mercredi 27 septembre 2006

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Les tribulations d’un nanotechnologue


«Les informateurs, comme on les appelle, sont souvent des gens qui sont à la fois dedans et dehors. Des gens qui sont marginaux dans le groupe et, de ce fait, à la fois plus lucides et plus libres que les autres. Il faut des gens qui sont un peu "traîtres", qui ont un peu mauvais esprit. Et alors ça, ça fait gagner beaucoup de temps. Mais il faut se méfier en même temps, parce que ces gens-là, eux aussi ont des enjeux, ils veulent faire passer leur truc...»
Pierre Bourdieu, au début de Enfin pris? (Pierre Carles, 2002).


C’est le très utile service d’alertes Google qui a déposé ce témoignage dans ma boîte aux lettres dimanche matin. Le texte a été posté samedi sur le site d’Indymedia Grenoble. Intitulé «Pourquoi j’ai quitté le CEA» (Commissariat à l’énergie atomique), il n’est ni daté, ni signé. On apprend juste que l’auteur a ouvert un lieu culturel alternatif depuis son départ de l’organisme de recherche public français.

Ce texte, en gros, retrace l’histoire de Richard, un jeune chercheur un peu naïf qui, au fil de sa thèse, perd progressivement ses illusions sur son travail en particulier, et sur le fonctionnement de la recherche et du monde en général. L’action se déroule à Grenoble (capitale européenne des nanotechnologies), au LETI, le laboratoire d’électronique de technologie de l’information du CEA. Un témoignage rare, caustique et plutôt pessimiste sur les coulisses du petit monde très fermé de la recherche de pointe en micro et nano-électronique. Une réflexion, surtout, sur la place du chercheur et de la recherche scientifique dans nos sociétés post-industrielles.

Course en avant

En 2000, Richard entre au CEA. Jeune ingénieur en électronique fraîchement diplômé, il y travaillera trois ans, grâce à une bourse de l’Etat, pour y réaliser un doctorat. Son job consiste à mettre au point des mémoires électroniques d’un nouveau type. «En fait, il s’agit de bidouiller les techniques existantes pour gagner encore quelques dizaines de nanomètres (un cheveu fait entre 50.000 et 100.000 nanomètres). Les intérêts commerciaux sont énormes: d’une part réduire la taille d’une puce permet d’en mettre plus sur une même plaque de silicium et donc d’abaisser les coûts (...). D’autre part, changer de technique de production des mémoires (qui sont les mêmes grosso modo depuis les années 80) coûterait bien trop cher: cela signifierait changer de machines et former à nouveau les techniciens, créer de nouvelles filières. Il faut donc durer le plus longtemps possible.»

Et pour «durer», l’industrie finance de nombreuses équipes du CEA. «À Grenoble, il y a STMicroelectronics, Philips, Motorola, et d’autres encore. STMicroelectronics travaille avec d’autres centres de recherche publics (en Italie, par exemple), Philips travaille avec des universités belges. Bref la recherche est payée en grande partie par des industriels, et effectuée par des chercheurs d’instituts publics, en lien avec des groupes de recherche de l’entreprise concernée. Très grossièrement, les laboratoires publics cherchent une recette et quand celle-ci fonctionne, elle est fournie clé en main aux industriels. Rien de bien scientifique là-dedans. On appelle ça "développer le partenariat public-privé en créant des transversalités fortes et durables". Moi j’appelle ça déglinguer la recherche publique pour en faire un outil entre les mains du privé. Mais on dira que j’exagère.»

Chacun sa soupe

Richard regrette également que l’hyperspécialisation de la recherche tende à isoler les chercheurs les uns des autres, y compris au sein d’une même équipe. «Vers la fin de ma thèse, j’ai présenté mes travaux devant un parterre de chercheurs du LETI qui travaillaient plus ou moins tous en relation avec mon sujet, sans en avoir forcément grand chose à faire. Dans ce petit monde, tout est cloisonné. Ce n’est pas forcément lié à l’oppression du travail, mais tout simplement, les techniques devenant de plus en plus complexes (je n’ai pas dit compliqué, les deux mots sont différents), les domaines de spécialisation deviennent de plus en plus pointus. (…)»

«Chacun fait sa soupe dans son coin sans forcément savoir ni comprendre ce que fait son voisin d’étage. (…) Moi par exemple, je testais des dispositifs et j’essayais de modéliser sur ordinateur leur comportement. Mais je suis incapable de comprendre ce que font des amis en optique, en télécommunications, ou même quand il s’agit d’assembler les mémoires que je teste pour créer une puce que l’on installera dans un ordinateur. Je ne connais pas les techniques de fabrication de ces transistors que je teste. Et je n’ai aucune idée des enjeux industriels, économiques ou même politiques liés à tel ou tel programme de recherche. Les équipes de recherche vivent dans le brouillard (…).»

Des brevets et des armes

«A la fin de ma présentation, une des rares questions qui me fut posée était "envisages-tu une application militaire de ces dispositifs mémoires, pour par exemple programmer les plans de vols des avions de chasse". J’avoue que ça m’a totalement surpris, d’autant plus que la question m’a été posée par une femme (totalement "dégenrée"!). Que vouliez-vous que je réponde? Remarquez, à la première présentation que j’avais faite en arrivant en thèse devant un parterre de chercheurs (qui faisaient d’ailleurs plutôt de la gestion administrative) on m’avait posé une seule question: "Les procédés que tu nous présentes sont-ils brevetables?". Pas mal non plus… Mais à part ça, je faisais tout cela pour "la grandeur de la science" n’est-ce pas?»

Sa thèse, il la décrochera finalement avec une mention «très bien», alors qu’il est «convaincu pendant trois ans d’avoir fait un travail lamentable», cela grâce surtout aux remarques de son encadrante «qui se déchargeait de son stress sur moi en me pourrissant la vie. Et de poursuivre: Mon jury de thèse était quand même bien arrangé: les deux personnes chargées d’examiner mon opus travaillaient avec nous, et le président du jury m’avait suivi durant ma thèse. Mais beaucoup de thésards sont dans ce cas. Il s’agit plus d’un exercice formel que d’autre chose. Nous sommes entre nous. Et rejeter un des nôtres tendrait à prouver que nous pouvons nous tromper. Une fois qu’on l’a compris, on peut faire n’importe quoi: on n’est jamais viré!»

Dans son témoignage, Richard évoque également la précarité qui s’est sournoisement installée dans le milieu de la recherche française. «J’ai soutenu ma thèse deux mois ou trois mois après la fin de mon contrat de travail, ce qui signifie que la fin de mon travail a été financée par les Assedic. Là aussi une pratique courante.» Lui-même, pendant les trois ans de sa thèse a gagné 980 euros nets, grâce à sa bourse de l'Education nationale. «Mais il est vrai que dans d’autres domaines (sciences humaines, sciences sociales, musicologie ou autre…), il n’y a pas de bourse du tout.»

De la mort et du divertissement

Mais pourquoi diable a-t-il quitté le CEA? Notamment parce que son travail lui semblait «inutile, voire dangereux». Deux débouchés s’offraient à ses recherches: «une application militaire (à long terme visiblement), et une application "gadgetale": nouveaux téléphones portables faisant appareil photo, nouvelles applications pour les ordinateurs portables, pour la voiture, pour des machins et des trucs dont la majeure partie de la population mondiale n’a pas besoin, voire pas envie… De la mort, et du divertissement. (…) J’ai choisi le chômage (et pourtant, j’en avais encore peur à l’époque, de ce chômage) plutôt qu’une place à 2000 euros par mois, car cette somme était le prix de ma résignation à l’ordre établi. Mon prix d’achat, quoi. De la corruption.»

Un témoignage à prendre pour ce qu’il est, rien de plus. Pour celles et ceux que ça intéresse, l’association radicale grenobloise Pièces & main d’œuvre, à l’origine des manifestations anti-nanotech qui ont eu lieu lors de l’inauguration de Minatec en juin dernier, diffuse également quelques autres témoignages de scientifiques grenoblois. Sous couvert de l’anonymat, ils peuvent donc exprimer des avis personnels contraires à l’establishment et sortir d’un discours 100% politiquement correct dans lequel ils sont très souvent contraints de s’enfermer.

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samedi 23 septembre 2006

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Google s’exécute

Ca y est. Depuis ce samedi matin vers 7h56, Google affiche sur sa page d’accueil belge Google.be le fameux jugement du tribunal de première instance de Bruxelles du 5 septembre 2006. Il s’agit d’un copié-collé indigeste, en petits caractères et sans retours à la ligne, mais il ne fallait pas en attendre plus du géant de Mountain View.

Absent à l’audience du 5 septembre du procès en référé intenté à son encontre par la société Copiepresse (représentant les éditeurs francophones et germanophones de la presse écrite belge), Google a notamment été condamné «à publier, de manière visible, claire et sans commentaire de sa part sur la home page de ‘google.be’ et de ‘news.google.be’, pendant une durée ininterrompue de 5 jours, l’intégralité du jugement (...) sous peine d’une astreinte de 500.000 € par jour de retard». L’entrée en vigueur de cette mesure étant fixée au lundi 18 septembre, l’addition à payer pour les cinq jours de la semaine qui vient de s’écouler se chiffre donc à 2,5 millions d’euros.

Question à 100 millions de francs belges: Copiepresse partagera-t-elle le gâteau avec les journalistes «lésés» (lire post précédent), pour lesquels elle prétend également se battre? Hier en effet, le tribunal correctionnel de Bruxelles a rejeté l’appel de Google qui refusait jusqu’ici de publier le jugement sur ses deux sites belges (d’où la publication de ce matin). Commentant cette victoire judiciaire hier après-midi, la secrétaire générale de Copiepresse a notamment déclaré: «J’espère que les journalistes se rendent compte que nous nous battons aussi pour eux». On verra dans les prochains jours si les journalistes du Soir, de la Libre et de la DH ont envie de la prendre au mot. A moins que ce combat anti-Google mette les rédactions elles-mêmes mal à l’aise, à l’instar de Renaud, grand manitou des sites du groupe IPM?

De leur côté, les internautes belges devront attendre jusqu’au matin du jeudi 28 septembre pour retrouver leur page d’accueil Google habituelle, vierge de tout jugement. L’affaire, elle, sera jugée sur le fond le 24 novembre prochain.

Bizarrement, à 10h01, soit plus de deux heures après la publication du jugement sur Google.be, le portail belge d’actualités News.Google.be n’affichait toujours pas le jugement. Ce fut finalement chose faite avant 11h20.

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vendredi 22 septembre 2006

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Google News, Napster de la presse?

Le portail Google News, parce qu’il est une structure centralisée, semble considéré par les éditeurs belges comme le Napster de la presse, pillant son contenu sans scrupules. Il n’en est pourtant qu’une très pâlote et éphémère transposition. Avec Google News, l’intégralité des «œuvres» journalistiques n’est aucunement «piratée». D’ailleurs, le droit de citation est un droit dont Google, me semble-t-il, pourrait tout à fait se prévaloir lorsque l’affaire sera jugée sur le fond le 24 novembre prochain.

Pour Sébastien Canevet, maître de conférences en droit privé, il n’y a pas de règle bien précise pour évaluer ce qu’est une «courte citation» permise par la loi. Il faut bien sûr citer l’auteur et mentionner la source, mais côté longueur, il évoque le «bon sens»: «quelques paragraphes, voire quelques pages d’un livre, si cela est justifié par l’usage qui est fait, mais pas la moitié (ou plus) d’un article, d’un livre...» Selon Wikipedia, «le caractère bref de la citation est laissé à l’appréciation de l’auteur original. Certains jugent qu’il s’agit d’un paragraphe, d’autres que ce n’est toute l’œuvre (poème, etc), d’autres encore limitent l’extrait à 1500 caractères d’un livre, etc. En cas de doute, il faut toujours contacter l’auteur ou ses ayant droits.» Ce que n’a jamais fait Google, provoquant de facto l’ire des éditeurs du monde entier.

250 signes: du vol?

Les chapôs d’articles publiés par Google News n’excèdent pas 250 signes. En tant que journaliste, il ne me viendrait jamais à l’esprit de poursuivre quelqu’un qui cite 250 de mes signes et renvoie l’internaute directement à la source. Copiepresse, dont le métier est de gérer les droits des éditeurs belges de la presse quotidienne francophone et germanophone, n’est évidemment pas de cet avis. Mais où est le problème? L’entreprise de Mountain View se sucrerait-elle sur le dos des éditeurs? Non: elle ne place pas de pub sur son service d’actualités en ligne. Google News prive-t-il alors les grands médias de recettes publicitaires en «détournant» les internautes de la page d’accueil des quotidiens en ligne? Pas sûr, puisque ceux-ci débarquent sur des pages d’articles qui contiennent de la pub – parfois d’ailleurs générée par Google...

Par ailleurs, Google News ne pèse pas grand chose dans la galaxie des sites Google: 2 à 3% du trafic seulement. Parallèlement, le moteur de recherche générerait 10% du trafic du Monde.fr (selon Le Monde lui-même, qui demande qu’on le croit sur parole), alors que «certaines estimations» annoncent une moyenne de 50 à 80% tous sites éditeurs confondus. Combien tout ce trafic représente-t-il de bénéfices directs (pub) et indirects (nouveaux lecteurs)? Mystère. Les éditeurs se gardent bien de le préciser...

Interviewé par Le Soir, Bruno De Vuyst, spécialiste en droit intellectuel au cabinet Lawfort, est formel sur la question des droits d’auteur. «Créer des hyperliens est parfaitement légitime même s’ils ne renvoient pas vers la page d’accueil d’un journal. De même, publier une brève citation pour résumer un article ne viole en rien le droit d’auteur. Plutôt que d’intenter un procès à Google, les éditeurs auraient pu utiliser des moyens techniques simples pour éviter un référencement de leurs pages qu’ils jugeraient abusif».

Photographes: les vraies victimes

Pour les photographes, c’est une autre paire de manches: force est de constater que leur travail est intégralement piraté, même si les photos sont reprises en plus petit format. En France en tout cas, «la jurisprudence interdit la citation d’une image ou d’un son, même s’il s’agit d’un simple extrait sonore ou du détail d’une image...», précise Sébastien Canevet. Bref, si aucun accord n’est trouvé à l’amiable – ce que souhaite Google et dont doute Damien– et que l’affaire se règle frontalement lors de l’audience du 24 novembre, il n’est pas impossible que Google obtienne gain de cause concernant les articles de presse mais soit sévèrement condamné pour son utilisation abusive de photos et graphiques.

Imaginons un instant que ces chapôs soient les débuts de romans – la première page – ou de films – une bande d’annonce. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun écrivain ou réalisateur de poursuivre Google, grand pourvoyeur de trafic, devant les tribunaux. Sauf, peut-être, si Google est… Google. C’est-à-dire une entreprise qui dérange parce que riche, jeune et «cool», tentaculaire et menaçante.

Riche. L’entreprise a engrangé 2,46 milliards de dollars de revenus au cours du second trimestre 2006 (77% de croissance et 110% de profits en plus par rapport au même trimestre en 2005). Sa capitalisation boursière est la 32e du monde, devant Coca-Cola ou Walt Disney. Et certains observateurs attentifs estiment que fin 2006 Google vaudra plus cher que Microsoft...

Jeune. Le géant californien vient juste de souffler sa huitième bougie. Si l’âge moyen de ses employés est inférieur à 30 ans et que les quadras ne représentent que 2% du personnel, c’est surtout sa culture d’entreprise très horizontalisée, plutôt libertaire, qui bouscule les certitudes managériales des entreprises classiques, verticalisées. Il faut quand même pas mal d’audace pour accorder à ses informaticiens 20% du temps de travail rémunéré au développement de «projets personnels». Transposé au journalisme, ça en ferait rêver plus d’un...

Tentaculaire. Est-il exagéré de dire que Google incarne à lui seul l’idée que l’on peut se faire du totalitarisme numérique? Les dirigeants de Mountain View ambitionnent de contrôler Internet et la plupart des bases de données de la planète numérique. Si un site est mal indexé sur Google, il n’existe quasi pas sur la toile. Google, tout comme la Chine, effraye, fascine et attise les jalousies. (D’ailleurs, ce sont deux géants économiques qui s’entendent bien: en acceptant de supprimer de son index chinois des milliers de mots-clé comme démocratie, liberté, Tibet, dalaï-lama ou Taiwan, Google a signé en janvier dernier un véritable «pacte de corruption» avec le Parti communiste chinois – tout comme Yahoo! et Microsoft, d’ailleurs).

Menaçante. Google donne notamment de l’urticaire aux régies publicitaires, vaches à lait de la presse écrite et audiovisuelle. Début août, le moteur de recherche californien devenait la régie pub de MySpace.com et de la majorité des sites web de Fox interactive Media, tous dans le giron d’un des plus grands empire médiatiques de la planète: NewsCorp. En décembre dernier, c’était avec AOL que Google signait un accord du même type et, fin août, avec eBay, pour lui fournir de la pub en ligne hors du marché étasunien.

Le droit d’auteur n’est qu’un prétexte

Bref, si Google est aujourd’hui dans le collimateur des éditeurs de presse, industrie pas vraiment florissante, c’est sans doute un peu pour toutes ces raisons. Le droit d’auteur n’est qu’un prétexte. Le révélateur d’un malaise bien plus profond. D’ailleurs, si les éditeurs avaient quelque considération pour le quart des auteurs qui les alimentent en contenu (25% des journalistes belges sont indépendants), l’AJP n’aurait pas besoin de publier de Livre noir des journalistes indépendants, de lancer sa campagne «Pigiste pas pigeon», ni d’organiser aujourd’hui un happening urbain dans les rues de Bruxelles.

Que l’affaire Google News vs Copiepresse éclate en même temps que les actions de dénonciation de l’AJP ne doit pas grand chose au hasard. Ces deux événements posent crûment la question du financement de la presse en démocratie. Le voilà, le véritable enjeu. Et ce n’est pas en faisant passer Google à la caisse – même s’il le mérite amplement pour ses piratages photographiques– que le problème sera résolu. Ce n’est pas un combat corporatiste d’arrière-garde qu’il faut mener, mais un vrai débat démocratique qu’il faut ouvrir.

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vendredi 15 septembre 2006

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Non mais!



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mercredi 13 septembre 2006

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Le paradis perdu des écoradicaux

Je rebondis sur le post de The Mole concernant un gratuit très largement distribué dans les réseaux de magasins bio, car c’est quelque chose qui me trotte dans la tête depuis quelques temps déjà. On nage ici en plein «écoradicalisme», une philosophie à laquelle Alan Sokal consacre quelques pages intéressantes dans son dernier ouvrage (Pseudosciences & postmodernisme, Odile Jacob, 2005), dont je me permets au passage de recommander la lecture à tous les adeptes d’un «scepticisme raisonnable».

Dans son essai, Sokal cite essentiellement l’historien étasunien Martin Lewis, auteur d’un article séminal sur la question (1). En gros, que dit Lewis, explicitement ou entre les lignes? Qu’être à la fois un gros réac’ (qui peste contre «l’épidémie de divorces et la banalisation de l’homosexualité», tel l’éditorialiste ici pointé) et un opposant à la rationalité scientifique (qui défend en l’occurrence une pseudoscience comme la «biomnémologie» et fait l’apologie des anges) est monnaie courante dans les milieux écologistes radicaux.

Etat de grâce écologique

Sa démonstration n’est pas inintéressante. «La plupart des écoradicaux, analyse Lewis, pensent que pendant des millénaires les êtres humains ont vécu dans un état de grâce écologique, comme une espèce parmi une multitude d’autres, au sein d’un écosystème planétaire équilibré et harmonieux». La Révolution industrielle aurait brisé cet équilibre. Pire, elle nous mènerait aujourd’hui au bord du gouffre.

«La mission de l’écophilosophie, poursuit Lewis, est d’expliquer comment une rupture aussi totale a pu avoir lieu et surtout de montrer comment cet équilibre peut être rétabli à temps» pour sauver la planète. Au passage, Lewis précise que pour de nombreux écophilosophes, les raisons de cette rupture sont à trouver «dans le culte de la raison apparu en Europe au début de l’ère moderne, dont l’apogée a été la méthodologie scientifique moderne». La faute au progrès et rien qu’au progrès, en somme.

Cela dit, un problème de taille est vite apparu: l’«état de grâce écologique», ce paradis perdu prémoderne où l’homme vivait en paix avec lui-même et la nature, n’a jamais existé. L’examen minutieux des données archéologiques, anthropologiques et celles de l’écologie scientifique l’a amplement démontré, assène Lewis. Avant la Révolution industrielle, en effet, «si la torture des animaux, l’oppression des femmes par les hommes et la dévastation (locale) de l’environnement n’étaient peut-être pas universellement répandues, elles n’en demeuraient pas moins assez fréquentes un peu partout.» Bref, les fondements de l’écophilosophie radicale ont vite été réduits à néant.

Le postmodernisme comme 3e voie

Dès lors, comment réagir lorsqu’on est écophilosophe? «C’est ici qu’intervient le postmodernisme, estime Lewis : il leur fournit un moyen idéal d’échapper à leur dilemme», lequel étant soit d’abandonner rationnellement cette philosophie aux bases bancales, soit de s’y accrocher irrationnellement dans une ferveur qui confine à la religiosité.

En effet, une position postmoderne «élimine l’encombrante nécessité d’une confirmation empirique. Dans les versions les plus extrêmes du postmodernisme, la notion de preuve tout comme les règles de la logique sont considérées comme une simple construction sociale que les détenteurs du pouvoir utilisent pour conserver et justifier leur position. De ce fait, il devient possible de soutenir que les scénarios du passé humain engendrés par l’imagination fertile des écoradicaux sont tout aussi légitimes que les théories des archéologues professionnels et d’autres “scientifiques” emprisonnés dans les méandres du discours objectiviste.»

Ce qui ouvre la voie au poujadisme antimédical et aux délires pseudoscientifiques véhiculés par certaines publications «bioradicales», comme celle épinglée par The Mole. CQFD.


(1) Lewis, Martin W. 1996. «Radical Environmental Philosophy and the Assault on Reason». In The Flight from Science and Reason, edited by Paul R. Gross, Norman Levitt, and Martin W. Lewis, pp. 209–230. New York: New York Academy of Sciences.


Illustration: Adélie, Creative Commons By-NC-SA.

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lundi 11 septembre 2006

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Nous, les médias

Il y a un mois, Canal+ rediffusait le reportage de l’émission Lundi Investigation sur les «citoyens journalistes», diffusé initialement en avril dernier. Dans «Tous reporters: la fin des journalistes?», Ariel Wizman et Laurent Lunetta livrent le fruit de leur enquête, réalisée en France, en Italie, en Angleterre et aux Etats-Unis, sur ces nouveaux réseaux en train de modifier drastiquement la donne informationnelle.
Au générique, de nombreux grands noms du mouvement dont Cyril Fiévet, Loic Le Meur, Dan Gillmor (auteur de la bible We The Media), Christophe Grébert, Joël de Rosnay et Carlo Revelli (Agoravox.fr), Alban Gonord et Joëlle Menrath (auteurs de Mobile Attitude) ou encore Bruno Patino (coauteur de Une presse sans Gutenberg).
Plusieurs extraits de cette émission, remontés en une séquence de 9 minutes, sont visibles grâce à DailyMotion, le YouTube frenchy:


Dans la même veine, et si l’anglais ne vous rebute pas, le documentaire de la Cambridge Community Television, intitulé «Citizen Journalism: From Pamphlet to Blog» (12 minutes) et diffusé pour la première fois le 10 août dernier, vaut également le coup d’œil (via Damien Van Achter) :


J’en profite pour saluer (tardivement) l’arrivée dans la blogosphère belge d’un honorable confrère qui, depuis bientôt un mois, blogue anonymement sous le pseudonyme de The Mole («la taupe», en français), mais donne tellement d’informations sur son profil qu’il est assez facile de l’identifier. Il s’agit d’une des plumes les plus progressistes d’un grand quotidien de la capitale qui s’octroie un espace de liberté rédactionnelle où la critique des médias et l’évolution du métier de journaliste font figure de piliers thématiques.

Enfin, si vous avez loupé le paquebot MySpace, ne manquez pas l’analyse prospectiviste que propose Benoît Raphaël sur son blog du modèle économique en devenir de la plateforme n°1 du social networking: «Ce n’est pas ce qu’est MySpace qui est intéressant. C’est ce qu’il permet. Avec ses quarante millions d’internautes qui restent chaque mois en moyenne plus de deux heures sur le site à socialiser et à crier ce qu’ils aiment ou n’aiment pas, MySpace est un moteur à business en puissance. Une machine sur laquelle on devrait pouvoir brancher toute une série de services, de médias et surtout de nouveaux projets.» Parmi ceux-ci, justement, le probable futur jackpot de Rupert Murdoch proposera sous peu un service de news entièrement personnalisées, basé sur le contenu de la page perso des membres de la communauté. «Car finalement, poursuit Benoît, et c’est là la force extraordinaire de ce service, MySpace est surtout une façon ludique de faire remplir à des millions de gens un formulaire d’une rare profondeur sur ses goûts, ses choix, ses relations. Une précieuse base de données». Le coup marketing du 21e siècle?

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