vendredi 19 novembre 2010

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Ces encombrants conflits d’intérêts des experts de la grippe


En Belgique, la transparence sur les intérêts des experts qui orientent les décisions publiques fait défaut. Le Comité scientifique Influenza et le Conseil supérieur de la santé refusent de dévoiler la liste exacte et les déclarations d’intérêts des experts qui ont recommandé au gouvernement le choix exclusif du vaccin anti-H1N1 de GlaxoSmithKline, alors que tous nos voisins ont systématiquement sollicité plusieurs labos. Enquête.

Mais qui sont donc les experts qui ont recommandé au gouvernement fédéral d’acheter le vaccin adjuvanté de GlaxoSmithKline (GSK) contre la grippe A/H1N1, et aucun autre? Cette question toute simple, nous l’avons posée à de multiples reprises au SPF Santé publique ces derniers mois. Une réponse précise ne nous est jamais parvenue.

Rétroactes. En octobre 2005, alors que la grippe aviaire A/H5N1 est aux portes de l’Europe, un Commissariat interministériel «Influenza» est créé. Objectif: centraliser toutes les actions menées dans le cadre de la grippe aviaire et rapporter directement au ministre de la Santé.

Le Commissariat comprend un comité scientifique et un comité de pilotage. «Le comité scientifique est chargé du suivi de la situation tant épidémiologique que scientifique, il évalue les risques au niveau humain et animal pour la société belge, et émet des recommandations et des avis scientifiques, explique Jan Eyckmans, porte-parole du Commissariat et du SPF Santé publique. C’est donc le Comité scientifique Influenza qui recommande le choix du vaccin.»

A son origine en 2005, poursuit Eyckmans, ce comité était composé de représentants de la section vaccination du Conseil supérieur de la santé (CSS) et d’experts issus du comité scientifique de l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (AFSCA).

Début 2008, le comité scientifique émet une recommandation clé au comité de pilotage influenza. Celle-ci préconise «l’achat d’un stock stratégique de vaccins Influenza A/H5N1 adjuvanté et adaptable – vaccin dont l’antigène et l’adjuvant sont conditionnés séparément», selon Jan Eyckmans. Fondée sur un critère aussi précis, cette recommandation qualifie de facto le vaccin de GSK – le seul dont l’antigène et l’adjuvant sont fournis dans deux flacons différents.

Malgré des demandes répétées, nous ne recevrons jamais le texte de cette recommandation de 2008, ni la liste des membres du comité scientifique qui l’a rédigée. Ne nous sera transmise que la composition du comité à sa création, en octobre 2005, en nous assurant qu’elle est restée «relativement stable»...

En avril 2009, lorsque la grippe porcine A/H1N1 apparaît, le Comité scientifique Influenza renouvelle la recommandation clé de 2008 en l’adaptant à la nouvelle souche. Trois mois plus tard, le gouvernement signera un contrat confidentiel et exclusif de 110 millions d’euros avec GSK pour la livraison de 12,6 millions de doses du vaccin Pandemrix.

Pourtant, de l’Espagne au Royaume-Uni, en passant par la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Luxembourg, l’Irlande ou la Suisse, les experts locaux n’ont pas été aussi précis dans leurs recommandations que leurs homologues belges. Résultat: aucun producteur n’a été exclu d’emblée, et de deux à quatre vaccins de marques et compositions différentes ont été acquis par ces gouvernements (1).

Comme les experts de la section vaccination du Conseil supérieur de la santé (CSS) se sont retrouvés de facto dans le Comité scientifique Influenza, nous avons demandé au CSS les déclarations d’intérêts que lui ont remises ces experts en 2008 et 2009.

La procédure interne du CSS relative à la prévention des conflits d’intérêts est, sur le papier en tout cas, très stricte: «Un simple “lien d’intérêt” suffit comme critère d’exclusion au vote final des avis et recommandations officiels», résume Michele Rignanese, porte-parole du CSS.

En effet, l’organe d’avis scientifique du SPF Santé publique considère qu’il y a conflit d’intérêts quand «une personne associée à l’émission d’avis du CSS tire un bénéfice personnel d’un avis ou d’une recommandation du CSS, ou a des liens avec des personnes, des institutions, des organisations ou des firmes elles-mêmes concernées par lesdits avis ou recommandations, dans la mesure où cela pourrait influencer l’attitude de cette personne dans la formulation d’avis ou de recommandations».

Le Collège du CSS a refusé de nous transmettre les déclarations d’intérêts demandées, au nom de la «protection de la vie privée» des experts. Qui prime donc, aux yeux du CSS, sur la transparence et le contrôle démocratique de ses décisions, contrairement aux normes en vigueur en France et au niveau européen, par exemple.

Nous nous sommes alors penchés sur les publications scientifiques récentes, disponibles gratuitement sur Internet (2), des membres du Comité scientifique Influenza présents sur la liste d’octobre 2005. En effet, la plupart des revues scientifiques demandent à leurs auteurs de déclarer, en fin d’article, leurs sources de financement et leurs éventuels conflits d’intérêts.

Résultat, sur quinze experts recrutés dans les rangs académiques, au moins cinq présentent des conflits d’intérêts ayant pu, au sens du CSS, «influencer [leur] attitude dans la formulation d’avis ou de recommandations» (3) (lire l' encadré ci-dessous). Ces cinq experts nous ont confirmé qu’ils étaient bien membres du Comité scientifique Influenza en 2008 et 2009, lorsque la recommandation d’un vaccin adjuvanté en deux flacons a été émise et confirmée.

Selon la revue médicale indépendante Minerva, il a été démontré que les «cadeaux» de l’industrie pharmaceutique – du repas aux subsides de recherche, en passant par les rémunérations de consultance – peuvent nuire à l’intégrité de jugement de ceux qui les reçoivent et au respect des références en matière d’intégrité scientifique: «De nombreuses études ont montré que le comportement d’un individu n’était pas toujours rationnel, qu’un cadeau modifiait l’objectivité et influençait le choix, appelait à une réciprocité.»

Mais cette transparence suffit-elle? Non, poursuit Minerva, car la notion de conflit d’intérêts est fort variablement interprétée, la sincérité des déclarations n’est pas souvent vérifiée, et l’influence d’un conflit peut difficilement être identifiable par un non initié: «Il est plus facile de déclarer ces conflits puis de se comporter comme s’ils n’existaient pas, plutôt que de tenter de les éliminer.»

«Personne ne devrait siéger dans un comité élaborant des recommandations s’il a des liens avec des entreprises qui fabriquent un produit – vaccin ou médicament – ou un dispositif ou test médical, estime pour sa part Barbara Mintzes, spécialiste de l’éthique de la recherche médicale à l’université de la Colombie-Britannique. Lorsqu’il s’agit de prendre des décisions importantes en matière de santé publique, comme faire des réserves d’un médicament, il serait préférable qu’il n’y ait pas de liens financiers, pas même le financement d’un essai clinique en cours».

La Belgique serait-elle trop petite pour pouvoir y trouver suffisamment d’experts indépendants? Argument caduc, en tout cas au Conseil supérieur de la santé: «Les candidats experts ne sont pas tenus d’être Belges mais doivent être Européens», nous précise son porte-parole...

David Leloup

(1) Espagne: Baxter, GSK, Novartis et Sanofi Pasteur; Royaume-Uni: Baxter et GSK; France: Baxter, GSK, Novartis et Sanofi Pasteur; Allemagne: Baxter, GSK et Novartis; Pays-Bas: GSK et Novartis; Luxembourg: GSK et Sanofi Pasteur; Irlande: Baxter et GSK; Suisse: GSK et Novartis.
(2) Seuls environ 20% des articles publiés le sont.
(3) Outre ces 15 académiques, 12 autres experts issus d’institutions publiques (Institut de santé publique, Agence fédérale des médicaments et des produits de santé, Communauté française, SPF Santé publique, Centre d’étude et de recherches vétérinaires et agrochimiques) ou du cabinet du ministre de la Santé (deux membres) siégeaient au Comité scientifique Influenza en octobre 2005. Voir la liste complète.




Choix du vaccin: cinq experts liés à GSK

Cinq membres du Comité scientifique Influenza présentaient des conflits d’intérêts, selon la définition du Conseil supérieur de la santé, quand ils ont recommandé le vaccin anti-H1N1 de GlaxoSmithKline au gouvernement.

Dans un rapport publié en juin 2007 par le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) sur l’opportunité de vacciner les nourrissons contre la gastro-entérite à rotavirus, l’un des auteurs, le Prof. Marc Van Ranst, président du Commissariat interministériel influenza et virologue à l’Institut Rega pour la recherche médicale (KUL), déclare un conflit d’intérêts: «avoir reçu une rémunération pour des présentations sur le rotavirus lors de réunions de médecins généralistes». De qui? Le KCE ne le précise pas. Mais à l’époque de la rédaction du rapport, un seul vaccin était disponible en Belgique: le Rotarix de GlaxoSmithKline (1).

Deux autres membres du Comité scientifique Influenza ont également contribué à ce rapport et déclaré un conflit d’intérêts: Pierre Van Damme, directeur du Centre pour l’évaluation des vaccinations de l’Université d’Anvers, et Marc Raes, pédiatre à l’hôpital Virga Jesse à Hasselt.


Le service du Prof. Van Damme a touché des fonds de GSK pour de la recherche clinique et des conférences données par Van Damme pour le compte de GSK. Ce service, également Centre collaborateur de l’OMS pour les hépatites virales, est très largement financé par les fabricants de vaccinsdont GSK depuis 2003 au moins.

Quant au Dr. Marc Raes, il était déjà, à l’époque de la rédaction du rapport, consultant rémunéré par GSK pour le vaccin Rotarix dont il vante depuis l’efficacité dans des colloques internationaux.

Source: Book of Abstracts, 3rd European Rotavirus Biology Meeting, 13-16 septembre 2009.

En mars 2008, le président du Commissariat interministériel influenza Marc Van Ranst cosigne, avec notamment Patrick Goubau, virologue à l’UCL et membre du Comité scientifique Influenza, un article cofinancé par GSK. L’unité du Prof. Goubau avait par ailleurs déjà bénéficié d’une bourse de GSK pour une étude publiée en avril 2004.

Source: J. Virol. Methods, 117:67-74, avril 2004 (via Google).

Quant à l’actuel président du Comité scientifique Influenza, le Dr Yves Van Laethem, il ne fait aucun mystère de ses nombreux conflits d’intérêts. Lors d’une présentation à l’INAMI en mai dernier, ce chef de clinique au service des maladies infectieuses du CHU Saint-Pierre a reconnu être un consultant rémunéré par GSK, mais aussi Sanofi, Crucell, Wyeth et Pfizer. D.L.

Source: présentation PowerPoint du Dr Yves Van Laethem à l’INAMI, Bruxelles, 6 mai 2010.

(1) Le Rotarix de GSK est commercialisé en Belgique depuis le 1er juin 2006, le RotaTeq de Sanofi depuis le 1er juin 2007. Au moment de l’écriture du rapport, publié en juin 2007, seul le Rotarix était disponible sur le marché belge.




Manque de transparence et conflits d’intérêts, deux maux qui grippent l’OMS

Les liaisons dangereuses de certains experts avec l’industrie pharmaceutique et le manque de transparence des institutions publiques à cet égard ne sont pas des spécialités belges. Elles seraient également au cœur de la gestion de la «pandémie» grippale par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Début juin, la commission santé de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe publiait un rapport fustigeant le «manque de transparence» de l’OMS et des institutions publiques de santé dans leur gestion de la pandémie de grippe A/H1N1, les accusant d’avoir «dilapidé une partie de la confiance que le public européen a dans ces organisations hautement réputées», ce qui «pourrait représenter un risque dans le futur».

Le même jour paraissait une longue enquête menée par le British Medical Journal (BMJ) et le Bureau of Investigative Journalism de Londres, révélant que plusieurs experts ayant participé à la rédaction des directives de l’OMS pour faire face à une pandémie grippale ont reçu des rémunérations de Roche et GlaxoSmithKline, deux firmes impliquées dans la fabrication de médicaments ou de vaccins contre la grippe.

Parmi ces experts, un Belge – et non des moindres – y est cité à neuf reprises, photo à l’appui: René Snacken, chef du département d’épidémiologie de l’Institut de santé publique jusqu’en 2008, et auteur du plan d’action belge en cas de pandémie.

Snacken est épinglé par le BMJ pour avoir corédigé en 1999 un plan similaire pour l’OMS, alors qu’il présidait le Groupe de travail scientifique européen sur l’Influenza (ESWI) – en réalité un lobby financé à 100% par Roche, GSK, Baxter, Novartis... Ce que ni l’expert, ni l’OMS n’ont révélé dans le document officiel. De plus, selon le BMJ, Snacken a rédigé un article pour une brochure promotionnelle de Roche, producteur du Tamiflu, diffusée entre 1998 et 2000.

En 2002, René Snacken a été consulté par l’Agence européenne des médicaments (EMEA) sur l’opportunité d’accorder une licence au Tamiflu (dont les effets cliniques à l’époque étaient peu convaincants). L’EMEA n’a pas été en mesure de produire au BMJ la déclaration d’intérêts de René Snacken liée à cette audition. Avait-il dévoilé ses liens avec Roche? Lui avait-on seulement demandé de le faire? Mystère: René Snacken n’a jamais désiré réagir aux questions du BMJ... D.L.



Enquête publiée dans Politique, revue de débats, novembre-décembre 2010 (PDF)


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