Ils s’ajoutent ainsi à Volonterio, Castello et Vannelli, qui conservent leurs fonctions initiales. Depuis, Tradeunion n’a plus jamais produit le moindre acte officiel. Mais elle demeure en vie, tel que l’atteste le Registre des sociétés panaméen.

Contacté par Marianne, Arnoud de Pret déclare d’abord qu’il s’agit «d’une société du groupe InBev qui a été liquidée depuis longtemps». Nous l’informons que le registre affirme le contraire. «Elle est peut-être en vie, mais elle est dormante et n’a plus aucun actif à ma connaissance, répond-il. Vingt-cinq ans après, je ne pourrais pas vous indiquer à quoi elle a servi, mais c’était sans objectif fiscal.» Suite à ce coup de fil, nous avons contacté InBev, leur demandant de vérifier si Tradeunion apparaissait bien dans les rapports consolidés de l’époque. Par voie électronique, la porte-parole Karen Couck nous écrit qu’«après consultation de nos bases de données, nous sommes en mesure d’affirmer que nous n’avons à ce jour aucune filiale au Panama. La société à laquelle vous faites référence était peut-être une filiale au temps des brasseries d’Artois qui n’a jamais été consolidée.»

Entretemps, Arnoud de Pret, nous assure-t-il, a consulté son entourage, dont André de Spoelberch, sans parvenir à percer le mystère: personne ne se souvient de cette prétendue filiale. Il aurait également tenté de retrouver la société fiduciaire y étant liée. Sans succès. Et aboutit à la même conclusion que chez InBev: cette offshore n’a pas été consolidée à l’époque d’Interbrew.

Karen Couck complète: «En 1986, la brasserie Artois a conclu un accord fiscal avec les autorités belges qui a mené à une révision des structures d’entreprises historiques ainsi que des processus financiers. Suite à ceci, un certain nombre de filiales avaient été analysées et/ou liquidées.» Ce grand nettoyage aurait d’ailleurs été fait à l’époque où Arnoud de Pret était commissaire aux comptes d’Artois.

Mais lors d’un autre contact téléphonique, de Pret évoque davantage une filiale dénommée Tradeunion au... Luxembourg. «C’est un nom que je connais, une société qui avait un but d’investissement et de développement là-bas et que je sais avoir fait l’objet d’un “nettoyage” important, avec d’autres structures d’Artois, pour avoir un départ clair et transparent avant de créer Interbrew.»

Pourtant, Marianne a vérifié, aucune société nommée Tradeunion de près ou de loin n’a jamais été inscrite au Registre des sociétés luxembourgeois. Ce que nous confirmera AB InBev: «Dans nos bases de données ne figure aucune société au nom de Tradeunion.»
 

 Dans ce trou de mémoire collectif, l’Uruguay et son trio d’administrateurs n’ont guère plus de pouvoir révélateur. «Jamais Artois ni Interbrew n’ont été actifs là-bas, affirme Arnoud de Pret. Je suis très ennuyé d’être assimilé à une société dont je ne comprends pas l’existence. Mais le fait qu’on ait mis mon vrai nom, cela sonne comme une garantie pour moi. Je ne peux pas imaginer qu’on l’ait utilisé dans l’objectif d’une quelconque fraude ou pour quelque chose qui n’avait pas un but commercial légitime.»

L’ennui, c’est bien qu’il n’y a ni logique, ni normalité apparente dans le destin à peine dévoilé de cette étrange structure naviguant par-delà les frontières. Pourquoi de Pret et de Spoelberch sont-ils montés, à une époque concomitante avec la fin de la fusion d’Artois et de Piedbœuf, dans une coquille qui n’entretenait jusque-là aucun lien évident avec leur brasserie, et qui n’a jamais été dissoute malgré leur présence? Les administrateurs uruguayens servaient-ils de prête-noms dans le cadre d’un montage financier d’Artois? Ou Tradeunion détient-elle une partie de la fortune des deux hommes? Autant de questions qui restent sans réponse.


Seule certitude: Arnoud de Pret nous a fait part de sa détermination à se débarrasser de cette encombrante offshore…
D.L. et Q.N.




Rodolphe de Spoelberch: «J’ai complètement oublié...»

Officiellement pilotées par le vicomte depuis 2008, Rolph Marketing Corp. et Greyberg Holdings Inc. auraient servi à un investissement alambiqué.


Amour de l’art contemporain, investissements dans le solaire photovoltaïque, l’élevage de bœuf bio et le tourisme de luxe… Le vicomte Rodolphe de Spoelberch, 56 ans, incarne à lui seul une nouvelle catégorie sociale: l’»aribo» ou l’aristocrate bohème. Issu de l’une des plus riches familles de Belgique, propriétaire de la galerie Arthus à Ixelles, il détient depuis quelques années un ranch dans le nord-ouest de l’Argentine, à Pampa Grande. Cette propriété, qui représente deux fois la superficie de la région de Bruxelles-Capitale, compte 6.500 têtes de bétail, 500 chevaux, et occupe quelque 150 personnes. A plus de 4.000 km de Panama.

Marianne: A quoi servent vos deux offshores, actives selon le Registre panaméen des sociétés?
Rodolphe de Spoelberch: Elles ont servi à un investissement de private equity(*), je crois. Je ne me souviens pas exactement. Des partenaires avaient constitué ça à l’époque pour moi, je pense. Je crois que c’est tout à fait vide aujourd’hui… En fait, je ne sais pas exactement. C’était un petit investissement. Quelques dizaines de milliers d’euros. Chacun avait sa participation logée dans une offshore, je crois. Cet argent a été perdu.

Quel est l’intérêt d’investir via une coquille panaméenne plutôt que directement sous son nom?
R. de S.: C’est une bonne question. Moi je trouve ça aussi assez compliqué, franchement. C’était un peu alambiqué. Je ne vois pas trop l’intérêt de faire ça non plus. J’avais été sollicité par un copain pour cet investissement, car je fais quand même un peu de private equity à gauche à droite, des choses comme ça. C’était une société basée en Suisse qui a fait faillite parce qu’ils ont fait justement de mauvais placements. J’ai envoyé ce que je voulais investir là-dedans et eux ont monté cette structure un peu alambiquée. Je me suis retrouvé là-dedans, sans vraiment mon accord.

Pour vous nommer administrateur d’une offshore, il faut une copie de votre carte d’identité et une procuration signée. Sinon n’importe qui mettrait ses ennemis dans une panaméenne pour les accuser de fraude fiscale…
R. de S.: Oui, c’est exact, vous avez raison. Bien sûr, oui, euh... Je ne sais pas ce qui s’est passé exactement, c’est quelque chose que j’ai complètement oublié. Dans mes archives, j’ai peut-être quelque part un document qui a trait à cet investissement. Je peux regarder, mais franchement, ça n’a aucun intérêt.

Nous souhaitons expliquer à nos lecteurs les différents usages qui peuvent être faits d’une offshore panaméenne.
R. de S.: Oui, je vois. C’est vrai que ça interpelle les gens: «Tiens, pourquoi est-ce qu’on fait des choses comme ça? Est-ce que ça a un sens ou pas?» Voilà… C’est tout ce que je peux vous dire.
Propos recueillis par D.L.



Carmen, George et la Budweiser

Avril 2008, 10h du matin. Le conseil d’administration de Greyberg holdings se réunit au 2e étage du Mossfon Building, sur l’East 54th Street, à Panama city. malgré leur âge, la secrétaire de la réunion, Carmen Wong, 30 ans, et le président de séance, George Allen, 35 ans, sont déjà de vieux routiers du business de l’offshore. employés au cabinet d’avocats Mossack Fonseca, l’un des plus importants du Panama, ils administrent des sociétés offshore à tour de bras.

Bien qu’encore jeunes dans le métier, leur nom apparaît déjà dans plus de 6 800 sociétés panaméennes, dont la grande majorité est en vie. et cela pour le compte de «clients» dont ils ne connaissent généralement rien, si ce n’est le nom, et parfois l’adresse... car les véritables clients de ces prête-noms professionnels, ce sont des avocats, des banquiers et autres intermédiaires du monde entier. De Genève à new York, en passant par Paris, Dubaï ou Montevideo, ils achètent, pour leur propre clientèle, des véhicules financiers de papier administrés par George Allen, Carmen Wong et leurs collègues.

cette réunion du 25 avril 2008 n’a probablement jamais eu lieu. Du moins formellement. elle ne serait qu’un simple jeu d’écritures, une pure fiction. ce jour-là, Carmen et George étaient probablement dans le même bureau, chacun devant son ordinateur. L’un des deux a reçu des instructions par email. Il est bien possible que les seuls mots que les deux employés aient échangés ce vendredi matin-là le furent autour de la machine à café. Etait-il nécessaire de se parler pour nommer Rodolphe de Spoelberch, actionnaire belge du numéro un mondial de la bière, comme administrateur de Greyberg Holdings?

La veille, à 15h, la même fiction voudrait que Carmen et George aient officiellement intronisé le même Rodolphe au poste de président du conseil d’administration d’une autre offshore: Rolph Marketing Corp.

Si Carmen et George ont pris une Budweiser pour décompresser après leur journée de travail, il est très probable qu’ils n’aient pas fait le lien entre cette bière, dans le giron d’ABinBev, et le nom de Rodolphe, copié-collé quelques heures plus tôt dans leurs fichiers. ils ne sont pas payés pour ça. Ils sont payés pour entretenir une énorme fiction. Un gigantesque mensonge. Et comme le montre notre classement des prête-noms les plus actifs au Panama (ci-dessous), Carmen et George, malgré leur jeune âge, figurent parmi les meilleurs du pays.


Aida May Biggs, administratrice de 17.789 sociétés

Le Panama est une incroyable couveuse à offshores. Notre enquête révèle que les six noms qui reviennent le plus souvent parmi les prête-noms professionnels de la place sont des femmes. Et elles sont débordées. Voici le top 10 des prête-noms panaméens dressé par Marianne.

Nom                                       Sociétés administrées
Aida May Biggs                     17 789
Adelina de Estribi                  14 749
Verna de Nelson                      8 902
Yvette Rogers                          8 639
Jaqueline Alexander                8 633
Carmen Wong                          6 904
George Allen                            6 849
Esteban Bernal                         6 269
Delio Jose de Leon Mela         5 028
Pablo J. Espino                        4 192

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