lundi 14 juin 2010

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Quand le lobby du tabac recrutait des profs d’unif en sous-main


Dans les années 1990, les cigarettiers ont orchestré en sous-main des campagnes de presse internationales vantant les vertus sanitaires du plaisir de fumer. Une cinquantaine de professeurs d’université dans le monde ont servi de relais médiatiques, contre rémunération, pour cautionner les messages pro-tabac de l’industrie. Parmi eux, deux Belges: le sociologue Claude Javeau (ULB) et le philosophe Frank van Dun (UGent).

Mais que viennent donc faire Claude Javeau (professeur émérite de sociologie à l’université libre de Bruxelles) et Frank van Dun (professeur de philosophie à l’université de Gand) dans cette galère? Parmi les millions de pages d’archives de l’industrie du tabac publiées dans la foulée des grands procès collectifs de la fin des années 1990 contre les cigarettiers aux Etats-Unis, les noms des deux universitaires belges apparaissent chacun dans une quinzaine de documents.

Des fragments d’une histoire oubliée qui révèlent en tout cas que les deux hommes ont noué, entre 1993 et 1996 au moins, une relation pour le moins ambiguë avec une association internationale créée et financée quasi-exclusivement par l’industrie du tabac: ARISE, pour Associates for Research into the Science of Enjoyment (Association pour la recherche en science du plaisir).

Très active durant les années 1990, cette association cornaquée par David Warburton de l’université de Reading (Royaume-Uni) a organisé des colloques internationaux (à Florence, Venise, Bruxelles, Amsterdam, Kyoto...), commandité plusieurs sondages d’opinion, organisé des tables rondes aux quatre coins du monde et publié trois livres (dont un best-seller), avant de disparaître subitement au tournant du siècle (lire encadré).


ARISE: casser le lien entre nicotine et drogues dures

ARISE est la réponse de l’industrie, en 1988, à un rapport retentissant du Surgeon General, la plus haute autorité en matière de santé publique aux Etats-Unis. Pour la première fois, ce rapport affirmait que la nicotine peut créer une dépendance aussi forte que l’héroïne et la cocaïne.
Illico, et en toute discrétion, Philip Morris et Rothmans mettent sur pied un groupe international de sociologues, psychologues, éthiciens et scientifiques. Sa mission: casser ce lien entre nicotine et drogues dures, et faire oublier les chaînes physiologiques de la cigarette. Pour ce faire, les industriels ont une idée diabolique: positionner la clope sur le même plan que d’autres «petits plaisirs» légaux, tels le chocolat, le café, le verre de bière ou les sucreries. Ce sera le leitmotiv d’ARISE.
Au début, l’argent afflue directement à l’université de Reading dans le service de David Warburton, professeur de psychopharmacologie humaine et consultant de longue date pour l’industrie du tabac. En 1994, ARISE dispose de son propre secrétariat piloté par une agence de relations publiques londonienne.
Financée par Philip Morris, British American Tobacco, R.J. Reynolds, Rothmans et Gallaher, l’association se présentait pourtant comme «apolitique» et «indépendante». Son budget pour l’année fiscale 1994-95 dépassait les 770.000 dollars. D.L.

Les deux membres belges de ARISE ont notamment participé à des conférences de presse visant à promouvoir les conclusions biaisées de sondages financés par les cigarettiers. Et ils ne sont pas les seuls: entre 1988 et 2000, une cinquantaine de professeurs d’université de 13 pays ont été membres de cette étrange association.

Séculariser la médecine

Selon les documents, la relation de Claude Javeau avec ARISE débute en novembre 1994. Il intervient aux côtés de Warburton lors d’une conférence de presse à Bruxelles pour promouvoir un sondage sur le stress au travail… et les moyens de le soulager. Comment? Via les «petits plaisirs» de la vie, dont… la cigarette. Dans son speech, le sociologue fustige le «néo-puritanisme» qui frappe nos sociétés et «menace la démocratie», via notamment la «chasse aux buveurs, aux amateurs de sucreries ou encore aux fumeurs». Selon lui, «le respect scrupuleux des conseils de santé (…) peut engendrer davantage de stress encore et en renforcer l’effet nuisible sur l’organisme».

En avril 1995, le sociologue est invité à parler dans un colloque international de trois jours à Amsterdam, dans un hôtel cinq étoiles. Au menu: discussions sérieuses mais aussi agapes et visites touristiques en bateau-mouche, le tout aux frais de la princesse. L’exposé de Claude Javeau, titré «Choix des plaisirs de vivre et défense de la démocratie», est le même qu’à Bruxelles cinq mois plus tôt, mais cette fois prononcé en anglais.

Au printemps 1996, rebelote: Javeau participe à une table ronde internationale, à Bruxelles, au cours de laquelle il déclare qu’«il est temps de séculariser la médecine et de mettre l’accent sur les côtés agréables de la vie plutôt que sur la santé». Une conférence de presse, à laquelle il participe, est organisée dans la foulée.

Quelques mois plus tard, Pleasure and quality of life, un livre collectif rédigé par des membres de ARISE, sort de presse. Javeau et van Dun y signent un chapitre. Une lettre de Warburton à British American Tobacco montre que les frais d’édition du livre précédent de ARISE, sorti en 1994, avaient été couverts par l’industrie – à l’instar des colloques et sondages.

Des milliers d’articles

Grâce au prestige académique de ses membres, à une communication bien orchestrée et à un discours «sexy» et déculpabilisant sur le plaisir, ARISE a généré des milliers d’articles de presse en Europe, aux Etats-Unis, en Australie et même à Hong Kong. Ses plus gros «coups», l’association les doit à ses sondages d’opinion conçus par de grands instituts anglo-saxons en étroite collaboration avec l’industrie.

«J’ai le plaisir de joindre l’ensemble de la couverture médiatique qui a résulté du lancement de la recherche internationale d’ARISE dans 16 pays l’an dernier. Avec plus de 560 articles de presse, près de 200 reportages radio et 70 à la TV, j’espère que vous conviendrez que les résultats sont extrêmement positifs. ARISE et ses messages scientifiques n’ont jamais atteint un public aussi large dans autant de pays», écrivait David Warburton, en février 1995, à un cadre de British American Tobacco en guise de bilan du sondage sur le stress au travail.

«Avoir été membre de ARISE ne fait pas partie de mon passé glorieux, commente aujourd’hui Claude Javeau. Je ne m’en suis jamais vanté, ça ne figure pas dans mon CV. Ca fait partie des nombreuses choses que l’on fait comme ça, peut-être parce que ça me faisait voyager un peu, ça me changeait les idées. Peut-être m’avait-on appâté pour le colloque d’Amsterdam en me faisant miroiter un bel hôtel. Je ne me souviens plus...»

Trous de mémoire

Le sociologue ne se rappelle pas non plus comment il a été recruté, ni la façon dont sa relation avec ARISE s’est terminée. A-t-il été rémunéré pour ses prestations? «Je ne me souviens pas avoir gagné beaucoup d’argent. Pour moi c’était normal: si l’on donne une conférence, on est payé. C’est logique. Si j’ai touché de l’argent, il a été versé à l’ASBL que je gérais pour l’ULB.» Un document interne de Philip Morris détaillant un budget type pour une conférence ARISE mentionne un poste spécifique pour rémunérer les orateurs et couvrir leurs dépenses.



Naïveté sincère ou aveuglement intéressé? Dès sa première prestation pour ARISE, en novembre 1994 à Bruxelles, Claude Javeau savait que l’association qu’il venait de rejoindre était sponsorisée par les cigarettiers. Mais il ne pensait pas que cela pouvait avoir un impact sur les sondages commandités par ARISE.



Frank van Dun, lui, se souvient avoir été contacté par Warburton. «J’avais publié en 1991 une tribune dans le journal De Standaard à propos de l’intrusion du politique dans la sphère privée. M. Warburton ne m’a jamais parlé du financement de ARISE et je ne me suis pas posé la question. Pour moi, c’était une affaire purement académique. J’ai été invité à deux colloques, à Bruxelles et Amsterdam, et j’ai participé à des conférences de presse. Je ne me souviens pas si j’ai été rémunéré. Je n’ai plus de nouvelles de M. Warburton depuis dix ans.»

«Messager» de l’industrie à son insu?

Le nom du sociologue ulbiste apparaît également dans un document stratégique de Philip Morris concernant une campagne internationale de lobbying de plusieurs millions de dollars. Son but? Discréditer le Centre international de recherche sur le cancer (IARC). En 1994, l’industrie redoute que cette agence de l’OMS basée à Lyon ne publie les résultats préliminaires d’une vaste étude épidémiologique sur le lien entre tabagisme passif et cancer du poumon.

Ces résultats allaient inéluctablement avoir des répercussions politiques négatives pour l’industrie. Il s’agissait donc de tout mettre en œuvre pour retarder au maximum le vote de nouvelles lois interdisant de fumer sur le lieu de travail et dans les lieux publics. Le sondage publié par ARISE en novembre 1994 ne portait pas sur le «stress au travail» pour rien...



Dans le volet belge du plan d’action contre l’IARC, Claude Javeau est identifié par l’industrie comme un «messager» chargé de relayer dans les médias les notions de plaisir et de liberté de choix des fumeurs. Des messages destinés à influencer le monde politique dans le but d’inciter le gouvernement à privilégier l’autorégulation des fumeurs (via des chartes) plutôt que de voter des lois contraignantes.

Selon le document, une conférence programmée à l’ULB en 1996 a pour seul but de faire passer deux messages aux politiques: primo, fondez vos nouvelles lois sur de la science de qualité car la méthodologie de l’IARC est biaisée; secundo, les médias risquent d’être très critiques à votre égard si vous votez des lois anti-tabac impopulaires.

Participation active du sociologue ou instrumentalisation machiavélique de son discours à son insu? «Je n’ai jamais eu le moindre lien avec Philip Morris, affirme Claude Javeau. Que mon nom se retrouve dans ces documents ne me réjouit évidemment pas. Mais je n’ai rien fait de mal. Je n’ai pas fait l’apologie de la drogue, comme certains.»

Selon l’OMS, le tabac tue 5,4 millions de personnes chaque année dont 600.000 décès prématurés dus au tabagisme passif.
David Leloup




Elizabeth E. Smith:
«Une corruption industrielle de la science»


Vous êtes professeure au département des sciences sociales et comportementales de l’université de Californie à San Francisco, et auteure d’une étude sur l’impact médiatique de ARISE. Qu’avez-vous découvert?
Nous avons analysé un corpus de 846 articles de presse générés par les activités de ARISE entre 1989 et 2005 aux Etats-Unis, en Europe et dans la région Asie/Pacifique. Ce n’est qu’une partie de ce qui a été publié. La plupart de ces articles relayaient deux idées. La première: le tabagisme est un plaisir sain car éprouver du plaisir est bon pour l’organisme. La seconde: les campagnes recommandant un mode de vie sain – donc y compris celles prônant d’arrêter de fumer – sont stressantes et donc mauvaises pour la santé, car le stress diminue l’immunité. Par ailleurs, peu d’articles ont donné la parole à des défenseurs de la santé, et seulement 18 [soit 2%, NDLR] ont révélé la vraie nature de ARISE: une façade de l’industrie du tabac.

Pourquoi était-il important pour l’industrie de cibler les médias de masse via ARISE?
Injecter des messages pro-tabac dans les médias de masse permet de semer le doute dans les esprits. Une étude réalisée sur la période 1950-1990 aux Etats-Unis montre que davantage de gens arrêtent de fumer quand les médias mettent l’accent sur le consensus scientifique à propos des dangers du tabac. Par contre, quand les médias présentent les risques sanitaires de la cigarette comme étant “controversés”, les taux de cessation tabagique chutent.

Que reprochez-vous aux membres de ARISE?
Principalement d’avoir donné leur caution académique à des conclusions erronées, tirées de sondages élaborés par l’industrie. ARISE est une forme de corruption industrielle de la science. Les sondeurs demandaient par exemple aux sondés s’ils fumaient pour se relaxer ou évacuer le stress. Le fait que certains répondaient “oui” était considéré comme une preuve que fumer était bon pour la santé – une conclusion clairement fausse et injustifiée, indépendamment du fait que techniquement le sondage avait été bien réalisé. Vu que ces “résultats” étaient largement médiatisés comme provenant de ARISE, ses membres auraient dû être au minimum suspicieux, ou prendre leurs distances avec l’organisation. Mais rien n’indique qu’ils aient adopté l’une ou l’autre de ces attitudes. Propos recueillis par D.L.


TEXTO
«Le fumeur trouble les autres – enfin ça reste encore à démontrer...»


«Une démocratie repose sur le sens de la responsabilité des individus. Il ne faut pas mettre trop d’obstacles (…) Je crois que là, en voulant toujours resserrer davantage au nom de principes de santé, de bon comportement, d’attitudes positives, on crée des zones de plus en plus grandes d’anomie, et je crois que c’est l’effet pervers de la chose. Je crois qu’il vaut mieux laisser un espace à ce que j’appelle, après d’autres plus éminents que moi, les “libertés négatives”. Un espace dans lequel après tout, s’ils ont envie de manger du chocolat et d’être gros, s’ils ont envie, je ne sais pas moi, de boire un peu de bière parce que j’aime bien ça, s’ils ont envie de boire trois tasses de café, si on ne créée pas de graves troubles aux autres… Et, vous me direz, le fumeur trouble les autres – enfin, ça reste encore à démontrer –, même, à supposer, on peut effectivement respecter des codes d’éthique. Si les gens ne fument pas, mais si c’est mon envie à moi, pourquoi toujours vouloir me brimer au nom d’une espèce de performativité du corps? (…)»
Claude Javeau, interrogé sur les ondes de la RTBF au journal de 17h30 le 15 novembre 1994.


L’«idéologie de la santé» impose une culture «totalitaire»

«Cette vision de la prévention repose sur l’idée qu’il existe une “valeur santé”, sur une idéologie de la santé qui nous permet de penser qu’il est légitime ou non d’intervenir pour modifier les modes de vie de nos contemporains. La “valeur santé” régit notre société, elle est au même plan que la charité, la justice, le courage... Cette valeur-là imprime à toute notre société des styles de vie, des modes de vie, des légitimités, des illégitimités d’interventions. Ce qui pose problème avec cette vision, c’est l’introduction d’une forme de culture totalitaire, l’introduction de notions de “mauvais”, d’“anti” quelque chose... La problématique du tabac se dessine alors autour d’un discours idéologique qui actuellement est “le tabac c’est mauvais”, niant toute la dimension du plaisir. L’individu qui fume est disqualifié... Des gens ont bonne conscience pour autrui et rejettent les autres, les fumeurs, d’une manière formidablement dédaigneuse... (…) Méfiez-vous des gens qui n’éprouvent pas des plaisirs comme les autres et qui veulent faire le bien de l’humanité...»
Intervention de Claude Javeau le 19 mai 2001, devant une centaine de mandataires communaux et d’intervenants en promotion de la santé qui s’étaient réunis à Namur pour débattre de la prévention du tabagisme.


Enquête parue dans Le Soir du mardi 8 juin 2010
Résumé et commentaires, article, PDF

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