vendredi 19 novembre 2010

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Ces encombrants conflits d’intérêts des experts de la grippe


En Belgique, la transparence sur les intérêts des experts qui orientent les décisions publiques fait défaut. Le Comité scientifique Influenza et le Conseil supérieur de la santé refusent de dévoiler la liste exacte et les déclarations d’intérêts des experts qui ont recommandé au gouvernement le choix exclusif du vaccin anti-H1N1 de GlaxoSmithKline, alors que tous nos voisins ont systématiquement sollicité plusieurs labos. Enquête.

Mais qui sont donc les experts qui ont recommandé au gouvernement fédéral d’acheter le vaccin adjuvanté de GlaxoSmithKline (GSK) contre la grippe A/H1N1, et aucun autre? Cette question toute simple, nous l’avons posée à de multiples reprises au SPF Santé publique ces derniers mois. Une réponse précise ne nous est jamais parvenue.

Rétroactes. En octobre 2005, alors que la grippe aviaire A/H5N1 est aux portes de l’Europe, un Commissariat interministériel «Influenza» est créé. Objectif: centraliser toutes les actions menées dans le cadre de la grippe aviaire et rapporter directement au ministre de la Santé.

Le Commissariat comprend un comité scientifique et un comité de pilotage. «Le comité scientifique est chargé du suivi de la situation tant épidémiologique que scientifique, il évalue les risques au niveau humain et animal pour la société belge, et émet des recommandations et des avis scientifiques, explique Jan Eyckmans, porte-parole du Commissariat et du SPF Santé publique. C’est donc le Comité scientifique Influenza qui recommande le choix du vaccin.»

A son origine en 2005, poursuit Eyckmans, ce comité était composé de représentants de la section vaccination du Conseil supérieur de la santé (CSS) et d’experts issus du comité scientifique de l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (AFSCA).

Début 2008, le comité scientifique émet une recommandation clé au comité de pilotage influenza. Celle-ci préconise «l’achat d’un stock stratégique de vaccins Influenza A/H5N1 adjuvanté et adaptable – vaccin dont l’antigène et l’adjuvant sont conditionnés séparément», selon Jan Eyckmans. Fondée sur un critère aussi précis, cette recommandation qualifie de facto le vaccin de GSK – le seul dont l’antigène et l’adjuvant sont fournis dans deux flacons différents.

Malgré des demandes répétées, nous ne recevrons jamais le texte de cette recommandation de 2008, ni la liste des membres du comité scientifique qui l’a rédigée. Ne nous sera transmise que la composition du comité à sa création, en octobre 2005, en nous assurant qu’elle est restée «relativement stable»...

En avril 2009, lorsque la grippe porcine A/H1N1 apparaît, le Comité scientifique Influenza renouvelle la recommandation clé de 2008 en l’adaptant à la nouvelle souche. Trois mois plus tard, le gouvernement signera un contrat confidentiel et exclusif de 110 millions d’euros avec GSK pour la livraison de 12,6 millions de doses du vaccin Pandemrix.

Pourtant, de l’Espagne au Royaume-Uni, en passant par la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Luxembourg, l’Irlande ou la Suisse, les experts locaux n’ont pas été aussi précis dans leurs recommandations que leurs homologues belges. Résultat: aucun producteur n’a été exclu d’emblée, et de deux à quatre vaccins de marques et compositions différentes ont été acquis par ces gouvernements (1).

Comme les experts de la section vaccination du Conseil supérieur de la santé (CSS) se sont retrouvés de facto dans le Comité scientifique Influenza, nous avons demandé au CSS les déclarations d’intérêts que lui ont remises ces experts en 2008 et 2009.

La procédure interne du CSS relative à la prévention des conflits d’intérêts est, sur le papier en tout cas, très stricte: «Un simple “lien d’intérêt” suffit comme critère d’exclusion au vote final des avis et recommandations officiels», résume Michele Rignanese, porte-parole du CSS.

En effet, l’organe d’avis scientifique du SPF Santé publique considère qu’il y a conflit d’intérêts quand «une personne associée à l’émission d’avis du CSS tire un bénéfice personnel d’un avis ou d’une recommandation du CSS, ou a des liens avec des personnes, des institutions, des organisations ou des firmes elles-mêmes concernées par lesdits avis ou recommandations, dans la mesure où cela pourrait influencer l’attitude de cette personne dans la formulation d’avis ou de recommandations».

Le Collège du CSS a refusé de nous transmettre les déclarations d’intérêts demandées, au nom de la «protection de la vie privée» des experts. Qui prime donc, aux yeux du CSS, sur la transparence et le contrôle démocratique de ses décisions, contrairement aux normes en vigueur en France et au niveau européen, par exemple.

Nous nous sommes alors penchés sur les publications scientifiques récentes, disponibles gratuitement sur Internet (2), des membres du Comité scientifique Influenza présents sur la liste d’octobre 2005. En effet, la plupart des revues scientifiques demandent à leurs auteurs de déclarer, en fin d’article, leurs sources de financement et leurs éventuels conflits d’intérêts.

Résultat, sur quinze experts recrutés dans les rangs académiques, au moins cinq présentent des conflits d’intérêts ayant pu, au sens du CSS, «influencer [leur] attitude dans la formulation d’avis ou de recommandations» (3) (lire l' encadré ci-dessous). Ces cinq experts nous ont confirmé qu’ils étaient bien membres du Comité scientifique Influenza en 2008 et 2009, lorsque la recommandation d’un vaccin adjuvanté en deux flacons a été émise et confirmée.

Selon la revue médicale indépendante Minerva, il a été démontré que les «cadeaux» de l’industrie pharmaceutique – du repas aux subsides de recherche, en passant par les rémunérations de consultance – peuvent nuire à l’intégrité de jugement de ceux qui les reçoivent et au respect des références en matière d’intégrité scientifique: «De nombreuses études ont montré que le comportement d’un individu n’était pas toujours rationnel, qu’un cadeau modifiait l’objectivité et influençait le choix, appelait à une réciprocité.»

Mais cette transparence suffit-elle? Non, poursuit Minerva, car la notion de conflit d’intérêts est fort variablement interprétée, la sincérité des déclarations n’est pas souvent vérifiée, et l’influence d’un conflit peut difficilement être identifiable par un non initié: «Il est plus facile de déclarer ces conflits puis de se comporter comme s’ils n’existaient pas, plutôt que de tenter de les éliminer.»

«Personne ne devrait siéger dans un comité élaborant des recommandations s’il a des liens avec des entreprises qui fabriquent un produit – vaccin ou médicament – ou un dispositif ou test médical, estime pour sa part Barbara Mintzes, spécialiste de l’éthique de la recherche médicale à l’université de la Colombie-Britannique. Lorsqu’il s’agit de prendre des décisions importantes en matière de santé publique, comme faire des réserves d’un médicament, il serait préférable qu’il n’y ait pas de liens financiers, pas même le financement d’un essai clinique en cours».

La Belgique serait-elle trop petite pour pouvoir y trouver suffisamment d’experts indépendants? Argument caduc, en tout cas au Conseil supérieur de la santé: «Les candidats experts ne sont pas tenus d’être Belges mais doivent être Européens», nous précise son porte-parole...

David Leloup

(1) Espagne: Baxter, GSK, Novartis et Sanofi Pasteur; Royaume-Uni: Baxter et GSK; France: Baxter, GSK, Novartis et Sanofi Pasteur; Allemagne: Baxter, GSK et Novartis; Pays-Bas: GSK et Novartis; Luxembourg: GSK et Sanofi Pasteur; Irlande: Baxter et GSK; Suisse: GSK et Novartis.
(2) Seuls environ 20% des articles publiés le sont.
(3) Outre ces 15 académiques, 12 autres experts issus d’institutions publiques (Institut de santé publique, Agence fédérale des médicaments et des produits de santé, Communauté française, SPF Santé publique, Centre d’étude et de recherches vétérinaires et agrochimiques) ou du cabinet du ministre de la Santé (deux membres) siégeaient au Comité scientifique Influenza en octobre 2005. Voir la liste complète.




Choix du vaccin: cinq experts liés à GSK

Cinq membres du Comité scientifique Influenza présentaient des conflits d’intérêts, selon la définition du Conseil supérieur de la santé, quand ils ont recommandé le vaccin anti-H1N1 de GlaxoSmithKline au gouvernement.

Dans un rapport publié en juin 2007 par le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) sur l’opportunité de vacciner les nourrissons contre la gastro-entérite à rotavirus, l’un des auteurs, le Prof. Marc Van Ranst, président du Commissariat interministériel influenza et virologue à l’Institut Rega pour la recherche médicale (KUL), déclare un conflit d’intérêts: «avoir reçu une rémunération pour des présentations sur le rotavirus lors de réunions de médecins généralistes». De qui? Le KCE ne le précise pas. Mais à l’époque de la rédaction du rapport, un seul vaccin était disponible en Belgique: le Rotarix de GlaxoSmithKline (1).

Deux autres membres du Comité scientifique Influenza ont également contribué à ce rapport et déclaré un conflit d’intérêts: Pierre Van Damme, directeur du Centre pour l’évaluation des vaccinations de l’Université d’Anvers, et Marc Raes, pédiatre à l’hôpital Virga Jesse à Hasselt.


Le service du Prof. Van Damme a touché des fonds de GSK pour de la recherche clinique et des conférences données par Van Damme pour le compte de GSK. Ce service, également Centre collaborateur de l’OMS pour les hépatites virales, est très largement financé par les fabricants de vaccinsdont GSK depuis 2003 au moins.

Quant au Dr. Marc Raes, il était déjà, à l’époque de la rédaction du rapport, consultant rémunéré par GSK pour le vaccin Rotarix dont il vante depuis l’efficacité dans des colloques internationaux.

Source: Book of Abstracts, 3rd European Rotavirus Biology Meeting, 13-16 septembre 2009.

En mars 2008, le président du Commissariat interministériel influenza Marc Van Ranst cosigne, avec notamment Patrick Goubau, virologue à l’UCL et membre du Comité scientifique Influenza, un article cofinancé par GSK. L’unité du Prof. Goubau avait par ailleurs déjà bénéficié d’une bourse de GSK pour une étude publiée en avril 2004.

Source: J. Virol. Methods, 117:67-74, avril 2004 (via Google).

Quant à l’actuel président du Comité scientifique Influenza, le Dr Yves Van Laethem, il ne fait aucun mystère de ses nombreux conflits d’intérêts. Lors d’une présentation à l’INAMI en mai dernier, ce chef de clinique au service des maladies infectieuses du CHU Saint-Pierre a reconnu être un consultant rémunéré par GSK, mais aussi Sanofi, Crucell, Wyeth et Pfizer. D.L.

Source: présentation PowerPoint du Dr Yves Van Laethem à l’INAMI, Bruxelles, 6 mai 2010.

(1) Le Rotarix de GSK est commercialisé en Belgique depuis le 1er juin 2006, le RotaTeq de Sanofi depuis le 1er juin 2007. Au moment de l’écriture du rapport, publié en juin 2007, seul le Rotarix était disponible sur le marché belge.




Manque de transparence et conflits d’intérêts, deux maux qui grippent l’OMS

Les liaisons dangereuses de certains experts avec l’industrie pharmaceutique et le manque de transparence des institutions publiques à cet égard ne sont pas des spécialités belges. Elles seraient également au cœur de la gestion de la «pandémie» grippale par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Début juin, la commission santé de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe publiait un rapport fustigeant le «manque de transparence» de l’OMS et des institutions publiques de santé dans leur gestion de la pandémie de grippe A/H1N1, les accusant d’avoir «dilapidé une partie de la confiance que le public européen a dans ces organisations hautement réputées», ce qui «pourrait représenter un risque dans le futur».

Le même jour paraissait une longue enquête menée par le British Medical Journal (BMJ) et le Bureau of Investigative Journalism de Londres, révélant que plusieurs experts ayant participé à la rédaction des directives de l’OMS pour faire face à une pandémie grippale ont reçu des rémunérations de Roche et GlaxoSmithKline, deux firmes impliquées dans la fabrication de médicaments ou de vaccins contre la grippe.

Parmi ces experts, un Belge – et non des moindres – y est cité à neuf reprises, photo à l’appui: René Snacken, chef du département d’épidémiologie de l’Institut de santé publique jusqu’en 2008, et auteur du plan d’action belge en cas de pandémie.

Snacken est épinglé par le BMJ pour avoir corédigé en 1999 un plan similaire pour l’OMS, alors qu’il présidait le Groupe de travail scientifique européen sur l’Influenza (ESWI) – en réalité un lobby financé à 100% par Roche, GSK, Baxter, Novartis... Ce que ni l’expert, ni l’OMS n’ont révélé dans le document officiel. De plus, selon le BMJ, Snacken a rédigé un article pour une brochure promotionnelle de Roche, producteur du Tamiflu, diffusée entre 1998 et 2000.

En 2002, René Snacken a été consulté par l’Agence européenne des médicaments (EMEA) sur l’opportunité d’accorder une licence au Tamiflu (dont les effets cliniques à l’époque étaient peu convaincants). L’EMEA n’a pas été en mesure de produire au BMJ la déclaration d’intérêts de René Snacken liée à cette audition. Avait-il dévoilé ses liens avec Roche? Lui avait-on seulement demandé de le faire? Mystère: René Snacken n’a jamais désiré réagir aux questions du BMJ... D.L.



Enquête publiée dans Politique, revue de débats, novembre-décembre 2010 (PDF)


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mercredi 27 octobre 2010

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L’homme qui valait cinq millions



«Fils d’Alain de Sérigny, ancien directeur général de L’Echo d’Alger, et l’un des personnages historiques des événements qui conduisirent à l’indépendance de l’Algérie, Eric de Sérigny est, depuis dix ans, un des cadres les plus brillants de la banque Rothschild.

Aujourd’hui, tout en conservant un pied chez les Rothschild comme “chargé de mission”, il veut diversifier ses activités en montant une affaire de conseils en investissements et marketing.

Marié à une ancienne championne de France de patin à glace, Eugénia Grandchamp des Raux, père d’une petite fille de cinq ans, Diane, Eric de Sérigny, qui pratique assidûment le tennis, le golf, la chasse, le jogging, et prend des cours de claquettes avec son épouse, a une passion secrète, un de ces jouets de grandes personnes dont nous parlons par ailleurs: il adore fabriquer des maquettes anciennes de bateaux et en possède, dans son appartement, une véritable flotte fabriquée par ses soins.

Bref, avec sa vie de famille harmonieuse, ses activités très actuelles, ses voyages incessants, et son “jardin secret” original, un parfait jeune homme de notre temps.»

L’Officiel Hommes, N°8, 1978.
(c) Les Editions Jalou


Sur la photo, Eric Le Moyne de Sérigny a 32 ans. En 2010, soit 32 ans plus tard, il attaque Pierre Haski (directeur de la publication du journal en ligne Rue89) et David Leloup (journaliste) en diffamation, pour une enquête qui se fonde essentiellement sur des documents notariés officiels disponibles gratuitement dans le domaine public. Il leur réclame, entre autres, 5 millions d’euros de dommages et intérêts pour un «préjudice irréversible»...

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mardi 28 septembre 2010

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Quand Eric de Sérigny, ami de Sarkozy, était «prête-nom» au Panama


Eric Le Moyne de Sérigny, discret conseiller d’Eric Woerth «pour les relations avec le monde économique», ami de Nicolas Sarkozy depuis plus de 20 ans et courroie de transmission entre le monde des affaires et l’UMP, a été administrateur, à la fin des années 80, d’au moins onze sociétés panaméennes détenues par des trusts aux Bahamas, Iles Caïmans, Iles Vierges Britanniques ou Jersey, selon des documents officiels et le témoignage d’un ex-banquier luxembourgeois. Sérigny, qui dément, serait toujours administrateur de trois off-shore aujourd’hui.

Eric Le Moyne de Sérigny, le discret conseiller d’Eric Woerth «pour les relations avec le monde économique», l’«ami» de Nicolas Sarkozy et courroie de transmission entre le monde des affaires et l’UMP, serait actuellement directeur de trois obscures sociétés panaméennes créées il y a plus de vingt ans par la Chase Bank and Trust Ltd. à Jersey — une filiale de la Chase Manhattan Bank (aujourd’hui JP Morgan Chase) spécialisée dans la création et la gestion de trusts et sociétés off-shore pour une clientèle privée étrangère fortunée.

C’est en tout cas ce qu’indique le registre officiel des compagnies du Panama.

Sociétés anonymes au capital de 10.000 dollars et aux statuts identiques, les triplées Lorcha Overseas Inc., Magma Enterprises Inc. et Caliban Holdings Inc. ont été créées le 5 août 1987 devant notaire à Panama City, et sont toujours «vigente» (vivantes) aujourd’hui, selon le registre.

Dans leurs statuts (voir ceux de Lorcha Inc., par exemple), le domicile attribué à l’administrateur Eric de Sérigny est la Chase House, Grenville Street, Saint-Hélier, Jersey — soit l’adresse, à l’époque, de la Chase Bank and Trust Ltd.

En 1987, pourtant, Eric de Sérigny n’était pas en poste sur l’île anglo-normande: entre 1984 et 1988, il fut vice-président et country manager de la Chase à Paris, au 41 rue Cambon.


Plainte pour usage de faux

Le conseiller du ministre du Travail affirme aujourd’hui que ces documents officiels, dont nous lui avons transmis copie à sa demande, sont des faux. Il déclare, dans un e-mail du 2 septembre, n’avoir «aucun lien» avec l’une ou l’autre de ces sociétés, «ignorant même leur existence», et considère que ces documents «mettent gravement en cause [s]on honneur et [s]on honnêteté».

Pourtant, administrer une société au Panama est tout à fait légal. Si, par contre, le bénéficiaire économique d’une compagnie étrangère ne déclare pas au fisc les éventuels revenus générés par celle-ci, cela constitue une infraction au code général des impôts et est passible de poursuites pénales (sanctions pénales en cas de fraude fiscale et, si le contribuable est français, le capital doit en outre être déclaré au titre de l’impôt sur la fortune).

De même, les éventuels complices de fraude fiscale, en servant de prête-nom par exemple, sont passibles d’amendes ou de peines d’emprisonnement. Mais Eric de Sérigny est formel: «Je n’ai jamais dirigé ni en droit ni en fait ces sociétés, et ni en qualité de prête-nom ou nominee», nous écrit-il.

Son avocat, Me Baratelli, nous a indiqué par courrier que son client, «à la suite de l’apparition usurpée de son nom dans différents documents que vous avez bien voulu lui transmettre», venait de déposer une plainte pénale contre X auprès du parquet de Paris. Cette plainte vise des qualifications de «faux et usage de faux, faux commis dans une écriture publique ou authentique, et usurpation d’identité», selon l’avocat.


Rabatteur de fonds pour Madoff

D’après leurs statuts, ces off-shore comptent deux autres directeurs: Keith R. Bish et Jean-Claude Schaeffer. Le premier, un Anglais domicilié aux îles Vierges britanniques, était directeur du département «trusts» de la Chase Bank and Trust Ltd. à Jersey, à l’époque où les trois panaméennes ont été créées.

Keith Bish est par ailleurs impliqué dans la faillite retentissante des fonds Kingate (Global et Euro), deux importants fonds «rabatteurs» qui, à partir de 1994, ont investi 3,5 milliards de dollars dans la société d’investissements de Bernard Madoff.

Directeur du Kingate Global Fund Ltd. de 1995 à 2002, Bish est actuellement poursuivi aux Etats-Unis dans le cadre de plusieurs procédures collectives initiées par des investisseurs floués.

Eric de Serigny (organigramme d’Athema)

Eric de Sérigny tient sa ligne. Il nous écrit:

«Je n’ai jamais rencontré et j’ignorais jusqu’à ce jour l’existence de MM. Keith R. Bish et Jean-Claude Schaeffer.»

Pourtant, un témoin clé de ses «années Chase», ainsi qu’une série de nouveaux documents que nous nous sommes procurés, mettent sérieusement à mal la ligne de défense du financier.


Un «système» quasi-industriel

Ex-numéro deux de la Chase Manhattan Bank à Luxembourg, où il officia de 1974 à 1991, Jean-Claude Schaeffer a administré plus de cinquante panaméennes pour la Chase. Dont une dizaine avec Keith Bish et Eric de Sérigny, quand ce dernier était vice-président de la Chase Manhattan Bank à Paris.

L’ex-banquier luxembourgeois dément donc le financier français et confirme que c’est bien l’actuel conseiller d’Eric Woerth, et non un éventuel homonyme, qu’il a côtoyé dans ces off-shore.

Aujourd’hui à la retraite, Schaeffer lève un coin du voile -sans violer le secret bancaire- sur le «système» d’évasion fiscale mis en place à l’époque par la banque pour sa clientèle haut de gamme. Schaeffer explique:

«Ces coquilles panaméennes ont été créées pour des clients privés très fortunés. Elles détenaient pour la plupart un portefeuille de valeurs mobilières: compte cash, actions, obligations, etc.

Leur but principal: transmettre des patrimoines en évitant les droits de succession.»

L’ex-banquier ajoute:

«Ces off-shore étaient détenues par des trusts administrés depuis Jersey. Ces trusts étaient domiciliés aux Bahamas, aux Caïmans, aux îles Vierges britanniques ou à Jersey. L’identité réelle des bénéficiaires n’était connue que de la Chase Bank and Trust Ltd. à Saint-Hélier.»


La même «famille»

Jean-Claude Schaeffer poursuit:

«La loi panaméenne exige de nommer trois administrateurs par société. Comme ces off-shore étaient pilotées en sous-main depuis Jersey, il ne fallait pas qu’il y ait plus d’une personne de Jersey au conseil d’administration. Car en cas de fuites, le fisc de Jersey aurait pu considérer ces sociétés sous sa tutelle, et les taxer comme sociétés locales [à l’époque au taux de 20% d’impôt sur le revenu des sociétés actives sur l’île (contrairement aux sociétés off-shore), ndlr].

Les administrateurs étaient donc toujours trois ressortissants fiscaux différents: M. Bish ou un collègue de Jersey, moi-même à Luxembourg, et un représentant de la Chase à Paris ou Genève.»

Et selon Schaeffer, qui confirme les documents officiels, ce représentant de la Chase Paris pour Magma, Lorcha et Caliban n’était autre qu’Eric de Sérigny, qui dirigea la filiale parisienne de la banque de 1984 à 1988:

«On se rencontrait à Luxembourg, Genève ou Paris, lors de séminaires organisés par la banque. Il était très rare qu’on se déplace spécifiquement pour des conseils d’administration de sociétés off-shore.

Je me souviens aussi avoir croisé M. de Sérigny à Boca Raton, en Floride, lors d’un symposium sur le private banking en 86 ou 87. Nous faisions partie de la même famille.»


Falloon, Bellini, Annulet et les autres…

Outre le témoignage de Jean-Claude Schaeffer, un second lot de documents notariés que nous nous sommes procurés confirment qu’Eric de Sérigny a bel et bien participé, comme administrateur «prête-nom», à ce système orchestré par la Chase à Jersey.

En sus de Lorcha, Magma et Caliban, il a administré à la fin des années 80, avec Bish et Schaeffer, pas moins de huit autres coquilles panaméennes qui portent les noms exotiques de Falloon, Harold Hill, Gavsym, Hayward, Bellini, Annulet, Highbury et Samares. D’après le registre des sociétés, seule Falloon est toujours vivante aujourd’hui.

Ces nouveaux documents sont très précis. Certains mentionnent à la fois le nom et la véritable adresse professionnelle d’Eric de Sérigny à l’époque, rue Cambon à Paris. C’est là, par exemple, qu’un conseil d’administration d’Annulet s’est tenu le 26 février 1987.

Le duc Thierry de Looz Corswarem, de la Chase Paris, démissionne de ses fonctions d’administrateur d’Annulet. Eric de Sérigny est illico nommé à sa place. Il dirigera la panaméenne jusqu’au 17 mai 1988, date à laquelle il se fait remplacer par Francis J. Vassallo, un cadre de la Chase qui officia à Luxembourg, Jersey et Madrid, et devint gouverneur de la Banque centrale de Malte en 1993.

Eric de Sérigny confirme avoir professionnellement côtoyé le duc de Looz Corswarem:

«Celui-ci a été recruté via un chasseur de têtes vers 1986 pour me seconder au sein de la Chase Bank. La banque a toutefois dû s’en séparer au bout d’un an environ pour incompatibilité professionnelle.»


Tableau récapitulatif des onze panaméennes ayant été ou étant toujours administrées par Eric de Sérigny


Réunions à la chaîne

D’autres comptes-rendus indiquent qu’Eric de Sérigny a signé des procurations à une certaine Esther Aeberli de la Chase Manhattan Private Bank à Genève, pour le représenter lors des conseils d’administration d’Annulet et Gavsym les 17 mai et 15 juillet 1988 au siège genevois de la banque. Mais le principal intéressé ne se souvient pas de son ex-collègue suisse, comme l’indique Me Baratelli:

«M. Eric de Sérigny m’indique ignorer totalement qui serait Mme Esther Aeberli, dont il entend pour la première fois prononcer [sic] le nom dans votre mail.»

Extrait du compte-rendu du conseil d’administration de Gavsym Investments Inc. du 15 juillet 1988 à Genève

Enfin, le 24 novembre 1988 au QG luxembourgeois de la Chase, Jean-Claude Schaeffer préside, à la chaîne, pas moins de cinq conseils d’administration en compagnie d’une représentante de Keith Bish. Il s’agit notamment d’entériner officiellement le fait qu’Eric de Sérigny a été administrateur de Falloon, Bellini, Harold Hill, Hayward et Highbury du 26 février 1987 au 17 mai 1988.

Reste un point à élucider: pourquoi Schaeffer, Bish et Sérigny, alors qu’ils ont tous quitté la Chase, sont-ils toujours renseignés aujourd’hui comme administrateurs de Magma, Lorcha et Caliban? Jean-Claude Schaeffer déclare l’ignorer et affirme n’avoir «rien signé pour ces sociétés depuis le 15 mai 1991», date de son départ de la banque.

Reste que les frais annuels «d’entretien» de ces trois panaméennes — 300 dollars de taxe gouvernementale et 250 dollars d’honoraires pour le cabinet d’avocats local [chiffres fournis par le cabinet d’avocats panaméen Gray & Co] — semblent bien avoir été réglés.

Car au Panama, le non-paiement de la taxe est synonyme de dissolution automatique. «Généralement, les sociétés sont radiées dans les deux ans», précise le SCF Group, un cabinet britannique d’avocats fiscalistes.

Plus de 31.000 dollars auraient ainsi été dépensés, depuis 1991, rien que pour maintenir ces trois off-shore en vie…

David Leloup



Le Panama, une oasis d’opacité

Placé sur la liste «grise» des paradis fiscaux de l’OCDE à l’issue du G20 de Londres, en avril 2009, le Panama ne semble pas être la juridiction la plus empressée de ratifier les douze accords d’échange d’informations fiscales nécessaires pour être rayé de cette liste.

En dix-sept mois, ce petit Etat de 3,3 millions d’habitants situé entre la mer des Caraïbes et l’océan Pacifique n’a ratifié que trois accords, selon l’OCDE.

Le Panama figure en outre sur la liste noire des dix-huit «Etats et territoires non coopératifs sur le plan fiscal» publiée par Bercy le 12 février dernier, lorsqu’Eric Woerth était ministre du Budget et Eric de Sérigny son conseiller.

En octobre 2009, les banques françaises se sont engagées à fermer toutes leurs filiales et succursales dans les paradis fiscaux présents sur la liste grise de l’OCDE — dont le Panama.

Il faut dire que ce pays est considéré comme l’un des paradis fiscaux, bancaires et judiciaires les plus opaques de la planète. Son «score d’opacité financière», un indice calculé par le Tax Justice Network (réseau qui regroupe des associations luttant contre les effets négatifs de la finance offshore), atteint 92%.

Contrairement aux listes «politiques» de l’OCDE, cet indice est calculé sur la base de douze critères objectifs de non-transparence: secret bancaire en vigueur, absence d’accès public aux comptes annuels des sociétés, registre des actionnaires inexistant, possibilité de redomicilier une société rapidement, etc. D.L.




Sérigny, l’«ami» de Sarkozy et Woerth

Eric de Sérigny, 64 ans, fait office d’importante courroie de transmission entre le monde des affaires et l’UMP.

En juin 2006, dans un grand hôtel parisien, il organise une rencontre entre celui qui se prépare à devenir candidat à la présidentielle — Nicolas Sarkozy — et 70 de ses amis, grands patrons du CAC 40 ou d’importantes PME.

Ce financier qui a fait carrière dans la banque (Rothschild, Crédit commercial de France, Chase, Lloyds…) s’est constitué un très joli carnet d’adresses dont il fait en réalité profiter Nicolas Sarkozy depuis 1998: «C’est un ami, le seul homme politique que j’ai soutenu dans ma vie », déclare-t-il à Paris Match.

Durant la campagne présidentielle, M. de Sérigny donne du souffle au «Premier Cercle», cette association de grands donateurs de l’UMP créée par le trésorier du parti présidentiel, Eric Woerth.

Le financier participe à plusieurs réunions et aide Eric Woerth à développer la plateforme.

En juin 2007, Eric de Sérigny devient conseiller d’Eric Woerth en charge des «relations avec le monde économique» — une activité «complètement bénévole» qui ne lui a «jamais pris plus de deux à trois heures de [s]on temps quotidien», précise-t-il.

Conseiller de l’ombre, en tout cas: son nom n’apparaît sur aucun organigramme officiel...

M. de Sérigny a par ailleurs fondé le «W19», un club très sélect où se côtoient les mécènes et soutiens de la carrière politique du maire de Chantilly (Oise), Eric Woerth.

Homme de réseaux, Eric de Sérigny aurait proposé en mars 2007 à son vieil ami Patrice de Maistre, le gestionnaire de fortune de la milliardaire Liliane Bettencourt, de réactiver auprès d’Eric Woerth son dossier pour l’obtention de la Légion d’honneur.

Le juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke a par ailleurs convoqué M. de Maistre fin septembre comme témoin dans l’enquête ouverte en France sur l’escroquerie Madoff.

Le magistrat a envoyé des commissions rogatoires au Luxembourg et aux Etats-Unis, où il souhaite des investigations à la... Chase Manhattan Bank. D.L.



Une enquête publiée par


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lundi 14 juin 2010

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Quand le lobby du tabac recrutait des profs d’unif en sous-main


Dans les années 1990, les cigarettiers ont orchestré en sous-main des campagnes de presse internationales vantant les vertus sanitaires du plaisir de fumer. Une cinquantaine de professeurs d’université dans le monde ont servi de relais médiatiques, contre rémunération, pour cautionner les messages pro-tabac de l’industrie. Parmi eux, deux Belges: le sociologue Claude Javeau (ULB) et le philosophe Frank van Dun (UGent).

Mais que viennent donc faire Claude Javeau (professeur émérite de sociologie à l’université libre de Bruxelles) et Frank van Dun (professeur de philosophie à l’université de Gand) dans cette galère? Parmi les millions de pages d’archives de l’industrie du tabac publiées dans la foulée des grands procès collectifs de la fin des années 1990 contre les cigarettiers aux Etats-Unis, les noms des deux universitaires belges apparaissent chacun dans une quinzaine de documents.

Des fragments d’une histoire oubliée qui révèlent en tout cas que les deux hommes ont noué, entre 1993 et 1996 au moins, une relation pour le moins ambiguë avec une association internationale créée et financée quasi-exclusivement par l’industrie du tabac: ARISE, pour Associates for Research into the Science of Enjoyment (Association pour la recherche en science du plaisir).

Très active durant les années 1990, cette association cornaquée par David Warburton de l’université de Reading (Royaume-Uni) a organisé des colloques internationaux (à Florence, Venise, Bruxelles, Amsterdam, Kyoto...), commandité plusieurs sondages d’opinion, organisé des tables rondes aux quatre coins du monde et publié trois livres (dont un best-seller), avant de disparaître subitement au tournant du siècle (lire encadré).


ARISE: casser le lien entre nicotine et drogues dures

ARISE est la réponse de l’industrie, en 1988, à un rapport retentissant du Surgeon General, la plus haute autorité en matière de santé publique aux Etats-Unis. Pour la première fois, ce rapport affirmait que la nicotine peut créer une dépendance aussi forte que l’héroïne et la cocaïne.
Illico, et en toute discrétion, Philip Morris et Rothmans mettent sur pied un groupe international de sociologues, psychologues, éthiciens et scientifiques. Sa mission: casser ce lien entre nicotine et drogues dures, et faire oublier les chaînes physiologiques de la cigarette. Pour ce faire, les industriels ont une idée diabolique: positionner la clope sur le même plan que d’autres «petits plaisirs» légaux, tels le chocolat, le café, le verre de bière ou les sucreries. Ce sera le leitmotiv d’ARISE.
Au début, l’argent afflue directement à l’université de Reading dans le service de David Warburton, professeur de psychopharmacologie humaine et consultant de longue date pour l’industrie du tabac. En 1994, ARISE dispose de son propre secrétariat piloté par une agence de relations publiques londonienne.
Financée par Philip Morris, British American Tobacco, R.J. Reynolds, Rothmans et Gallaher, l’association se présentait pourtant comme «apolitique» et «indépendante». Son budget pour l’année fiscale 1994-95 dépassait les 770.000 dollars. D.L.

Les deux membres belges de ARISE ont notamment participé à des conférences de presse visant à promouvoir les conclusions biaisées de sondages financés par les cigarettiers. Et ils ne sont pas les seuls: entre 1988 et 2000, une cinquantaine de professeurs d’université de 13 pays ont été membres de cette étrange association.

Séculariser la médecine

Selon les documents, la relation de Claude Javeau avec ARISE débute en novembre 1994. Il intervient aux côtés de Warburton lors d’une conférence de presse à Bruxelles pour promouvoir un sondage sur le stress au travail… et les moyens de le soulager. Comment? Via les «petits plaisirs» de la vie, dont… la cigarette. Dans son speech, le sociologue fustige le «néo-puritanisme» qui frappe nos sociétés et «menace la démocratie», via notamment la «chasse aux buveurs, aux amateurs de sucreries ou encore aux fumeurs». Selon lui, «le respect scrupuleux des conseils de santé (…) peut engendrer davantage de stress encore et en renforcer l’effet nuisible sur l’organisme».

En avril 1995, le sociologue est invité à parler dans un colloque international de trois jours à Amsterdam, dans un hôtel cinq étoiles. Au menu: discussions sérieuses mais aussi agapes et visites touristiques en bateau-mouche, le tout aux frais de la princesse. L’exposé de Claude Javeau, titré «Choix des plaisirs de vivre et défense de la démocratie», est le même qu’à Bruxelles cinq mois plus tôt, mais cette fois prononcé en anglais.

Au printemps 1996, rebelote: Javeau participe à une table ronde internationale, à Bruxelles, au cours de laquelle il déclare qu’«il est temps de séculariser la médecine et de mettre l’accent sur les côtés agréables de la vie plutôt que sur la santé». Une conférence de presse, à laquelle il participe, est organisée dans la foulée.

Quelques mois plus tard, Pleasure and quality of life, un livre collectif rédigé par des membres de ARISE, sort de presse. Javeau et van Dun y signent un chapitre. Une lettre de Warburton à British American Tobacco montre que les frais d’édition du livre précédent de ARISE, sorti en 1994, avaient été couverts par l’industrie – à l’instar des colloques et sondages.

Des milliers d’articles

Grâce au prestige académique de ses membres, à une communication bien orchestrée et à un discours «sexy» et déculpabilisant sur le plaisir, ARISE a généré des milliers d’articles de presse en Europe, aux Etats-Unis, en Australie et même à Hong Kong. Ses plus gros «coups», l’association les doit à ses sondages d’opinion conçus par de grands instituts anglo-saxons en étroite collaboration avec l’industrie.

«J’ai le plaisir de joindre l’ensemble de la couverture médiatique qui a résulté du lancement de la recherche internationale d’ARISE dans 16 pays l’an dernier. Avec plus de 560 articles de presse, près de 200 reportages radio et 70 à la TV, j’espère que vous conviendrez que les résultats sont extrêmement positifs. ARISE et ses messages scientifiques n’ont jamais atteint un public aussi large dans autant de pays», écrivait David Warburton, en février 1995, à un cadre de British American Tobacco en guise de bilan du sondage sur le stress au travail.

«Avoir été membre de ARISE ne fait pas partie de mon passé glorieux, commente aujourd’hui Claude Javeau. Je ne m’en suis jamais vanté, ça ne figure pas dans mon CV. Ca fait partie des nombreuses choses que l’on fait comme ça, peut-être parce que ça me faisait voyager un peu, ça me changeait les idées. Peut-être m’avait-on appâté pour le colloque d’Amsterdam en me faisant miroiter un bel hôtel. Je ne me souviens plus...»

Trous de mémoire

Le sociologue ne se rappelle pas non plus comment il a été recruté, ni la façon dont sa relation avec ARISE s’est terminée. A-t-il été rémunéré pour ses prestations? «Je ne me souviens pas avoir gagné beaucoup d’argent. Pour moi c’était normal: si l’on donne une conférence, on est payé. C’est logique. Si j’ai touché de l’argent, il a été versé à l’ASBL que je gérais pour l’ULB.» Un document interne de Philip Morris détaillant un budget type pour une conférence ARISE mentionne un poste spécifique pour rémunérer les orateurs et couvrir leurs dépenses.



Naïveté sincère ou aveuglement intéressé? Dès sa première prestation pour ARISE, en novembre 1994 à Bruxelles, Claude Javeau savait que l’association qu’il venait de rejoindre était sponsorisée par les cigarettiers. Mais il ne pensait pas que cela pouvait avoir un impact sur les sondages commandités par ARISE.



Frank van Dun, lui, se souvient avoir été contacté par Warburton. «J’avais publié en 1991 une tribune dans le journal De Standaard à propos de l’intrusion du politique dans la sphère privée. M. Warburton ne m’a jamais parlé du financement de ARISE et je ne me suis pas posé la question. Pour moi, c’était une affaire purement académique. J’ai été invité à deux colloques, à Bruxelles et Amsterdam, et j’ai participé à des conférences de presse. Je ne me souviens pas si j’ai été rémunéré. Je n’ai plus de nouvelles de M. Warburton depuis dix ans.»

«Messager» de l’industrie à son insu?

Le nom du sociologue ulbiste apparaît également dans un document stratégique de Philip Morris concernant une campagne internationale de lobbying de plusieurs millions de dollars. Son but? Discréditer le Centre international de recherche sur le cancer (IARC). En 1994, l’industrie redoute que cette agence de l’OMS basée à Lyon ne publie les résultats préliminaires d’une vaste étude épidémiologique sur le lien entre tabagisme passif et cancer du poumon.

Ces résultats allaient inéluctablement avoir des répercussions politiques négatives pour l’industrie. Il s’agissait donc de tout mettre en œuvre pour retarder au maximum le vote de nouvelles lois interdisant de fumer sur le lieu de travail et dans les lieux publics. Le sondage publié par ARISE en novembre 1994 ne portait pas sur le «stress au travail» pour rien...



Dans le volet belge du plan d’action contre l’IARC, Claude Javeau est identifié par l’industrie comme un «messager» chargé de relayer dans les médias les notions de plaisir et de liberté de choix des fumeurs. Des messages destinés à influencer le monde politique dans le but d’inciter le gouvernement à privilégier l’autorégulation des fumeurs (via des chartes) plutôt que de voter des lois contraignantes.

Selon le document, une conférence programmée à l’ULB en 1996 a pour seul but de faire passer deux messages aux politiques: primo, fondez vos nouvelles lois sur de la science de qualité car la méthodologie de l’IARC est biaisée; secundo, les médias risquent d’être très critiques à votre égard si vous votez des lois anti-tabac impopulaires.

Participation active du sociologue ou instrumentalisation machiavélique de son discours à son insu? «Je n’ai jamais eu le moindre lien avec Philip Morris, affirme Claude Javeau. Que mon nom se retrouve dans ces documents ne me réjouit évidemment pas. Mais je n’ai rien fait de mal. Je n’ai pas fait l’apologie de la drogue, comme certains.»

Selon l’OMS, le tabac tue 5,4 millions de personnes chaque année dont 600.000 décès prématurés dus au tabagisme passif.
David Leloup




Elizabeth E. Smith:
«Une corruption industrielle de la science»


Vous êtes professeure au département des sciences sociales et comportementales de l’université de Californie à San Francisco, et auteure d’une étude sur l’impact médiatique de ARISE. Qu’avez-vous découvert?
Nous avons analysé un corpus de 846 articles de presse générés par les activités de ARISE entre 1989 et 2005 aux Etats-Unis, en Europe et dans la région Asie/Pacifique. Ce n’est qu’une partie de ce qui a été publié. La plupart de ces articles relayaient deux idées. La première: le tabagisme est un plaisir sain car éprouver du plaisir est bon pour l’organisme. La seconde: les campagnes recommandant un mode de vie sain – donc y compris celles prônant d’arrêter de fumer – sont stressantes et donc mauvaises pour la santé, car le stress diminue l’immunité. Par ailleurs, peu d’articles ont donné la parole à des défenseurs de la santé, et seulement 18 [soit 2%, NDLR] ont révélé la vraie nature de ARISE: une façade de l’industrie du tabac.

Pourquoi était-il important pour l’industrie de cibler les médias de masse via ARISE?
Injecter des messages pro-tabac dans les médias de masse permet de semer le doute dans les esprits. Une étude réalisée sur la période 1950-1990 aux Etats-Unis montre que davantage de gens arrêtent de fumer quand les médias mettent l’accent sur le consensus scientifique à propos des dangers du tabac. Par contre, quand les médias présentent les risques sanitaires de la cigarette comme étant “controversés”, les taux de cessation tabagique chutent.

Que reprochez-vous aux membres de ARISE?
Principalement d’avoir donné leur caution académique à des conclusions erronées, tirées de sondages élaborés par l’industrie. ARISE est une forme de corruption industrielle de la science. Les sondeurs demandaient par exemple aux sondés s’ils fumaient pour se relaxer ou évacuer le stress. Le fait que certains répondaient “oui” était considéré comme une preuve que fumer était bon pour la santé – une conclusion clairement fausse et injustifiée, indépendamment du fait que techniquement le sondage avait été bien réalisé. Vu que ces “résultats” étaient largement médiatisés comme provenant de ARISE, ses membres auraient dû être au minimum suspicieux, ou prendre leurs distances avec l’organisation. Mais rien n’indique qu’ils aient adopté l’une ou l’autre de ces attitudes. Propos recueillis par D.L.


TEXTO
«Le fumeur trouble les autres – enfin ça reste encore à démontrer...»


«Une démocratie repose sur le sens de la responsabilité des individus. Il ne faut pas mettre trop d’obstacles (…) Je crois que là, en voulant toujours resserrer davantage au nom de principes de santé, de bon comportement, d’attitudes positives, on crée des zones de plus en plus grandes d’anomie, et je crois que c’est l’effet pervers de la chose. Je crois qu’il vaut mieux laisser un espace à ce que j’appelle, après d’autres plus éminents que moi, les “libertés négatives”. Un espace dans lequel après tout, s’ils ont envie de manger du chocolat et d’être gros, s’ils ont envie, je ne sais pas moi, de boire un peu de bière parce que j’aime bien ça, s’ils ont envie de boire trois tasses de café, si on ne créée pas de graves troubles aux autres… Et, vous me direz, le fumeur trouble les autres – enfin, ça reste encore à démontrer –, même, à supposer, on peut effectivement respecter des codes d’éthique. Si les gens ne fument pas, mais si c’est mon envie à moi, pourquoi toujours vouloir me brimer au nom d’une espèce de performativité du corps? (…)»
Claude Javeau, interrogé sur les ondes de la RTBF au journal de 17h30 le 15 novembre 1994.


L’«idéologie de la santé» impose une culture «totalitaire»

«Cette vision de la prévention repose sur l’idée qu’il existe une “valeur santé”, sur une idéologie de la santé qui nous permet de penser qu’il est légitime ou non d’intervenir pour modifier les modes de vie de nos contemporains. La “valeur santé” régit notre société, elle est au même plan que la charité, la justice, le courage... Cette valeur-là imprime à toute notre société des styles de vie, des modes de vie, des légitimités, des illégitimités d’interventions. Ce qui pose problème avec cette vision, c’est l’introduction d’une forme de culture totalitaire, l’introduction de notions de “mauvais”, d’“anti” quelque chose... La problématique du tabac se dessine alors autour d’un discours idéologique qui actuellement est “le tabac c’est mauvais”, niant toute la dimension du plaisir. L’individu qui fume est disqualifié... Des gens ont bonne conscience pour autrui et rejettent les autres, les fumeurs, d’une manière formidablement dédaigneuse... (…) Méfiez-vous des gens qui n’éprouvent pas des plaisirs comme les autres et qui veulent faire le bien de l’humanité...»
Intervention de Claude Javeau le 19 mai 2001, devant une centaine de mandataires communaux et d’intervenants en promotion de la santé qui s’étaient réunis à Namur pour débattre de la prévention du tabagisme.


Enquête parue dans Le Soir du mardi 8 juin 2010
Résumé et commentaires, article, PDF

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mardi 11 mai 2010

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Vaccin H1N1: le contrat secret de l’Etat belge avec GSK

Photo: Pharma Marketing Blog
Nous nous sommes procurés une copie du contrat confidentiel entre GlaxoSmithKline (GSK) et l’Etat belge concernant l’achat de 12,6 millions de doses de Pandemrix, le vaccin contre la grippe A/H1N1. Un contrat signé dans l’urgence, fin juillet 2009, par la ministre fédérale de la Santé Laurette Onkelinx, sans appel d’offre public, et pour lequel la firme pharmaceutique, en position de force (dizaines de gouvernements au portillon, 7.000 emplois en Belgique et 2 milliards d’investissements prévus…), s’est taillée la part du lion. C’est du moins ce qui ressort de la lecture attentive des 62 pages de la «convention» rédigée par les avocats britanniques de GSK et déposée sur la table du gouvernement peu après le 11 juin 2009 – date à laquelle l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a déclaré l’état de pandémie grippale.

Une des clauses controversées de ce contrat stipule qu’en l’absence de défaut de fabrication, GSK rejette toute la responsabilité sur le gouvernement en cas de décès et d’effets secondaires graves liés à son vaccin expérimental. C’est donc l’Etat qui serait chargé d’indemniser les éventuelles victimes du produit. Or au moment de la signature du contrat, le vaccin n’avait pas encore reçu d’autorisation de mise sur le marché européen. Plusieurs études cliniques étaient en cours, mais aucun résultat n’était encore connu. L’Agence européenne des médicaments (EMA) n’a d’ailleurs donné son feu vert définitif au vaccin que le 23 avril 2010. Il y a 15 jours, donc.

Le Pandemrix contient du AS03, un adjuvant controversé à base de squalène (huile extraite du foie des requins) et de thiomersal (un conservateur au mercure). Avant les campagnes de vaccination contre la grippe A/H1N1, l’AS03 n’avait jamais été testé à grande échelle sur des publics à risque. En raison des incertitudes planant sur ce produit, la Suisse a interdit le Pandemrix aux femmes enceintes et aux personnes de plus de 60 ans. D’autres pays, comme la France, l’Espagne ou le Canada, ont choisi de commander des vaccins non adjuvantés précisément pour offrir aux femmes enceintes une alternative au Pandemrix. La Belgique n’a pas fait ce choix.

La Pologne, elle, a carrément refusé de signer le texte proposé par GSK. «Notre département juridique a trouvé au moins vingt points douteux dans le contrat», déclarait en novembre dernier devant le parlement la ministre polonaise de la santé Ewa Kopacz – qui est médecin et a pratiqué la médecine durant 20 ans. «Nous savons que les sociétés qui offrent les vaccins contre la grippe H1N1 ne veulent pas prendre la responsabilité des effets secondaires», avait renchérit le premier ministre Donald Tusk, justifiant ainsi le refus de la Pologne d’acquérir le moindre vaccin.

Moins de morts en Pologne sans vaccin qu’en France avec vaccin

Varsovie a-t-elle eu tort? Selon les chiffres officiels les plus récents, 181 personnes sont décédées à cause du virus A/H1N1 en Pologne (38,5 millions d’habitants), contre 312 en France métropolitaine (62,2 millions d’habitants). Or les taux de mortalité sont quasi identiques. Et même légèrement à l’avantage de la Pologne: 4,7 décès par million d’habitant contre 5 en France. Où 5,5 millions de personnes se sont pourtant faites vacciner alors que Varsovie s’est contentée de mesures de prévention classiques (se laver les mains, porter un masque, etc.).

En exclusivité, Le Soir publie sur son site internet le contrat intégral, dont il n’existe que quatre exemplaires signés. Afin de préserver le secret des sources, les paraphes, signatures et autres traces manuscrites ont été effacées.

Selon les estimations de GSK, la firme a assuré plus de 50% des commandes mondiales de vaccins dans 60 pays, et plus des deux tiers des commandes en Europe. De la Suède au Portugal en passant par l’Algérie et le Canada, 60 gouvernements ont signé avec le géant britannique des contrats pour l’essentiel identiques au contrat belge. L’article 11.5 de ce contrat précise d’ailleurs que tous les clients ayant déjà signé avec GSK «ont été traités de façon équivalente» en ce qui concerne le prix des vaccins, la limitation de la responsabilité de GSK et l’indemnisation de la firme par l’acheteur en cas de décès ou de préjudice physique suite à l’administration du vaccin.

La grippe H1N1 a généré 1 milliard d’euros pour GSK Biologicals en 2009, et le groupe prévoit de réaliser à nouveau 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2010 grâce aux ventes de Pandemrix.

Nous avons analysé le contrat et sollicité les réactions d’un juriste et d’une parlementaire. Le premier, Me Philippe Vanlangendonck, est expert en droit de la santé. Il a travaillé au ministère de la Santé de 1998 à 2004. Aujourd’hui avocat au barreau de Bruxelles, il a défendu en novembre dernier plusieurs femmes enceintes qui avaient assigné l’Etat belge en référé pour obtenir un vaccin sans adjuvant. La seconde, Thérèse Snoy (Ecolo), est la présidente de la commission Santé de la chambre. La ministre de la Santé Laurette Onkelinx, qui a signé le contrat avec GSK au nom du gouvernement, répond ensuite à nos questions.
David Leloup



1 Le prix: 110,2 millions et 9 euros la dose
Le prix d’une dose de Pandemrix se décompose comme suit: 1 euro pour l’antigène (qui immunise contre le virus) et 6 euros pour l’adjuvant (qui amplifie la réaction immunitaire). A cela il convient d’ajouter un «droit de mise à disposition» de 1,5 euros par dose pour les 10,5 premiers millions de vaccins livrés – un forfait correspondant au coût de la «réservation de capacité de production et la fourniture» des vaccins.
En ajoutant la TVA qui s’applique aux produits pharmaceutiques (6%), les vaccins utilisés en Belgique ont coûté 9,01 euros pièce, hors injection. Le montant total du contrat se chiffrerait lui, selon nos calculs, à 110.187.000 euros TVA comprise.
La valeur de ce contrat aurait été ramenée à 74,9 millions d’euros suite à la signature, fin janvier, d’un avenant réduisant sans compensation la commande à 68% du volume initial.
Le contrat est valable 5 ans, l’adjuvant est garanti 36 mois et l’antigène 18 mois. Une fois l’adjuvant périmé, l’Etat a la possibilité de le remplacer au prix de 3 euros la dose. Un droit qui ne peut être exercé qu’une seule fois.

2 Un nombre de doses non renégociable a priori
Le nombre de doses commandées (12,6 millions) se fonde sur les recommandations du Groupe consultatif stratégique d’experts (SAGE) de l’OMS. Dans l’incertitude, et par mesure de prudence, celui-ci avait préconisé deux doses par personne à l’issue de sa réunion du 7 juillet 2009 – soit deux semaines avant la signature du contrat par la ministre de la Santé. Mais le SAGE précisait toutefois que «le nombre de doses nécessaires sera ajusté à mesure que l’on disposera de nouveaux éléments».
Or il n’y a aucune clause dans le contrat signé fin juillet qui permette de revoir à la baisse la commande initiale. «Le contrat s’avère non renégociable à des conditions clairement définies en cas de nouvelles données scientifiques concernant le nombre de doses nécessaires pour immuniser correctement les patients. C’est très étrange, car ce genre de clause suspensive est tout à fait classique dans ce type de contrat», s’étonne Me Vanlangendonck. Dès septembre 2009, les premiers résultats d’études scientifiques montraient qu’une seule dose de Pandemrix provoquait une réaction immunitaire suffisante. L’OMS a pourtant attendu le 30 octobre avant d’officialiser la chose, ce qui provoqua une certaine pagaille dans les rangs des vaccinateurs.

3 Une culture du secret poussée à l’extrême
A ce jour, aucun élu n’a pu consulter le contrat en vue d’exercer son pouvoir de contrôle de l’exécutif. Suite à des demandes parlementaires et citoyennes, une version «light» du texte a finalement été publiée fin novembre sur le site web du Commissariat interministériel Influenza. En comparant cette version allégée et le contrat intégral, il apparaît que seuls 4% du texte, hors annexes, ont été rendus publics par le gouvernement (565 mots sur 13.570).
«Il est évident que ce caviardage ne se justifie pas au regard du secret commercial, mais pour des raisons purement politiques dont la légitimité me pose problème», tonne Thérèse Snoy (Ecolo), présidente de la commission Santé de la chambre. «Madame Onkelinx a toujours dit faire preuve de transparence. Mais quand je vois certaines clauses, je pense qu’elle a au contraire tout fait pour qu’elles ne soient pas révélées.»
Cette «culture du secret» transpire tout au long du texte. Comme dans l’article 13.1 où, sous couvert de propriété intellectuelle, il est stipulé que le ministère de la Santé ne peut procéder – hors contrôles de routine – à aucun test de l’adjuvant. Ou encore dans l’article 16.12, qui précise que les avocats du ministère de la Santé ne pourront transmettre à leur client des informations confidentielles que GSK leur aurait fournies.
De même, en cas de litige entre l’Etat et GSK, «aucune partie ne pourra recourir à une juridiction judiciaire, sauf pour demander des mesures conservatoires ou provisoires». Tout devra se régler «à huis clos et de manière confidentielle» devant un tribunal arbitral de la Chambre de commerce internationale, l’organisation mondiale des entreprises (article 16.13). Un scénario inimaginable si le marché avait été public. «Dans ce cas, les tribunaux belges auraient été souverains et leurs décisions publiques», souligne Me Vanlangendonck.

4 Aucune garantie de fourniture, d’efficacité et de sécurité
Le contrat permet tout simplement à GSK de ne pas fournir les vaccins commandés, sans que la firme ait à dédommager le gouvernement d’une quelconque manière pour le préjudice subi. De plus, GSK ne garantit ni l’efficacité, ni la sécurité de son vaccin pandémique. Qui, à la lumière de cette clause, n’aura jamais paru aussi expérimental.
«Il est tout simplement incroyable que le ministère ait pu accepter une telle clause. L’urgence a visiblement fait œuvre d’aveuglement», fulmine la présidente de la commission Santé de la chambre.

5 L’Etat responsable en cas de décès et complications
En cas de décès ou de complication post-vaccinale, l’Etat devra indemniser les victimes qui se retourneront contre GSK. Il devra même prendre en charge les frais d’avocat de la firme pharmaceutique pour le traitement et la contestation des plaintes. GSK n’indemnisera les victimes que «lorsqu’il est démontré que [le] décès ou [le] préjudice physique est directement causé par des défauts de fabrication» résultant soit d’une faute intentionnelle, soit du non respect par GSK des «bonnes pratiques de fabrication» imposées par la législation européenne. Resterait toutefois à l’Etat à démontrer que la complication est directement due à un défaut de fabrication. Ce qui, en pratique, est «quasi impossible», selon Me Vanlangendonck.
«Jamais je n’aurais accepté de signer une telle clause, nous confie cette experte en santé publique et chercheuse en vaccinologie souhaitant garder l’anonymat. Vu la nouveauté d’un tel vaccin et le manque de données scientifiques disponibles au moment de la signature du contrat, j’aurais négocié la coresponsabilité financière de GSK pour les éventuels effets secondaires graves.»
Même son de cloche chez la présidente de la commission Santé de la chambre: «On peut admettre que la responsabilité soit partagée entre l’Etat et GSK, dans la mesure où le vaccin a été agréé par le ministère sur base de tests de non toxicité et d’une procédure d’autorisation. Mais en aucun cas que la responsabilité incombe totalement à l’autorité publique. C’est inouï», estime Thérèse Snoy.
Outre Rhin, le tabloïd Bild avait révélé, en novembre dernier, une disposition similaire dans le contrat liant GSK et Berlin. Quelques jours plus tôt, le premier ministre polonais Donald Tusk avait dénoncé des clauses identiques dans les contrats des sociétés pharmaceutiques qui l’avaient approché, justifiant ainsi le refus de la Pologne d’acheter un vaccin expérimental pour sa population. Enfin, interpellée le 20 octobre en commission Santé de la chambre, Laurette Onkelinx avait subtilement laissé entendre que l’Etat serait finalement responsable en cas d’effets secondaires graves. Au terme d’une longue réponse sur les responsabilités en jeu dans la campagne belge de vaccination, la ministre de la Santé évoquait furtivement la possibilité, pour des victimes de «dommages exceptionnels consécutifs à des vaccinations», de réclamer des indemnités au gouvernement devant «la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat».

6 Même condamné, GSK empoche 50% du contrat
En cas de litige entre les parties, si GSK venait à être sanctionnée par un tribunal arbitral à verser des indemnités à l’Etat, celles-ci seraient «par dérogation au droit commun» plafonnées à 50% du prix du contrat. «C’est le comble de l’hérésie juridique, l’exemple type d’une clause abusive», estime Me Vanlangendonck. «Cet article limite la responsabilité de GSK même en présence d’atteinte à la loi, de faute propre ou de toute autre action – donc y compris en cas de fraude et d’escroquerie. En clair, si GSK avait livré des fioles remplies d’eau plutôt que d’antigène et d’adjuvant, que l’Etat avait porté l’affaire devant la Chambre de commerce internationale, et que celle-ci avait sanctionné GSK, la firme n’aurait dédommagé l’Etat qu’à hauteur de 50% maximum du prix du contrat.»
Cette clause s’appliquerait également en cas de condamnation de GSK au civil par d’éventuelles victimes du Pandemrix dont le préjudice subi ne serait pas dû à un défaut de fabrication du vaccin, précise encore le juriste. Une clause qui fait également s’étrangler Thérèse Snoy.

7 L’Etat juge et partie en cas d’indemnisation
Le contrat stipule que les avocats de GSK traiteront toutes les plaintes adressées à la firme par les éventuelles victimes du vaccin, factureront leurs services à GSK, laquelle redirigera immédiatement ces factures vers l’Etat. Celui-ci recevra en outre copie de chaque plainte et sera consulté avant toute décision d’indemnisation – décision nécessitant la double signature de GSK et de l’Etat.
«Il y a dans cet article 16.12 un ensemble de dispositions qui suggère une protection des intérêts mutuels de GSK et du ministère de la Santé, ce qui implique que l’éventuel réclamant – une victime d’effets secondaires par exemple – devient “l’indésirable” dont chacun se protège avec la complicité de l’autre, commente Thérèse Snoy. Dans le chef du ministère public, cela est tout simplement choquant.»
Ainsi le ministère ne peut-il rien communiquer qui aurait «un impact défavorable sur les intérêts commerciaux, la réputation de GSK ou du vaccin», dit le texte. «Que devient le devoir de l’Etat de protéger le consommateur et le citoyen? Que devient le droit à l’information, le droit à la vérité?», s’interroge la députée.
Par ailleurs, s’il peut à la fois gérer les réclamations des victimes et les indemniser, le ministère de la Santé se retrouve à la fois juge et partie, poursuit Snoy. L’Etat a-t-il intérêt à reconnaître une responsabilité qui risque de lui coûter cher ? Les effets secondaires graves des vaccins, bien que très rares, peuvent en effet concerner des maladies chroniques ou dégénératives qui engendrent des coûts à vie pour la victime (sclérose en plaques…).

8 Des cocontractants «indépendants», mais si proches...
La proximité entre l’Etat et la firme pharmaceutique transparaît à plusieurs reprises dans le texte. Derrière le devoir d’afficher une indépendance de façade, le ministère et GSK entretiennent en fait une grande proximité en coulisses. Ainsi l’Etat doit-il mettre en œuvre «ses meilleurs efforts» pour aider GSK à obtenir toutes les autorisations administratives et règlementaires nécessaires pour livrer le vaccin (articles 8.1, 10 et 11.4.3). Les parties doivent échanger «immédiatement» toute information relative à d’éventuelles menaces de retrait du vaccin par une autorité réglementaire (art. 9). En cas de désaccord sur la qualité des vaccins, les parties «s’apporteront mutuellement l’assistance nécessaire» pour faire trancher leur différend» (art. 3.1 et 3.6.1). De plus, GSK doit pouvoir relire les communiqués de presse de l’Etat avant publication, et réciproquement (annexe D.2). Pourtant, l’article 16.3 stipule noir sur blanc que chaque partie «s’abstiendra de se comporter d'une manière qui implique ou exprime une relation autre que celle d’un cocontractant indépendant» (art. 16.3).


Le dossier complet en PDF (Le Soir, 6 mai 2010)

Le contrat intégral

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