vendredi 23 novembre 2012

[+/-]

Comment GSK s’est taillé une loi fiscale à 405 millions d’euros



C’est l’histoire d’une loi votée en 2007. Une loi qui a permis à GSK Biologicals d’éviter de payer 405 millions d’euros d’impôts, ces quatre dernières années, sur les revenus générés par ses brevets. Une loi voulue par la firme pharma, qui a orchestré une campagne de lobbying pour l’obtenir: réunions discrètes avec le top du gouvernement hors syndicats, étude confidentielle mettant la Belgique en concurrence avec six autres pays, menaces de délocalisation... Rédigée par un grand cabinet d’avocats payé notamment par GSK, la loi a été votée à la Chambre sans aucun débat de fond, noyée dans une loi-programme de 42 pages. Enquête sur cette «loi GSK» qui profite essentiellement au géant des vaccins.

«C’est une plateforme qui fonctionne de manière tout à fait informelle. Il n’existe aucune base légale, aucune description officielle, aucun budget. Il s’agit d’un lieu de contact entre le gouvernement et le secteur pharma.» C’est ainsi qu’un cadre de Pharma.be, la fédération pharmaceutique belge, décrit la «Plateforme pharma R&D» née en novembre 2005 sous le gouvernement violet de Guy Verhofstadt. Un espace de rencontre si discret que Pharma.be ne possède quasi aucun document à son sujet.

Très vite, la plateforme devient un lieu stratégique de tout premier plan pour l’industrie pharmaceutique. Qui y bénéficie d’un accès privilégié aux très hautes sphères politiques et administratives: «Le Premier ministre, les vice-Premiers, les ministres des Affaires sociales, économiques, du Budget, de la Politique scientifique, mais aussi le top de l’INAMI et de l’Agence des médicaments», poursuit notre lobbyiste, qui préfère rester anonyme.

(...)

Un avocat du bureau Linklaters:
«C’est clair, on n’a pas été payés par le cabinet Reynders...»

«Linklaters était vraiment à la base de la loi. Nous avons agi pour certaines sociétés en facilitant le dialogue avec le cabinet Reynders. Il n’est pas anormal que certaines lois soient rédigées avec l’assistance de bureaux d’avocats. Le cabinet est toujours très content quand on vient avec des propositions très concrètes.
Nous avons été impliqués dans la rédaction de la loi, mais aussi d’autres textes comme la “foire aux questions” disponible sur le site du SPF Finances. Après que la loi soit entrée en vigueur, nous avons continué à amener des idées pour l’améliorer.
Nous avons été considérés comme un interlocuteur valable par le cabinet car nous représentions les intérêts du secteur pharma, pas ceux d’une ou deux sociétés. Mais c’est clair : on n’a pas été payés par le cabinet Reynders pour rédiger cette loi… D’autres bureaux d’avocats qui voulaient faire changer les choses ont aussi participé aux discussions, ainsi que l’AmCham, la chambre de commerce américaine.
Un des gros avantages de cette loi, c’est qu’elle s’applique en cumul des autres avantages fiscaux. C’est un atout énorme. Avec les intérêts notionnels et autres mesures, le taux réel de taxation oscille entre 6,8 et 0%. Je crois que cette loi a permis d’éviter que des sociétés présentes en Belgique ne se délocalisent. Par contre, elle ne va pas assez loin pour attirer de nouvelles firmes sur le sol belge.
Quand nous avons conçu la loi, nous n’étions pas sûrs de l’impact qu’elle aurait sur le budget. Si elle a trop de succès, le gouvernement devra rectifier le tir.»

Propos recueillis par D.Lp

Une enquête publiée dans Le Vif/L'Express du 23 novembre 2012, à lire intégralement en PDF.

Lire la suite...

jeudi 25 octobre 2012

[+/-]

Le Standard au cœur d’une enquête monstre


Episode 1 - Le Standardgate
La plus grande enquête jamais menée en Belgique sur le milieu du terrain

L’instruction ouverte en 2004 concernant des malversations financières présumées au Standard est bouclée depuis un an. Luciano D’Onofrio est accusé par la justice d’avoir blanchi 1,7 million d’euros en investissant dans le Standard, l’immobilier et l’horeca. Via des fausses factures, 2,2 millions d’euros auraient par ailleurs été détournés des caisses du club entre 1999 et 2003 pour rémunérer joueurs et intermédiaires.

Le Soir, 18 octobre 2012 - Lire le PDF



Episode 2 - Les années Delahaye (1997-2000) et Costantin (2000-2002)
Le Standard passait par Chypre et la Suisse pour ses transferts

La justice reproche à l’ancien directeur général du Standard, Pierre Delahaye, d’avoir signé des contrats suspects lors de trois transferts fin 1999: Ciobotariu, Aliaj et Bilic. Près d’un million d’euros seraient sortis des caisses du Standard pour rémunérer au noir Ciobotariu via Chypre, et des intermédiaires via la Suisse et le Wyoming. Son successeur l’aurait imité et commis un faux pour... sauver le Matricule 16 de la faillite.

Le Soir, 19 octobre 2012 - Lire le PDF



Episode 3 - L’ère Pierre François (2003-2012)
Des conventions bidon pour 760.000 euros

Pierre François aurait signé quatre contrats suspects ayant pour effet l’émission de factures qui seraient des faux en écriture. En 2003 et 2004, ces factures auraient permis de sortir quelque 763.500 euros de la comptabilité du club liégeois pour rémunérer trois joueurs au noir: Ivica Dragutinovic, Miljenko Mumlek et Sambegou Bangoura. Ils auraient bénéficié d’une partie de ces fonds, qui ont transité par la Suisse et que leur auraient remis des intermédiaires: un businessman serbe, un restaurateur liégeois et un agent de joueurs français.

Le Soir, 20 octobre 2012 - Lire le PDF

Lire la suite...

jeudi 18 octobre 2012

[+/-]

Standardgate: Robert Waseige a reconnu avoir touché des primes occultes


Photo: RTBF

Robert Waseige a reconnu devant les enquêteurs liégeois avoir touché des primes occultes au Luxembourg lorsqu’il coachait le Sporting Clube de Portugal, en 1996. Le montant de ces primes pourrait atteindre 300.000 dollars, selon un contrat qui liait l'ex-sélectionneur national à une société du Liechtenstein pilotée par Luciano D’Onofrio. Bien que les faits soient prescrits, c’est un nouveau grand nom du football belge qui est éclaboussé par l'enquête-fleuve de la justice liégeoise ouverte en 2004 pour des malversations présumées au Standard de Liège.


Certes, tant sur le plan pénal que fiscal, les faits mis au jour par la justice liégeoise sont bel et bien prescrits pour l’ancien sélectionneur national Robert Waseige, aujourd’hui directeur sportif au RFC Liège. Mais après les inculpations de Michel Verschueren et de Michel Preud’homme pour «faux» et «usage de faux», en juin dernier par le parquet de Liège, voici qu’un autre monument du football belge est éclaboussé par le travail des enquêteurs principautaires.

Selon nos informations, Robert Waseige (73 ans) a reconnu devant les enquêteurs de la brigade financière de Liège avoir touché des compléments de salaire occultes sur un compte non déclaré au Luxembourg. L’ex-entraîneur des Diables rouges a dit ne pas se souvenir du montant exact qu’il a perçu, mais pense qu’il s’agit de «plus de quatre millions» de francs belges (environ 100.000 euros). «Je n’ai jamais été un homme d’argent», a-t-il ajouté.

L’affaire démarre en mai 1996. Waseige est alors en fin de contrat au Standard et sous l’impulsion de son agent, Luciano D’Onofrio, il s’envole pour de nouvelles aventures footballistiques au Sporting Clube de Portugal (souvent appelé «Sporting de Lisbonne», à tort).

150.000 $ en clair, 200.000 en black

Début juillet, il signe avec le club lusitanien pour un salaire officiel de 150.000 dollars par an. A cela s’ajoute une série d’avantages: forfait pour payer son logement lisboète, véhicule du club mis à disposition, billets d’avion pour rentrer voir ses proches en Belgique, et un bonus variable selon les résultats du club en championnat ou en coupe d’Europe.

Mais le nouvel entraîneur des Lions lisboètes touchera encore davantage «en noir», selon des documents que Le Soir a pu consulter. Une convention datée de mars 1995, établie entre Robert Waseige et International Agency for Marketing (IAM), une société offshore de Luciano D’Onofrio basée au Liechtenstein, stipule que le coach cède son «droit à l’image» à IAM. En échange de la cession de ce droit, Robert Waseige recevra des royalties s’élevant à 200.000 dollars annuels. Ces royalties seront versées sur un compte luxembourgeois, ouvert pour l’occasion par le Liégeois.

Monnayer son «droit à l’image», pour des stars du ballon rond comme Zinedine Zidane, Cristiano Ronaldo ou Lionel Messi, qui batifolent dans des publicités diffusées dans le monde entier, cela peut se justifier sur le plan fiscal. Mais dans le cas de Robert Waseige, entraîneur discret et peu médiatique du Sporting Clube de Portugal, cela sent le montage fiscal abusif, estiment les enquêteurs liégeois. D’autant que les montants perçus ne sont pas anodins.

Le principal intéressé ne conteste pas cette vision des choses: il n’a jamais déclaré ces revenus complémentaires au fisc, ni portugais, ni belge. Luciano D’Onofrio, lui, rejette l’idée que le montage soit abusif.

En voiture au Luxembourg

Il faut dire qu’il en a profité lui aussi. Lors du transfert de Waseige à Lisbonne, une autre convention est signée. Mais cette fois entre IAM et le Sporting Clube de Portugal. Selon ce contrat, IAM cède à son tour le droit à l’image de Robert Waseige au club pour 300.000 dollars par an, payables en quatre tranches de 75.000 dollars sur un compte ouvert à la Corner Banca de Lugano, en Suisse. En deux temps trois mouvements, Luciano D’Onofrio, via IAM, aurait donc empoché 100.000 dollars de commission grâce à la très lucrative image de Robert Waseige (300.000 dollars reçus du club, moins 200.000 reversés à son poulain).

Mais l’expérience lisboète tournera vite court. A mi-mandat, en décembre 1996, les résultats des Lions sont calamiteux et Robert Waseige est contraint de démissionner. Il convient donc de diviser les sommes précitées par deux, puisque le contrat portait sur un an.

Reste une inconnue. La convention Waseige-IAM est datée de mars 1995. Or le coach a rejoint Lisbonne début juillet 1996. La convention aurait-elle déjà été activée au Standard lors de la saison 1995-1996? Si tel est le cas, Robert Waseige aurait touché 200.000 dollars cette saison-là et 100.000 dollars en 1996 à Lisbonne, soit 300.000 dollars au total.

Quoiqu’il en soit, après son retour en Belgique, le coach liégeois se rendra personnellement au Luxembourg, en voiture, pour clôturer son compte non déclaré.

Un million pour chaque fils

Son épouse Aline, qui l’accompagnait ce jour-là, a déclaré aux enquêteurs qu’il restait un peu plus de trois millions de francs sur le compte, qui ont été «répartis entre nos trois fils». Chacun des fils recevra en fait un million cash (25.000 euros), le solde revenant à leur mère: «Robert m’a donné le reste», a-t-elle déclaré lors de son audition. Robert Waseige était injoignable hier pour réagir à ces informations.

Deux autres joueurs, le gardien d’Anderlecht Filip De Wilde et l’attaquant de Charleroi Jean-Jacques Missé-Missé ont été transférés en même temps que Robert Waseige au Sporting Clube de Portugal par Luciano D’Onofrio. Ils ont également perçu des compléments de salaire occultes via le système du «droit à l’image» orchestré par leur agent. Pour eux aussi, les faits sont prescrits.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce que ces fonds occultes sont devenus – ont-ils été blanchis en Belgique? – n’a fait l’objet d’aucune investigation car ces mouvements financiers se situaient en-dehors du périmètre de l’enquête, focalisée essentiellement sur Luciano D’Onofrio et le Standard...

David Leloup

Le Soir, 18 octobre 2012

Lire la suite...

mercredi 22 août 2012

[+/-]

H1N1: Comment GSK a profité du paradis fiscal belge



En 2009 et 2010, la pandémie de grippe A/H1N1 a permis au groupe britannique GlaxoSmithKline (GSK) de vendre 300 millions de doses de son vaccin Pandemrix dans le monde entier. Soit un chiffre d’affaires de 2,3 milliards d’euros, dont un milliard est revenu sous forme de royalties à sa filiale belge, GSK Biologicals, basée à Rixensart (Brabant wallon).

Or, en raison de deux mesures fiscales belges controversées – la déduction sur les revenus de brevets et les intérêts notionnels –, ce pactole n’a au mieux été taxé qu’à 3%. Ce qui revient à dire que l’Etat Belge a «perdu» l’équivalent de 320 millions d’euros. Sur les seules ventes du Pandemrix, donc.

Sur l’ensemble de ses revenus imposables enregistrés entre 2008 et 2011, l'addition grimpe à 891,6 millions d’euros d’impôts non perçus par la Belgique. Deux mesures fiscales qui coûtent décidément cher au budget de l'Etat...

L’enquête du Vif/L’Express, publiée ce jeudi, a duré plusieurs mois. Nous avons épluché les comptes annuels de plusieurs filiales du groupe GSK, afin de retracer une partie des flux financiers liés aux ventes du Pandemrix.

Nous révélons également que deux employés belges de GSK, dont le directeur financier et administrateur de GSK Biologicals, Denis Dubru, apparaissent dans un montage fiscal utilisé par le groupe GSK au Luxembourg en vue de minimiser l'impôt au Royaume-Uni sur une partie des revenus du Pandemrix. Un montage jugé abusif par le fisc britannique et démantelé par celui-ci l’an dernier.



Enquête et infographie réalisées avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Communauté française


Le Vif/L'Express, 24 août 2012 - Lire le PDF

Lire la suite...

mercredi 8 août 2012

[+/-]

Fadila Laanan doit «retirer les aides à la presse à Sudpresse», estime le syndicat des journalistes


La une de La Meuse (Sudpresse) que vous ne verrez jamais. En Belgique, quatre pigistes sur 10 gagnent moins de 2.000 € bruts par mois et 13% vivent avec moins de 1.000 €, selon l’AJP (cliquer sur l’image pour l’agrandir). Image: (cc) Mediattitudes.info

Fadila Laanan (PS), ministre en charge de l’aide à la presse à la Fédération Wallonie-Bruxelles, estime qu’il est «sans doute trop tôt pour sanctionner» le groupe Rossel, accusé de bafouer le droit d’auteur de certains journalistes pigistes en republiant leurs productions pour Sudpresse dans Le Soir (et vice versa), sans rémunération complémentaire. Pour l’Association des journalistes professionnels (AJP), la ministre doit «prendre ses responsabilités» et immédiatement «retirer les aides à la presse à Sudpresse» pour stopper ce «pillage», comme le prévoient le décret du 31 mars 2004 sur les aides à la presse et la législation sur le droit d’auteur.


En mars dernier, je rendais publique, via Twitter, la fameuse lettre envoyée par la direction de Sudpresse (La Meuse, La Capitale,…) à ses journalistes pigistes. Une lettre qui en a scandalisé plus d’un: elle exigeait unilatéralement que les journalistes indépendants de Sudpresse cèdent gratuitement leurs droits d’auteurs au cas où leurs articles seraient également publiés dans Le Soir, autre quotidien du groupe Rossel propriétaire de Sudpresse.



La direction n’y allait pas avec le dos de la cuiller: «Ce courrier a pour objectif de vous informer de cette évolution et de veiller à ce que vous ne vous y opposerez pas.» Les collaborateurs qui ne seraient pas d’accord peuvent le faire savoir, «mais nous serons alors au regret de devoir mettre un terme à toute collaboration». Les «synergies» du groupe Rossel, destinées à raboter les budgets «piges» et réaliser des économies d’échelle, justifiées par la direction par un contexte de crise, démarraient sur les chapeaux de roues...

Le 22 juin, le collectif des indépendants du groupe Rossel publiait une «carte noire» pour informer le public de cette situation et réaffirmer ses droits. La soixantaine de pigistes cosignataires rappelait au passage les tarifs pratiqués par Sudpresse: de 0,010 à 0,012 € le signe, «soit environ 25 € l’article “standard”. Celui qui travaille au bureau une journée entière (10h) sera rétribué 100 €. Tous ces tarifs s’entendent brut, cela va sans dire.»

Des journalistes qui bossent pour 10 euros bruts de l’heure? C’est trois fois moins que ce qu’un plombier débutant gagne, cinq fois moins qu’un graphiste, et sept à quinze fois moins qu’un avocat… Un tabou que l’Association des journalistes professionnels (AJP) tente de faire sauter avec sa campagne «Pigiste, pas pigeon», lancée en 2006.


Source: AJP.

Dans son texte, le collectif avance une piste: il demande au gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles qu’il «s’interroge sur la pertinence des aides directes qu’il accorde à la presse (1,3 million € pour Le Soir et 1,6 million € pour Sudpresse par an) alors que ces deux titres bafouent délibérément leurs obligations, comme celle de respecter la législation sur le droit d’auteur».

Dans la foulée, j’interpelle Fadila Laanan, la ministre de la Culture et de l’Audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles, puisque c’est elle qui a l’aide à la presse dans ses compétences:



Quatre jours plus tard, après une relance, la ministre socialiste réagit:





Dans sa réponse, Fadila Laanan se dit «évidemment préoccupée par le statut des personnels, dont les journalistes, sans lesquels les titres de presse ne joueraient pas leur rôle dans une société démocratique». Et souligne un enjeu important à ses yeux: «Créer des situations précaires, c’est mettre les journalistes à la merci de personnes qui pourraient tenter de les influencer en échange d’avantages économiques.»

Mais sur la question des sanctions à appliquer aux éditeurs qui bafouent le droit d’auteur des journalistes, et qui donc contribuent précisément à créer ces «situations précaires» que Fadila Laanan dénonce, la ministre nous adresse une réponse pour le moins… surprenante: «Le décret “aide à la presse” ne soumet pas l’attribution des aides au paiement effectif des droits d’auteur au personnel journalistique.»

Ce que dément… le décret lui-même: «Pour qu’une entreprise de presse puisse percevoir […] des aides […] l’entreprise de presse doit […] respecter la législation sur les droits d’auteur» (cliquer sur l’image ci-dessous pour l'agrandir).



Fadila Laanan ajoute que la question du respect des droits d’auteur par les éditeurs a été abordée lors des Etats généraux des médias d’information (EGMI) initiés par le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et qu’il conviendrait d’«attendre le suivi qui sera donné aux EGMI». Conclusion ministérielle: «Il est sans doute trop tôt pour sanctionner [Sudpresse].»

«Il n’est pas "trop tôt" pour sanctionner, il est grand temps!», rétorque Martine Simonis, secrétaire générale de l’AJP. «Le décret du 31 mars 2004 sur les aides à la presse prévoit (art. 7 §1er, 2°) que pour percevoir des aides, les entreprises de presse doivent notamment “respecter la législation sur les droits d’auteur”. Il est évident que Sudpresse ne respecte en rien cette législation. Il n’y a pas en effet dans cette loi de permission de reproduction sauvage de contenus pour les éditeurs. Il y a au contraire l’obligation d’obtenir l’accord de l’auteur pour chaque exploitation.»

Quant aux débats initiés aux EGMI, c’est une autre histoire: «La question précise du pillage par les éditeurs des productions des journalistes a bien été abordée aux Etats généraux, mais la législation sur le droit d’auteur comme celle sur les aides à la presse suffisent amplement à prendre déjà ses responsabilités et à retirer les aides à la presse à Sudpresse.»

Et Martine Simonis de conclure: «Pourquoi faudrait-il attendre une hypothétique réforme de la loi sur les droits d’auteur avant de sanctionner ses violations actuelles?»

David Leloup

Lire la suite...

jeudi 21 juin 2012

[+/-]

Michel Preud’homme rattrapé par la justice belge


C’est le Michel Preud’homme directeur technique du Standard (2002-2006) qui est visé. Aujourd'hui, «MPH» entraîne le club saoudien Al Shabab Riyad, où il a signé un contrat de trois ans en 2011 pour 6 millions d'euros nets d'impôt. Photo: (cc) SammySix.

Nouveau rebondissement dans l’enquête sur les transferts suspects au Standard de Liège. Michel Preud’homme et le joueur croate Miljenko Mumlek sont poursuivis par le parquet de Liège pour faux, faux fiscaux et usage de faux. Avec l’aval de Preud’homme et Luciano D’Onofrio, Mumlek aurait touché deux primes occultes lors de son arrivée au Standard en 2003.

Faudra-t-il bientôt parler de «Standardgate»? Après les poursuites du parquet de Liège à l’encontre de Michel Verschueren et du Sporting d’Anderlecht pour faux et usage de faux, le volet «transferts suspects» du tentaculaire dossier 24/04 rebondit une nouvelle fois dans la cité ardente. Pour éclabousser une autre figure tutélaire du football belge: l’ancien Diable Rouge et enfant terrible de Sclessin, Michel Preud’homme.

Celui qui fut tour à tour joueur, directeur technique et entraîneur du Standard est lui aussi rattrapé par la justice liégeoise, alors qu’il n’avait pas été inculpé pendant l’instruction. Avec le joueur croate Miljenko Mumlek, Michel Preud’homme est poursuivi par le parquet pour faux, faux fiscaux et usage de faux. Des préventions passibles de cinq ans de prison et 10.000 euros d’amende dans le pire des scénarios.

Pour comprendre pourquoi le ministère public tacle les deux hommes, il faut remonter à l’été 2003. L’intermédiaire Djuro Sorgic, ancien joueur croate installé à Liège, attire son compatriote Micky Mumlek en bord de Meuse en vue d’un transfert chez les Rouches. Le 31 août, le Standard signe le transfert du milieu de terrain avec le club croate NK Varteks pour 230.000 euros.

A l’époque, Michel Preud’homme est le directeur technique du Standard. Il gère, entre autres, le scouting (repérage de recrues potentielles) et les transferts du Matricule 16. C’est donc lui qui rencontre les joueurs et leurs agents, lui qui négocie contrats et salaires pour le club.

Le parquet lui reproche, pour que le transfert de Mumlek aboutisse, d’avoir sciemment fermé les yeux sur un montage financier illégal visant à payer au joueur une «prime à la signature» en noir. D’après le dossier d’instruction, ce deal serait à l’origine d’un faux contrat de transfert avec le club croate. Par effet domino, ce faux contrat aurait généré de fausses factures, lesquelles auraient ensuite été introduites dans la comptabilité du Standard, faussant celle-ci de facto...

80.000 euros virés en Suisse

C’est grâce à des documents saisis lors d’une perquisition à Sclessin, en février 2005, que les enquêteurs de la brigade financière ont découvert la «face cachée» du transfert de Mumlek. Ils estiment avoir pu établir que seuls 150.000 des 230.000 euros payés par le Standard se sont retrouvés sur le compte bancaire du NK Varteks en Croatie.

Le solde, soit 80.000 euros, a été viré sur un compte bien plus discret, ouvert à la banque UBS à Zurich. Tellement discret que les limiers liégeois n’ont pu obtenir de la Suisse les documents bancaires relatifs à ce compte, documents pourtant demandés dans le cadre de l’entraide judiciaire internationale en matière pénale. Jalouse de son secret bancaire et de sa fiscalité douce, la confédération helvétique est, à certains égards, aussi un paradis judiciaire...

Une note datée du 4 septembre 2003 signée par le directeur des ressources humaines du Standard, retrouvée à Sclessin dans le bureau de Pierre François, alors directeur général du club, ne laisserait cependant planer aucun doute sur l’identité du bénéficiaire de ces 80.000 euros: Micky Mumlek.

Contacté par Le Soir, Michel Preud’homme ne souhaite faire aucun commentaire sur cette affaire. L’actuel coach d’Al Shabab Riyad (Arabie saoudite) avait été interrogé, tout comme Mumlek, par les enquêteurs de la brigade financière de Liège en février 2005, dans la foulée des perquisitions au Standard.

Mumlek le gourmand

Mais l’histoire du transfert du Croate ne s’arrête pas là. Lors des négociations qui ont lieu, rappelons-le, le 31 août – le dernier jour du mercato estival –, le joueur fait la fine bouche. Le Croate est gourmand, et n’est soudain plus sûr de vouloir signer au Standard... Comment satisfaire son insatiable appétit financier? En recourant à une société active dans la restauration pour lui payer une seconde prime occulte, pardi!

Le 1er septembre, «à la demande de Luciano D’Onofrio», racontera Pierre François aux enquêteurs, une convention est signée entre le Standard et Village de Nanesse, une société anonyme contrôlée par Sorgic active dans l’horeca. Selon ce contrat, que la justice liégeoise estime être un faux, le club versera 30.000 euros hors TVA à Village de Nanesse pour l’aide de Sorgic dans le «bon déroulement du transfert pour favoriser l’installation du joueur croate à Liège».

Pierre François reconnaîtra, lors d’un interrogatoire, que le motif est effectivement «léger». Il admettra en outre que cette convention n’aurait jamais eu lieu d’être puisque Djuro Sorgic n’était pas un agent de joueurs reconnu officiellement par la FIFA: il ne pouvait dès lors pas toucher la moindre commission lors d’un transfert...

Le 12 septembre, le Standard vire les 30.000 euros sur le compte de Village de Nanesse ouvert à la banque Monte Paschi. Coïncidence? Le même jour Mumlek ouvre un compte chez Fortis, à Liège. Le 19 septembre, 30.000 euros sont retirés en cash de la société de Sorgic, comme en atteste le livre de caisse. D’après les enquêteurs, l’argent aurait ensuite été remis à Mumlek par Sorgic, de la main à la main, puis aurait été versé cash par le joueur sur son compte Fortis. Les deux hommes nient cette version des faits.

7 mois de prison pour des matches truqués

En décembre 2011, Mumlek a été condamné par la justice croate à 7 mois de prison pour avoir truqué des matches de première division en Croatie durant la saison 2009-2010, alors qu’il évoluait sous les couleurs du NK Varteks, où il était retourné jouer en 2007.

Le joueur croate, Michel Preud’homme, Michel Verschueren et les autres personnes nouvellement poursuivies par le parquet de Liège, ou déjà inculpées dans le dossier 24/04, devraient recevoir dans les jours qui viennent leur convocation pour comparaître devant la chambre du conseil.

En juin 2011, Djuro Sorgic, Luciano D’Onofrio, et Pierre François avaient déjà été inculpés pour faux et usage de faux dans le cadre, notamment, du transfert de Micky Mumlek. La chambre du conseil pourrait décider, au plus tôt courant octobre, du renvoi ou non des prévenus devant le tribunal correctionnel.

David Leloup

Le Soir, 21 juin 2012 (web) (PDF)

Lire la suite...

mercredi 20 juin 2012

[+/-]

Anderlecht et Verschueren poursuivis dans l’affaire Mornar


Photo: (c) Thomas Blairon.

L’«affaire Mornar», révélée en décembre dernier par Le Soir, rebondit à Liège. Le Sporting d’Anderlecht, Michel Verschueren, Ivica Mornar et Jurica Selak sont poursuivis par le parquet pour «faux» et «usage de faux». Ils risquent jusqu’à cinq ans de prison, 10.000 euros d’amende et des arriérés d’impôts.

Le parquet de Liège a décidé de renvoyer l’ASBL Royal Sporting Club d’Anderlecht et son ex-manager général Michel Verschueren, mais également l’ancien joueur croate Ivica Mornar et l’agent de joueurs Jurica Selak, devant le tribunal correctionnel pour «faux» et «usage de faux», a appris Le Soir à bonne source.

Ces renvois interviennent dans le cadre du volet «transferts suspects» de l’enquête ouverte en 2004 par la justice liégeoise pour blanchiment d’argent dans le contexte, notamment, du sauvetage du Standard de Liège à la fin des années 1990, alors que le club était au bord de la faillite. Une enquête centrée au départ sur l’ex-homme fort du club principautaire, Luciano D’Onofrio, jusqu’à ce qu’une perquisition à Sclessin, en février 2005, ne mette à jour l’existence de commissions occultes versées lors de plusieurs transferts de joueurs, dont celui d’Ivica Mornar.

Le parquet, qui vient de passer huit mois à éplucher minutieusement le dossier d’instruction, a bouclé son réquisitoire début juin. Et sa lecture du transfert de Mornar se révèle plus sévère que celle du juge d’instruction. Ce dernier n’avait en effet inculpé pour «faux» et «usage de faux» que deux protagonistes liégeois intervenant dans la transaction: l’intermédiaire Djuro Sorgic et l’ancien directeur général du Standard, Alphonse Costantin.

Des preuves suffisamment solides

Dans son réquisitoire, le ministère public estime que les preuves accumulées par les enquêteurs sont suffisamment solides pour renvoyer d’autres acteurs devant le tribunal. «Techniquement, ils n’ont pas le titre d’“inculpés” car seul un juge d’instruction peut inculper une personne pendant la durée de l’instruction, précise Marie-Aude Beernaert, pénaliste à l’UCL. Mais ils sont assimilés à des personnes inculpées au niveau du traitement, et ont donc exactement les mêmes droits, comme celui d’avoir accès au dossier.»

Il y a six mois quasi jour pour jour, Le Soir révélait les dessous du transfert du Pirate – surnom de Mornar – lorsqu’il avait quitté, en juillet 2001, les bords de Meuse pour aller battre pavillon anderlechtois (Le Soir du 19 décembre 2011). Le Sporting d’Anderlecht est accusé par la justice liégeoise d’avoir versé une commission occulte à Mornar via une société écran au Luxembourg, Concordia Investments. Cela dans le but de réduire le salaire officiel du joueur, et donc les cotisations sociales et fiscales qui y sont liées.

Les enquêteurs de la brigade financière ont pu établir que l’argent a quitté les caisses du Parc Astrid via le paiement d’une fausse facture de 250.000 euros émise par Concordia. Cette dernière a ensuite redistribué les fonds au joueur (154.629 euros sur un compte en Autriche), à Djuro Sorgic (74.368 euros), à un intermédiaire de Beyne-Heusay voisin de Jurica Selak (10.040 euros), et au comptable luxembourgeois qui pilotait Concordia (7.437 euros). Tous nient avoir touché ces sommes.

Un procès probablement en 2013

A l’époque, Michel Verschueren avait négocié le transfert de Mornar directement avec Djuro Sorgic, l’agent officieux du joueur. «Quand Michel Verschueren a signé la convention avec Concordia, il devait se douter que l’argent retournerait dans les poches de Mornar», déclarait, en décembre dernier, Sorgic au Soir. Michel Verschueren n’avait pas souhaité s’exprimer sur cette affaire. Les personnes poursuivies risquent jusqu’à cinq ans de prison et 10.000 euros d’amende.

Sur le plan fiscal, les faits ne sont pas non plus prescrits. En vertu de l’article 358 du code des impôts, toute malversation fiscale découverte cinq ans avant le début de l’enquête – en 2004 en l’occurrence – peut faire l’objet d’une taxation. L’arriéré d’impôt à payer au fisc serait d’environ 155.000 euros pour Ivica Mornar et 55.500 euros pour Djuro Sorgic. Pour le Sporting, en vertu du régime spécial de taxation des commissions secrètes, l’arriéré atteindrait un demi-million d’euros.

Après l’été, la chambre du conseil devrait décider du renvoi définitif ou non des inculpés devant le tribunal correctionnel. A moins que des personnes citées ne demandent des devoirs d’enquête complémentaires et les obtiennent... ou interjettent appel en cas de refus. Ensuite, un appel de la décision de la chambre du conseil reste possible devant la chambre des mises en accusation. Difficile, dès lors, d’imaginer un procès avant 2013...

David Leloup

Le Soir, 20 juin 2012 (web) (PDF)

Lire la suite...

mardi 5 juin 2012

[+/-]

Comment le lobby du tabac a subventionné des labos français



Episode 2/2 | Les documents internes de l’industrie cigarettière américaine révèlent comment elle a financé ou manipulé des scientifiques français de premier plan pour donner une image positive de la nicotine.

«Changeux!» Le nom, écrit à la main, en grands caractères et suivi d'un point d'exclamation, sonne comme un cri de victoire. Le Post-it sur lequel il est rédigé est collé sur une lettre du grand neurobiologiste français Jean-Pierre Changeux, datée du 10 août 1994 et à en-tête de l'Institut Pasteur. Elle est adressée au Council for Tobacco Research (CTR), une officine de l'industrie du tabac basée à New York (Etats-Unis) qui finance de la recherche scientifique. Jean-Pierre Changeux demande 255.000 dollars (273 500 euros courants) pour un projet de trois ans afin d'étudier l'impact de la nicotine sur le cerveau de souris mutantes. La missive ainsi annotée est accessible dans l'océan de documents secrets de l'industrie cigarettière - les "tobacco documents" - que Le Monde a entrepris de fouiller.

Le CTR est visiblement enchanté d'attirer dans ses rets un chercheur de sa renommée. "Changeux est très célèbre. Nous devrions soutenir son activité", écrit l'un des cadres du CTR, chargé d'évaluer la candidature du Français. "Le soutien [financier] dont il jouit est (...) phénoménal. Il devrait néanmoins recevoir une de nos subventions", s'enthousiasme un autre responsable de l'officine des cigarettiers américains. Dans sa demande de bourse, Jean-Pierre Changeux déclare disposer d'un budget de 401 636 dollars (430.000 euros courants) pour 1994. Entre le 1er juillet 1995 et le 31 décembre 1998, par le truchement du CTR, Jean-Pierre Changeux recevra 220.000 dollars (177.000 euros courants) de l'industrie du tabac pour son laboratoire. A la fin des années 1990, son service sollicitera et recevra également des fonds de RJ Reynolds, propriétaire de la marque Camel.

Que savait-on, en 1994, du fameux CTR? Dans une enquête fouillée publiée dix-huit mois avant que M. Changeux ne formule sa demande de financement, le Wall Street Journal avait décrit cette officine comme responsable de la "plus longue campagne de désinformation de l'histoire économique des Etats-Unis". Créé en 1953, le CTR était piloté en partie par l'agence de relations publiques Hill & Knowlton et des avocats mandatés et payés par les cigarettiers. Il avait pour principale mission d'orienter la recherche scientifique dans un sens favorable à l'industrie, en finançant certains projets et en écartant d'autres.

CHANGER L'IMAGE DE LA NICOTINE

En un peu plus de quarante ans, le CTR a dépensé 282 millions de dollars pour soutenir plus de 1.000 chercheurs qui ont publié quelque 6.000 articles scientifiques. Nombre de ces travaux ont permis de fabriquer et d'entretenir le doute sur les effets du tabac sur la santé, ou encore de changer l'image de la nicotine en mettant l'accent sur ses aspects positifs. Une centaine d'études - les "special projects" - étaient carrément de la science frelatée, pilotée par les seuls avocats pour constituer des "munitions" scientifiques utilisables en justice alors que les procédures judiciaires s'accumulaient à partir du milieu des années 1960...

Tel n'est pas le cas des travaux de M. Changeux, reconnu par ses pairs comme une figure majeure de la neurobiologie. Alors? "Les stratégies de financement de l'industrie du tabac sont complexes, explique l'historien des sciences Robert Proctor (université Stanford, Etats-Unis), le chercheur qui a le plus témoigné aux procès menés outre-Atlantique contre les cigarettiers. Financer des laboratoires prestigieux est très utile aux avocats de l'industrie: lorsqu'on fait valoir qu'ils subventionnent de la science biaisée, ils ont toujours plusieurs noms à mettre en avant pour démentir, dont plusieurs Prix Nobel..."

D'où, à l'évidence, la joie des cadres du CTR à la réception de la demande de financement de M. Changeux. D'autant qu'en octobre 1994, au moment même où le neurobiologiste démarchait le CTR, l'American Medical Association (AMA) écrivait aux doyens de toutes les facultés de médecine des universités américaines pour les enjoindre de ne plus accepter les dollars du CTR ni de ses organisations soeurs, comme le Tobacco Institute et le Center for Indoor Air Research. La plus importante association médicale des Etats-Unis prévenait alors que ces fonds alloués pour la recherche "aident l'industrie à convaincre les décideurs et le public qu'elle a des projets de recherche légitimes en cours (...), et que le jury est toujours en train de délibérer sur la 'controverse'". Et ce, alors que la science est claire sur les dangers du tabac.

Ces fonds sont utilisés "pour faire taire les universités et les chercheurs", ajoutait l'AMA, mais aussi "pour associer des institutions prestigieuses à l'industrie - et donc s'acheter de la respectabilité". Un point de vue qui sera confirmé, en 1998, par le juge californien George Finkle: "Les documents [internes de l'industrie], considérés dans leur ensemble, fournissent des preuves qui appuient les affirmations de l'Etat [de Californie] selon lesquelles les [cigarettiers] ont utilisé le CTR pour tromper le public." Le CTR sera dissous la même année. Il est toujours poursuivi dans 74 procédures judiciaires aux Etats-Unis.

"LE CTR N'ÉTAIT PAS UNE AGENCE SCIENTIFIQUE LÉGITIME"

"Dès 1994, tout chercheur compétent aurait dû savoir que le CTR n'était pas une agence scientifique légitime", estime Stanton Glantz, spécialiste de l'industrie du tabac et professeur de médecine à l'université de Californie à San Francisco. Le financement octroyé au laboratoire de Jean-Pierre Changeux débouchera sur plusieurs publications, dont deux dans la prestigieuse revue Nature. La médiatisation de l'une d'elles, en avril 1999, donnera une image plutôt sympathique de la nicotine: "La nicotine détient la clé d'antidouleurs plus efficaces", titrait la dépêche de Reuters, reprise dans le monde entier.

Du milieu des années 1980 au début des années 2000, d'autres scientifiques et médecins français de premier plan ont, à l'instar de Jean-Pierre Changeux, bénéficié de l'argent du tabac. Tous ont réalisé des programmes de recherche qui intéressaient les cigarettiers. "Clairement, je ne veux pas que nous investissions dans de la recherche qui ne puisse pas nous être utile", écrit le directeur des affaires scientifiques de Philip Morris dans un courriel justifiant son refus d'octroyer un financement de 450.000 dollars au laboratoire de physique des interfaces de l'Ecole polytechnique. "Etre utile": comment? Ces financements jettent le doute sur la sincérité du discours public sur le tabac que tiennent - ou non - les chercheurs financés par les cigarettiers, que ce soit dans les médias ou au sein d'organes publics.

UN AUTRE NEUROBIOLOGISTE RENOMMÉ MIS EN CAUSE

A cet égard, le cas d'un autre neurobiologiste renommé, Jean-Pol Tassin, directeur de recherche à l'Inserm et professeur au Collège de France, interpelle. Les documents internes de l'industrie du tabac indiquent que son équipe et le laboratoire de son chef de service Jacques Glowinski, un des pionniers de la pharmacologie en France, ont reçu 2,8 millions de francs français (546.000 euros courants) de Philip Morris Europe entre 1989 et 2000, année où il a pris la présidence du conseil scientifique de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT)...

Tout commence en 1986. Jean-Pol Tassin et Ian Marcovitch, le directeur scientifique de Philip Morris Europe, basé à Neuchâtel (Suisse), font connaissance au sein de la commission Hirsch, mise en place par le gouvernement pour évaluer le tabagisme en France. Le neurobiologiste y anime un groupe sur la dépendance où M. Marcovitch représente l'industrie.

Le 5 novembre 1987, les deux hommes se revoient au Collège de France pour "explorer la possibilité d'un programme de recherche conçu autour des études du professeur Warburton", selon les notes de M. Marcovitch. On y lit que M. Tassin a "une attitude objective" envers la cigarette, qu'il est "ouvert à l'idée de faire de la recherche sur la nicotine et les récepteurs nicotiniques", et que "de la littérature scientifique lui a été envoyée"...

Ce mystérieux "professeur Warburton" est consultant de longue date pour l'industrie du tabac. Pionnier de la recherche sur les effets positifs de la nicotine sur la cognition (attention, traitement de l'information, mémoire...), ce professeur de psychopharmacologie à l'université de Reading (Royaume-Uni) a publié de nombreux articles sans jamais dévoiler son financement par l'industrie. A partir de 1988, il va jouer un rôle central pour aider les cigarettiers à contrer un rapport-clé du Surgeon General, la plus haute autorité en matière de santé publique aux Etats-Unis. "Nicotine Addiction", publié en mai 1988, affirme pour la première fois que la nicotine peut créer une dépendance aussi forte que l'héroïne et la cocaïne. La mission de M. Warburton sera de casser ce lien nicotine-drogues dures dans les mass media.

ÉTUDES SUR LES EFFETS STIMULANTS DE LA NICOTINE

Si l'industrie se passionne pour les études de Warburton sur les effets stimulants de la nicotine, elle souhaiterait en identifier les mécanismes biologiques sous-jacents. C'est la mission assignée à Jean-Pol Tassin. Fin 1989, il revient de Neuchâtel "enchanté et très stimulé par les échanges fructueux de [sa] réunion avec [le] comité scientifique" de Philip Morris, d'après un courrier de Jacques Glowinski à Ian Marcovitch. "Cette action de la nicotine sur la sensibilisation des systèmes dopaminergiques corticaux sans modification des systèmes dopaminergiques sous-corticaux pourrait expliquer l'effet positif de la nicotine sur les fonctions cognitives décrit par David M. Warburton", écrit M. Tassin dans un courrier adressé à Ian Marcovitch en juin 1990.

En février 1992, les chercheurs écrivent, à propos de neurones particuliers qu'ils ont étudiés, que leur sensibilisation "par l'administration répétée de nicotine pourrait permettre de mieux comprendre les améliorations des performances cognitives observées chez l'homme à la suite de l'ingestion de fumée de tabac (Warburton et al., Psychopharmacology, 1986)". Chercheur brillant, Jean-Pol Tassin peut aussi potentiellement peser sur les politiques publiques: "[Le Collège de France] représente la première entité de recherche neuronale en France et a un rôle d'expert dans toutes les décisions liées à la pharmacologie des drogues, explique un mémo de Philip Morris.

CONVENTION AVEC LE PROPRIÉTAIRE DE MARLBORO ET CHESTERFIELD

Plus troublant encore, les "tobacco documents" suggèrent une certaine emprise de Philip Morris sur les travaux de MM. Glowinski et Tassin. Dans une lettre d'octobre 1988 adressée à Ian Marcovitch, les deux hommes évoquent la convention qu'ils s'apprêtent à signer avec le propriétaire des marques Marlboro et Chesterfield. "Le financement de la première année est seulement assuré", écrivent-ils, et un renouvellement n'interviendra qu'après accord des parties "et évidemment en fonction de votre appréciation des résultats obtenus". Tout aussi étonnant, Jean-Pol Tassin propose en juin 1990 à son sponsor de choisir la revue scientifique à laquelle ses résultats seront soumis: "Au cas où vous auriez une préférence pour un journal particulier, n'hésitez pas à nous le faire savoir", écrit-il...

La collaboration se poursuivra durant toute la décennie. En 1998, M. Tassin soumettra à Philip Morris un nouveau projet intitulé "L'effet neuroprotecteur de la nicotine", qui sera approuvé en 1999. Dix ans plus tard, Jean-Pol Tassin publiera une étude qui fera couler beaucoup d'encre. Elle suggère que la nicotine seule ne suffit pas à déclencher une dépendance chez les fumeurs: d'autres composés du tabac s'avèrent indispensables pour en révéler le pouvoir addictif. Cette étude s'attire immédiatement les foudres de la Société française de tabacologie et de l'Alliance contre le tabac, qui estiment que la mise en cause du rôle de la nicotine dans la dépendance "coïncide avec les intérêts de l'industrie du tabac qui a longtemps nié, dans sa communication externe, que l'addiction à la nicotine était la cause principale du maintien de la consommation et du marché du tabac". M. Tassin s'appuie sur ses résultats pour interroger l'efficacité des substituts nicotiniques...

L'argent du tabac influence-t-il la parole publique des chercheurs qui en bénéficient? Toujours est-il qu'en 2010, dans un long entretien à la Lettre du Collège de France, M. Tassin déclare que "les cigarettiers, en cherchant à fidéliser et à augmenter leur clientèle, ont produit une véritable addiction pathologique, mais en quelque sorte sans le vouloir". "Ils ont toujours cherché à produire les cigarettes les plus agréables possibles, avec l'idée que c'est ce qui fidéliserait les fumeurs, parce qu'ils faisaient le lien entre plaisir et addiction, ajoute le chercheur. De ce fait, on leur prête parfois de fausses intentions. Par exemple, on dit qu'ils mettent de l'ammoniac dans les cigarettes pour rendre les fumeurs plus dépendants. En réalité, au départ, ce n'est pas du tout pour cette raison. Ils veulent obtenir un goût agréable."

"C'est le charabia de l'industrie, commente Stanton Glantz. L'utilisation des mots "agréable" et "goût" est exactement la même que celle des entreprises du tabac, lorsqu'elles cherchent à contourner le fait qu'elles ont manipulé la nicotine et les additifs des cigarettes pour maximiser leur potentiel addictif." Un tel fait, ajoute M. Glantz, est connu et reconnu par l'industrie depuis longtemps puisque, par exemple, les documents internes des cigarettiers montrent qu'ils se considèrent au moins depuis 1963 comme étant dans "le business de vendre de la nicotine, une drogue addictive, et efficace dans les mécanismes de relâchement du stress"...

DES FINANCEMENTS REÇUS PENDANT AU MOINS DOUZE ANS

Les "tobacco documents" révèlent aussi l'ampleur du financement par l'industrie des activités de recherche de Robert Molimard, professeur de médecine, fondateur de la Société de tabacologie (qu'il a présidée jusqu'en 2004) et du diplôme interuniversitaire de tabacologie. Sous le nom de code "Broca", le laboratoire de M. Molimard a touché près de 3,5 millions de francs français (700.000 euros courants) de Philip Morris entre 1986 et 1998. On ne sait si son financement a perduré au-delà de 1998, les archives de l'industrie n'étant pas encore intégralement numérisées. Mais le nom de Robert Molimard réapparaît en 2000 sur une liste de scientifiques sollicitant un financement de Philip Morris Europe pour l'année 2001...

Ces financements, reçus pendant au moins douze ans, n'ont pas été dévoilés par M. Molimard dans ses publications scientifiques. Ils contredisent sa déclaration d'intérêts au Formindep (association de médecins plaidant pour une formation et une information médicales indépendantes des firmes pharmaceutiques) dont il est membre du conseil d'administration. Il déclare en effet sur l'honneur n'avoir été sponsorisé par les cigarettiers qu'"entre 1988 et 1990", afin de "payer [s]a technicienne". Ses conventions signées avec Philip Morris mentionnent pourtant l'entretien d'un "chercheur à plein temps".

UN RÔLE STRATÉGIQUE AUPRÈS DES POUVOIRS PUBLICS

Pour l'industrie, soutenir Robert Molimard était évident. "Le professeur Molimard est considéré en France comme un des experts les plus importants sur le tabagisme", précise un mémo de Philip Morris, qui souligne également le rôle stratégique qu'il peut jouer auprès des pouvoirs publics: "Il a été membre de la commission officielle mise sur pied par le gouvernement pour discuter du tabagisme (la 'commission Hirsch')". M. Molimard voyait régulièrement Ian Marcovitch, sorte d'"agent traitant". Lors de ces rencontres, le tabacologue informait l'industrie de l'avancement de ses travaux, mais aussi des derniers développements politico-scientifiques concernant le tabac en France. Début décembre 1992, il annonce sa nomination au sein du groupe "additifs aux produits du tabac" piloté par le Conseil supérieur d'hygiène publique (ministère de la santé). Un groupe chargé d'établir une liste cruciale pour l'industrie: celle des additifs autorisés dans les cigarettes en France. En février 1993, Ian Marcovitch rend à nouveau visite à M. Molimard "pour avoir des nouvelles de l'évolution des travaux au sein du groupe d'experts sur les additifs du tabac".

Les prises de position de M. Molimard dans le débat public, assez tranchées, rejoignent souvent les thèses de l'industrie du tabac. Il estime par exemple qu'"il n'y a pas de dépendance à la nicotine", et que le rapport du Surgeon General de 1988 est un "canular fantastique monté par l'industrie pharmaceutique pour vendre ses substituts nicotiniques, gommes et patchs en tête !". Pour lui, augmenter les taxes sur les cigarettes, comme le recommande la convention-cadre de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac, est une erreur. Les taxes ne découragent pas les fumeurs, dit-il, mais renforcent la contrebande. Autre exemple: l'interdiction de fumer dans les lieux publics relève de l'"intrusion fascisante" pour M. Molimard.

En janvier 2009, il sera invité à en parler aux côtés de plusieurs ex-consultants ou proches de l'industrie du tabac lors d'une conférence contre la prohibition du tabac, organisée à Bruxelles par le réseau The International Coalition Against Prohibition (TICAP). Alerté par trois organisations antitabac, le Parlement européen qui devait accueillir cette conférence dans ses murs l'interdira à la dernière minute. Elle aura néanmoins lieu dans un hôtel tout proche...

David Leloup et Stéphane Foucart


Jean-Pierre Changeux: «Aujourd'hui, je ne ferais plus appel à de tels fonds»

Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste à l'Institut Pasteur, élu professeur au Collège de France en 1975, a occupé la chaire "Communications cellulaires" jusqu'en 2006. Auteur de L'Homme neuronal (Fayard, 1983), il a présidé le Comité consultatif national d'éthique de 1992 à 1998.


«Me suis-je préoccupé des aspects déontologiques liés au financement de mon laboratoire par le Council for Tobacco Research (CTR)? Oui. Il était bien connu à l'époque que les industriels du tabac avaient publié des données falsifiées et fait de la publicité mensongère sur le tabagisme. Je présidais alors le Comité consultatif national d'éthique. Pour moi, l'essentiel était la liberté de la recherche, sans mainmise du CTR, ce que j'ai obtenu.

Comme le montre notre article publié en 1998 dans
Nature, financé partiellement par le CTR, nous avons confirmé la dépendance à la nicotine sur un modèle animal, et analysé le rôle du récepteur de l'acétylcholine dans cette dépendance. Ce travail a ainsi contribué à montrer que les allégations des cigarettiers sur l'absence de dépendance nicotinique liée à l'usage du tabac étaient fausses.

Concernant notre financement par le cigarettier RJ Reynolds, je ne me souviens plus des montants perçus à la fin des années 1990. Une branche de cette société, devenue par la suite indépendante, s'intéressait à la pharmacologie des effets positifs de la nicotine.

La nicotine a des effets addictifs, avec d'autres substances du tabac, qui entraînent cancers et maladies cardiovasculaires. Mais elle a aussi des effets bénéfiques: c'est un stimulant cognitif, un neuroprotecteur important pour la lutte contre Alzheimer, et elle a des propriétés analgésiques et antidépressives.

Notre financement par le CTR et RJ Reynolds s'est fait en toute transparence, avec l'accord de ma hiérarchie à l'Institut Pasteur, et la mention de ces financements dans les articles publiés. Il va de soi que, depuis des années, nous ne recevons plus de tels financements, et qu'aujourd'hui je ne ferais certainement plus appel à des fonds de cette nature. En effet, même si la dangerosité du tabac est scientifiquement établie, le tabagisme est toujours un fléau mondial et les marchands de cigarettes sont toujours très puissants.»




Jean-Pol Tassin: «Je dois beaucoup à M. Marcovitch»

Jean-Pol Tassin, neurobiologiste, directeur de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et professeur au Collège de France, président du conseil scientifique de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et les toxicomanies (MILDT) depuis 2000.


«Ian Marcovitch m'a proposé un financement en 1986. J'ai décliné. Deux ans plus tard, quand notre labo a eu des soucis financiers, je l'ai rappelé. Cette subvention amicale ne m'a pas posé de problème éthique. Elle n'a en rien influencé mon discours sur le tabac.

Philip Morris avait besoin d'informations pointues sur la recherche. J'étais un expert ressource pour eux. On se voyait une ou deux fois l'an pour échanger sur l'évolution des connaissances. Jamais ils ne sont intervenus dans nos travaux, et notre financement n'était pas conditionné aux résultats obtenus.

La proposition du choix du journal, c'était pour leur faire plaisir. On ne nous a jamais dit de viser tel ou tel journal. On a publié quelques articles sur la nicotine, mais c'était pour justifier notre financement. Ils nous ont dit:
"Merci de nous remercier, mais si vous préférez ne pas le faire, ne le faites plus. Cela ne nous rapporte pas grand-chose et ça peut vous créer des ennuis." Les remerciements en pied d'article étaient aléatoires.

Je dois beaucoup à M. Marcovitch. Son intervention m'a vraiment aidé: près de 40.000 euros en moyenne par an pendant onze ans, c'est appréciable. Je ramenais environ 10% du budget du labo, qui comptait 60 personnes. Quand j'avais besoin d'un appareil, le service ne me le refusait jamais. C'est le seul avantage dont j'ai profité. On leur coûtait
"la moitié de l'aile avant gauche d'une formule 1 aux 24 heures du Mans", disait Marcovitch.

C'est très intéressant de visiter leurs usines. Ils ont une rigueur extraordinaire, ils vérifient en permanence la qualité de leurs produits. Ils sont infiniment plus rigoureux que n'importe quel scientifique. Ils ont l'argent pour ça.

J'ai continué à voir M. Marcovitch après sa retraite. Il avait mille roses dans son jardin. On refaisait le monde. Il incarnait le contraire de l'image qu'on peut avoir de l'industrie du tabac.

Quand le labo a fermé, en 2009, Jacques Glowinski m'a appelé. Il restait un reliquat de 25.000 euros de Philip Morris. Je l'ai récupéré.»




Robert Molimard: «J'ai juste témoigné en justice...»

Robert Molimard, professeur de médecine, fondateur de la Société de tabacologie (qu'il a présidée jusqu'en 2004) et du diplôme interuniversitaire de tabacologie, a dans les années 1990 fait partie du groupe "additifs aux produits du tabac" piloté par le ministère de la santé.


«Effectivement, le responsable scientifique de Philip Morris Europe, Ian Marcovitch, a réussi à m'aider financièrement jusqu'en 1998. Je ne m'en souvenais pas mais viens de retrouver sur mon ordinateur une lettre qui le confirme. Je n'ai jamais, à titre personnel, touché un euro de ces financements. Ils ont été versés à l'association Naturalia et Biologia pour payer la technicienne de mon laboratoire et acheter des rats.

Jamais Philip Morris ne m'a demandé d'orienter mes recherches dans tel ou tel sens. La seule chose que j'ai faite pour eux, à la demande de M. Marcovitch, c'est de leur fournir un témoignage écrit dans le cadre d'un procès aux Etats-Unis où ils étaient accusés d'ajouter de la nicotine à leurs cigarettes pour augmenter la dépendance des fumeurs.

J'ai écrit ce que je pense et défends depuis des années: si la dépendance au tabac est très forte, la dépendance à la nicotine n'existe pas et ne l'explique pas.

J'ai consacré ma vie à essayer de sortir les fumeurs de leur trou. En 1977, j'ai créé à l'hôpital de Nanterre une consultation de tabacologie que j'ai assurée personnellement durant toute ma carrière. Je sais ce qu'est un fumeur en proie au sevrage. La lutte contre le tabagisme est un échec absolu parce qu'elle est pilotée par des gens qui ne connaissent pas les fumeurs.

Il y a de plus une infiltration par l'industrie pharmaceutique de tous les organismes de décision, dont l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Ils cherchent à faire du tabagisme passif un problème majeur de santé publique, ce qu'il n'est pas. Cette manipulation scientifique est destinée à permettre la mise en place de lois coercitives qui visent à pousser les fumeurs au sevrage pour qu'ils deviennent les nouveaux clients des laboratoires pharmaceutiques.

Les cigarettiers ne peuvent pas riposter: ils ne peuvent faire de la publicité que chez les marchands de tabac. En face, les grands laboratoires font des réclames pour leurs patchs - qui sont de purs placebos - sur les affiches, les bus et à la télévision.»




Quand fumer devient bon pour la santé

Le colloque s'intitule "Le plaisir est-il en danger?". Il est organisé, en janvier 1997 à Paris, par Associates for Research into the Science of Enjoyment (Arise, Scientifiques associés pour l'étude du plaisir), une association internationale "de scientifiques et d'universitaires qui débattent de questions liées aux plaisirs légaux". Environ 25 journalistes se déplacent pour écouter psychiatres, professeurs d'université, chercheurs et écrivains en vue discourir "du rôle du plaisir pour réduire le stress et promouvoir la santé". L'historien Jean-Louis Flandrin, alors directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), intervient par exemple sur le thème: "La table et le sexe en France, du Moyen Age à nos jours".

"Une journaliste très connue a couvert la conférence pour France Inter en concluant qu'"un morceau de chocolat, un verre de vin, une bonne cigarette, ne vous gênez pas ! Au lieu d'être obsédé par la santé, tout le monde devrait être obsédé par le plaisir, qui induit une bonne santé"", précise un mémo de Philip Morris que Le Monde a exhumé des "tobacco documents". Il ajoute: "Le Parisien a également couvert la conférence dans un long article de fond intitulé "Le plaisir, un bon médicament". D'autres papiers suivront dans les nombreux mensuels présents à la conférence."

Le plan secret des industriels du tabac a parfaitement fonctionné. Les journalistes sont tombés dans le panneau. Car les cigarettiers n'ont pas seulement financé des recherches qui leur étaient favorables dont les résultats ont inondé la littérature scientifique. Ils ont aussi réussi le tour de force de faire publier des centaines d'articles positifs pour l'industrie dans les médias. Au moins 846 rien que sur Arise entre 1989 et 2005, dans la presse européenne, australienne et américaine, selon une étude d'Elizabeth Smith (professeure de sciences sociales et comportementales à l'université de Californie à San Francisco) publiée en 2006 dans European Journal of Public Health.

"PETITS PLAISIRS"

Arise était la riposte des cigarettiers au rapport des autorités sanitaires fédérales américaines de mai 1988 affirmant que la nicotine peut créer une dépendance aussi forte que l'héroïne et la cocaïne. Dès que le rapport sort, Philip Morris et Rothmans demandent à David Warburton, professeur de psychopharmacologie à l'université de Reading (Royaume-Uni) et consultant de l'industrie du tabac, de rassembler un groupe international de sociologues, psychologues, éthiciens et scientifiques, dont la mission sera précisément de briser ce lien entre nicotine et drogues dures. L'idée? Positionner la cigarette sur le même plan que d'autres "petits plaisirs" qui soulagent le stress, comme le chocolat, le café, le vin ou les bonbons.

Arise s'efforcera même de populariser l'idée - biaisée - que le plaisir éprouvé en fumant une cigarette renforce l'immunité puisque fumer soulage le stress, qui, lui, a un effet négatif sur le système immunitaire. Bref, fumer - première cause de mortalité évitable dans le monde - aurait ainsi un effet positif sur la santé: le retournement de réalité est digne d'un roman de George Orwell...

L'organisation de colloques internationaux (Venise, Rome, Amsterdam, Kyoto...), de tables rondes, de sondages d'opinion, et la publication de trois livres offriront ainsi une belle visibilité médiatique à Arise durant les années 1990. Financée par Philip Morris, British American Tobacco, RJ Reynolds, Rothmans et Gallaher, l'association se présente pourtant publiquement comme "indépendante". En 1994, année où elle s'ouvre à l'industrie agroalimentaire, son budget annuel dépasse les 386.000 dollars (414.000 euros courants).

Les archives du tabac révèlent que le sociologue français Claude Fischler, directeur de recherches au CNRS, paraît avoir été instrumentalisé par l'industrie du tabac. En 1993, il est repéré par Hélène Bourgois, la directrice du Groupement de fournisseurs communautaires de cigarettes (GFCC, qui regroupe les majors américains, britanniques et français), qui fait circuler un de ses articles intitulé "L'addiction, un concept à utiliser avec modération?" au sein de la Confédération des fabricants de cigarettes de la Communauté européenne (CECCM, principal lobby européen du tabac basé à Bruxelles).

"AUX FRAIS DE LA PRINCESSE"

En avril 1997, Claude Fischler est invité par Arise - "aux frais de la princesse", se souvient-il aujourd'hui - pour intervenir à un colloque international de quatre jours à Rome sur le thème: "La valeur des plaisirs et la question de la culpabilité". L'événement se clôture par un cocktail et un dîner de gala à la villa Monte Mario, qui offre l'un des plus beaux panoramas sur la Ville éternelle.

"Cette conférence positionne le tabac comme étant similaire à la nourriture, dont la consommation peut être parfois "risquée", mais qui est essentielle à la vie, contrairement au tabac", commente Elizabeth Smith. L'intervention du sociologue porte notamment sur les "jugements moraux binaires" qui souvent condamnent les aliments pour "le décès éventuel de celui qui les mange": "M. Fischler perpétue l'argument de l'"inévitabilité" - "les gens qui mangent meurent" - selon lequel il n'y a aucune raison d'éviter de tels produits puisque de toute façon nous mourrons tous. Cela sans se poser la question de savoir comment - paisiblement ou dans la douleur, à la suite d'un cancer du poumon ou d'un diabète? - ou quand - à 80 ans ou à 60 ans?", note-t-elle.

Le sociologue se focalise aussi sur les "croyances" concernant ces produits, et sur leur image, plutôt que sur leurs véritables effets sur la santé, "ce qui tend à normaliser leur consommation, poursuit la chercheuse. Enfin, il se focalise sur les consommateurs – le mangeur de sucre solitaire, le fumeur – et leur stigmatisation supposée plutôt que sur les industries qui promeuvent ces produits."

Selon sa déclaration d'intérêts à l'Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA), M. Fischler est actuellement consultant pour Nestlé, Barilla et l'Institut Benjamin-Delessert (créé par le Centre d'études et de documentation du sucre, Cedus, financé par l'industrie sucrière). "Je n'ai jamais été consultant pour l'industrie du tabac et n'ai pas eu de 'collaboration' particulière avec Arise. J'ai juste été invité par David Warburton à parler à un colloque, par l'intermédiaire d'un collègue américain, se souvient le sociologue. J'ignorais que les cigarettiers finançaient l'événement, mais j'avais trouvé bizarre qu'un groupe de gens fume aussi ostensiblement lors des pauses. Je n'avais jamais vu ça à un colloque..."

D.Lp. et S.Fo.


Pour la Journée mondiale contre le tabac, jeudi 31 mai 2012, Le Monde s'est plongé dans les "tobacco documents", à la recherche des liens entretenus par certains chercheurs français avec l'industrie américaine du tabac. Ces documents secrets ont été versés dans le domaine public à partir de 1998, après les poursuites de 46 Etats américains contre les majors de la cigarette. Quelque 13 millions de documents, soit plus de 79 millions de pages, ont, depuis, été numérisés et sont accessibles sur un site hébergé par l'université de Californie à San Francisco, grâce à des fonds de l'American Legacy Foundation - laquelle bénéficie, par décision de justice, d'une dotation des cigarettiers pour maintenir et enrichir la Legacy Tobacco Documents Library.

Dossier publié dans Le Monde, 2 juin 2012
(web: 1, 2, 3, 4 et 5) (PDF)

Réaction de Jean-Pol Tassin et réponse du Monde, 21 juin 2012 (web)

Lire la suite...

mercredi 30 mai 2012

[+/-]

Guerre secrète du tabac: la «French connection»



Episode 1/2 | Les documents internes de l’industrie cigarettière américaine révèlent comment elle a enrôlé des scientifiques français pour nier ou minimiser l’impact du tabagisme passif.

Le 19 juin 1989, Keith Teel, avocat au cabinet Covington & Burling, écrit un mémo confidentiel à plusieurs hauts cadres de Philip Morris. "Depuis un certain temps, écrit-il, nous travaillons à recruter des scientifiques français qui pourraient nous aider sur le problème de l'ETS environmental tobacco smoke, littéralement "fumée ambiante du tabac". La semaine dernière, en France, chez John Faccini, les membres de notre groupe britannique ont rencontré quatre scientifiques français qui, espérons-le, formeront [en France] le noyau dur d'un groupe de sept à neuf consultants sur la question de la qualité de l'air intérieur et de l'ETS."

La rencontre qu'il y détaille a lieu chez un consultant d'origine britannique installé en France, ancien du groupe Pfizer devenu directeur de l'Institut français de toxicologie, une société privée installée à Lyon. Elle donne le coup d'envoi de la participation occulte d'un petit groupe de chercheurs français à une vaste campagne de propagande scientifique pour dédouaner le tabagisme passif de ses méfaits. Une plongée dans les documents internes que les cigarettiers américains ont depuis été contraints, par décision de justice, de rendre publics, offre un aperçu fascinant et inédit des "French connections" de cette conjuration.

Mais pour comprendre le "problème de l'ETS" qu'évoque l'avocat dans son mémo, il faut d'abord revenir en 1981. Cette année-là, le 17 janvier, le British Medical Journal publie les résultats d'une grande enquête épidémiologique montrant, sans ambiguïté, le lien entre tabagisme passif et cancer du poumon. L'étude menée par Takeshi Hirayama (Institut national de recherche sur le cancer, Tokyo) est solide. Plus de 91.000 femmes, non fumeuses et âgées de plus de 40 ans, recrutées sur l'ensemble du territoire nippon ont été suivies pendant près de quinze années: celles qui partagent la vie d'un fumeur montrent un risque de cancer pulmonaire accru, proportionnel à la quantité de cigarettes quotidiennement consommées par leur compagnon... Dans les années suivantes, une abondante littérature confirmera et renforcera ce constat.

Pour les cigarettiers, le risque se concrétise vite. Dès le milieu des années 1980, une trentaine d'Etats américains considèrent que les preuves scientifiques apportées suffisent à bannir la cigarette des lieux publics. D'où une baisse de la consommation. La réaction ne se fait pas attendre. Pour éviter la contagion, les industriels mettent sur pied un réseau mondial de ceux qu'ils nomment dans leurs documents internes les "blouses blanches": des scientifiques secrètement rémunérés par eux comme consultants.

"Le but de ce programme était d'identifier, de former et de promouvoir des scientifiques, médecins ou ingénieurs qui ne seraient pas assimilés à l'industrie par le public", expliquent Joaquin Barnoya et Stanton Glantz (université de Californie à San Francisco), deux des meilleurs connaisseurs des stratégies de l'industrie cigarettière, dans une analyse publiée en 2005 dans l'European Journal of Public Health. De fait, pour n'avoir aucun contact direct avec les cigarettiers, c'est le cabinet d'avocats Covington & Burling, mandaté par Philip Morris, qui s'occupe de recruter les "blouses blanches", de les payer, de les défrayer et de rendre compte de leurs activités.

Un mémo interne de Philip Morris, daté d'avril 1988, décrit en termes simples l'objectif du projet: "Il permettra de continuer d'utiliser l'argument selon lequel il n'y a pas de preuve scientifique convaincante que l'ETS représente un risque pour les non-fumeurs." Une autre note interne, datée de février de la même année, explique qu'il devra "disperser les suspicions de risques" - en mettant systématiquement en avant d'autres polluants de l'air intérieur.

Qui sont les "quatre scientifiques français" mentionnés par Covington & Burling dans le mémo de juin 1989? Le message de l'avocat ne précise pas le nom de ces "consultants" français. Quelques mois plus tard, Philip Morris fait organiser à Montréal (Canada) un "symposium international sur l'ETS". La conférence semble d'abord un événement scientifique "normal": elle se tient dans les murs d'une prestigieuse institution - l'université McGill - et est financée par une organisation au nom rassurant - l'Institute for International Health and Development (IIHD). La "conférence de McGill" est aujourd'hui citée comme un modèle de manipulation de la science et d'"industrie du doute".

Car non seulement l'IIHD était une organisation-écran de l'industrie du tabac, non seulement les portes de l'université McGill avaient été ouvertes par le toxicologue Donald Ecobichon, un professeur de l'institution financée par les cigarettiers, mais la totalité des quelque 80 participants étaient invités, et payés ou défrayés, par Covington & Burling. Les "tobacco documents" mentionnent parmi eux quatre Français: André Fave, présenté comme un vétérinaire sans affiliation académique, Roland Fritsch et Guy Crépat, professeurs de biologie à l'université de Bourgogne, et Alain Viala, professeur à la faculté de pharmacie de Marseille...

Comment évaluer leur rôle? D'abord, leur seule présence sur la liste des participants contribue à donner un caractère international à l'événement, gage de crédibilité. Dans un rapport d'activité adressé à ses commanditaires, Covington & Burling se félicite ainsi que "quelque 30 scientifiques européens de sept pays différents" aient participé à l'événement. Ensuite, il s'agissait pour les quatre Français de se "former" à la rhétorique de l'industrie. De fait, dans le mémo de juin 1989, Covington & Burling déplore que les scientifiques français approchés, bien que désireux de s'investir, soient désarmés sur le terrain du tabagisme passif. Dès lors, écrivent les avocats de Covington & Burling, "nous avons pensé qu'il serait utile qu'ils échangent avec plusieurs de nos scientifiques britanniques plus avertis". Lesquels sont présents en masse à Montréal.

Quant à l'utilité de la conférence, elle ne fait aucun doute: Covington & Burling précise que le compte rendu, édité sous forme de livre, a été distribué en Europe à "des journalistes et des parlementaires". Quelque 400 copies ont été ainsi écoulées. Or les conclusions du conclave sont, bien sûr, que le tabagisme passif est "un sujet controversé", en raison "du peu de confiance dans les publications", de "l'impossibilité à conclure" du fait des "biais introduits dans les travaux sur l'ETS"... Bref, qu'il n'y a encore nulle raison d'exclure la cigarette des lieux publics. Dans les documents internes du Tobacco Institute - un think tank financé par les majors du tabac -, on trouve ainsi une lettre type exposant les conclusions de la "conférence de McGill" adressée à plusieurs dizaines de journalistes américains de la presse nationale et régionale identifiés comme "équilibrés" ou "favorables"...

Les quatre Français présents à Montréal en novembre 1989 ont continué, dans les années suivantes, à percevoir de l'argent de Covington & Burling. Et dès 1990 d'autres Français les rejoignent sur les listes de consultants dressées par le cabinet d'avocats. On y trouve Dominique Bienfait (chef du service aérolique et climatisation du Centre scientifique et technique du bâtiment), André Rico (toxicologue à l'Ecole nationale vétérinaire de Toulouse, légion d'honneur 1998), Georges Tymen (spécialiste des particules en suspension dans l'atmosphère à l'université de Brest), John Faccini (alors président de la Fédération internationale des sociétés de toxicologues-pathologistes) ou encore Jacques Descotes (aujourd'hui directeur du Centre antipoison - Centre de pharmacovigilance du CHU de Lyon)...

Seule une part des émoluments des "blouses blanches" françaises figure dans les "tobacco documents", les archives de l'industrie n'étant encore pas intégralement numérisées. Le bilan 1991 de Covington & Burling indique par exemple que les sommes offertes à chacun varient considérablement, des modiques 2.279 francs suisses (2.580 euros courants) de M. Descotes, qui n'a semble-t-il joué qu'un rôle mineur dans le dispositif, aux 46.445 francs suisses (52.584 euros courants) de M. Faccini, discrètement versés sur un compte en Suisse. La moyenne se situe sur 1991 autour d'une dizaine de milliers de francs suisses par consultant. Ces rémunérations sont toutefois très inférieures à celles des consultants britanniques dont certains sont payés jusqu'à dix fois plus.

Ces sommes ne sont pas des crédits de recherche. A quels services correspondent-elles? Souvent, les documents ne l'explicitent pas. "J'ai été contacté, au début des années 1990, par un toxicologue britannique du nom de George Leslie qui m'a proposé de faire partie d'un groupe de scientifiques intéressés par l'étude de la pollution de l'air intérieur, raconte Jacques Descotes, seul "consultant" que nous ayons réussi à joindre et à faire réagir à sa présence dans les "tobacco documents". J'ai accepté, mais mon seul contact a toujours été George Leslie et je n'ai jamais eu de liens avec Philip Morris ou Covington & Burling. Je n'ai jamais été payé. Les 2.279 francs suisses dont il est question dans les documents sont vraisemblablement les frais liés aux coûts de mes participations à des conférences."

Un courrier d'avril 1992, envoyé par George Leslie à Covington & Burling, indique toutefois que M. Descotes a facturé des honoraires pour sa présence à une conférence à Athènes (Grèce) en 1992, sans toutefois en préciser le montant. Pour ce même événement, André Rico et Alain Viala ont réclamé 4.000 francs français (830 euros courants) par jour, comme le montrent les factures qu'ils ont établies à l'intention de George Leslie... Toutes ces réunions scientifiques sur la qualité de l'air intérieur sont co-organisées par l'association Indoor Air International (IAI), dont George Leslie est le coordinateur. Les "tobacco documents" l'indiquent sans ambiguïté: tout est financé par l'argent du tabac et mis en musique par George Leslie, sous la supervision de ses maîtres. Ces conférences sont l'un des éléments-clés de la stratégie des cigarettiers pour relativiser les risques liés au tabagisme passif.

"Au début, j'avoue ne pas m'être trop posé la question de la provenance de tout cet argent qui servait à organiser ces conférences, toujours tenues dans des cadres agréables. Je n'ai appris qu'incidemment, par un autre membre du groupe, que l'argent provenait de Philip Morris, poursuit M. Descotes. Au départ j'ai imaginé que l'objectif était de constituer un réseau de taupes dans la communauté scientifique et médicale, des sortes d'agents dormants qui pourraient être "réveillés". Comme je n'avais pas l'intention d'être jamais "réveillé", cela ne me posait pas de problème. Aujourd'hui encore, je ne comprends pas l'intérêt qu'ils pouvaient avoir dans l'organisation de ces conférences sur l'air intérieur puisque aucun de nous n'était spécialiste du tabac et qu'il n'était presque jamais question de tabagisme passif..."

L'explication est simple. On la trouve notamment dans un mémo de 1990 de Covington & Burling adressé à Philip Morris, présentant une conférence à venir à Lisbonne (Portugal): "Le centre d'intérêt ne sera pas le tabac, ce sera plutôt de montrer l'insignifiance de la fumée ambiante de la cigarette, en mettant en avant les vrais problèmes de qualité de l'air", écrit Covington & Burling. Après Montréal et Lisbonne, le cabinet se félicite, dans la même note interne, de voir venir d'autres conclaves sur le sujet, organisés ou noyautés par ses "blouses blanches": Budapest, Hanovre, Milan, Visby, Windsor, Oslo...

Et en France? En 1995, 1998 puis 2001, Guy Crépat et Roland Frisch (université de Bourgogne) organisent au sein de leur institution de telles conférences sur l'air intérieur. Aux côtés d'Indoor Air International (IAI) apparaissent comme co-organisateurs deux associations scientifiques sans lien avec le tabac: la Société française de toxicologie (SFT) et l'Association pour la prévention de la pollution atmosphérique (APPA).

Mais l'organisation est sous influence. En 1995, près de la moitié des 18 membres du comité technique de la conférence sont des consultants payés ou confortablement défrayés par l'argent du tabac. En 1998, ils sont cinq sur six ; en 2001, ils sont quatre sur quatre. Résultat? Là encore, les scientifiques qui y participent parlent de tout ce qui peut polluer l'air intérieur - "allergènes animaux", "champignons et moisissures", "émanations des moteurs Diesel ", "virus et bactéries", "radon ", etc. - sauf du tabagisme passif.

Au contraire du faux colloque de McGill, ces conférences voient la participation d'une majorité de scientifiques sans lien avec le tabac, venant simplement présenter leurs travaux. Mais en excluant ou en marginalisant le tabagisme passif, les "blouses blanches" de l'IAI - qui deviendra plus tard l'International Society of the Built Environment (ISBE) - parviennent à diluer, voire à faire disparaître les risques liés à la fumée de cigarette... Dans un mémo adressé à Philip Morris en 1990, Covington & Burling l'explique sans fard: "Nos consultants ont créé la seule société scientifique au monde qui traite des questions de qualité de l'air intérieur."

D'où le rôle des cigarettiers dans la construction de l'ensemble d'un domaine de recherche et sa perception par le public, les décideurs... et les médecins eux-mêmes ! "Jusqu'en 2005, de nombreux collègues de l'Académie de médecine, tout à fait honnêtes, me demandaient si j'étais sûr que le tabagisme passif relevait bien de la santé publique et pas plutôt de la politesse", confie le professeur Gérard Dubois (CHU d'Amiens), pionnier français de la lutte contre le tabac.

La société savante en question - l'ISBE, donc - fonde même une revue scientifique, Indoor and Built Environment. Mais là encore, les dés sont pipés. Une étude dirigée par David Garne (université de Sydney, Australie) parue en 2005 dans The Lancet a montré qu'Indoor and Built Environment publiait une large part de travaux menés par des consultants du tabac aux conclusions favorables à l'industrie. La revue valorise aussi les "blouses blanches" qui ne parviennent pas à publier dans d'autres revues scientifiques. Selon la base de données Scopus, Guy Crépat a publié cinq articles dans toute sa carrière, dont quatre dans Indoor and Built Environment. Son compère Roland Fritsch en a un total de quatre à son actif, dont trois dans la fameuse revue...

Contrôle sur le contenu de conférences, contrôle sur une revue savante: l'industrie du tabac a donc eu entre ses mains d'utiles ficelles. Mais ce n'est pas tout. En juin 1990, la panique s'empare des cigarettiers: l'Agence américaine de protection de l'environnement (EPA) vient de conclure que la fumée de cigarette est un cancérogène avéré et que 3 800 Américains meurent chaque année du tabagisme passif. Ces conclusions - provisoires - sont ouvertes aux commentaires.

L'industrie active ses troupes. Comme d'autres, Guy Crépat et John Faccini se muent en lobbyistes internationaux et, sans déclarer leurs liens financiers avec les cigarettiers, soumettent chacun un commentaire très critique envers la méthodologie de l'EPA. Dans sa contribution, Guy Crépat critique les statistiques utilisées par l'agence américaine, bien que n'ayant lui-même jamais publié de travaux de biostatistiques... A l'appui de son argumentaire, il cite également, en annexe, une publication d'Alain Viala, autre "blouse blanche" française de l'industrie... De son côté, John Faccini adresse en guise de commentaire à l'EPA la version anglophone de l'un de ses articles, écrit à la demande des industriels.

Après le lobbying transatlantique, place à l'entrisme local. Certains consultants s'immiscent dans l'APPA - qui, elle, n'a aucun lien avec les cigarettiers. Cette association de médecins et de scientifiques est un interlocuteur-clé des pouvoirs publics sur les questions de qualité de l'air. Au début des années 1990, Alain Viala devient président de son comité régional PACA-Marseille. Choquée, l'actuelle direction de l'APPA dit n'avoir jamais été informée d'un tel conflit d'intérêts, mais précise que l'association s'est séparée de M. Viala voilà plusieurs années, à la suite de la découverte d'autres malversations qui se sont soldées devant la justice...

Son implication dans l'APPA et son titre de professeur donnent à M. Viala toute légitimité à s'exprimer dans la presse. Le Parisien le cite le 18 octobre 1991: il y déclare que "les risques de cancer [dû au tabagisme passif] ne sont pas certains". A l'Agence France Presse (AFP), il assure à la même époque qu'il n'y a pas de "démonstration convaincante que l'exposition à la fumée ambiante du tabac augmente les risques de cancer chez les non-fumeurs". Le professeur de médecine Stanton Glantz, spécialiste des stratégies des majors de la cigarette, y voit "la rhétorique classique de l'industrie" et note que les termes employés par M. Viala, "fumée ambiante du tabac", sont une expression inventée par les cigarettiers.

En France, fumer dans les lieux publics a été interdit en 2007, vingt et un ans après que les autorités sanitaires fédérales américaines ont reconnu le lien entre plusieurs maladies et le tabagisme passif. Quel est le bilan de celui-ci, en France, lors de ces deux décennies? Dans un récent Bulletin épidémiologique hebdomadaire, l'épidémiologiste Catherine Hill (Institut Gustave-Roussy) estime qu'en 2002 environ 1 100 non-fumeurs en sont morts. C'est l'une des estimations les plus basses, d'autres donnent le triple. Supposons - hypothèse basse - que l'exposition hors domicile soit responsable de la moitié du bilan: entre 1986 et 2007, le doute savamment entretenu par l'industrie serait alors responsable de quelque 10.000 morts. Et sans doute bien plus.

Stéphane Foucart et David Leloup


Pour la Journée mondiale contre le tabac, jeudi 31 mai 2012, Le Monde s'est plongé dans les "tobacco documents", à la recherche des liens entretenus par certains chercheurs français avec l'industrie américaine du tabac. Ces documents secrets ont été versés dans le domaine public à partir de 1998, après les poursuites de 46 Etats américains contre les majors de la cigarette. Quelque 13 millions de documents, soit plus de 79 millions de pages, ont, depuis, été numérisés et sont accessibles sur un site hébergé par l'université de Californie à San Francisco, grâce à des fonds de l'American Legacy Foundation - laquelle bénéficie, par décision de justice, d'une dotation des cigarettiers pour maintenir et enrichir la Legacy Tobacco Documents Library.

Le Monde
, 26 mai 2012 (web) (PDF)

Lire la suite...