mercredi 28 février 2007

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Dans la jungle des labels



Une foule bigarrée de logos en tout genre «labellisent» aujourd’hui une multitude de produits selon des critères environnementaux, sociaux ou économiques. Résultat, les consommateurs nagent dans la purée de pois. Le point sur les labels, outils complexes dont le flou juridique actuel n’arrange rien...

Le désir de consommer des biens et des services «durables» fait progressivement son chemin dans l’esprit des citoyens consommateurs. Pas surprenant dès lors qu’une foule de labels «écologiques», «bio», «éthiques» ou «équitables» décorent aujourd’hui les emballages d’un nombre croissant de produits.

Mais comment se frayer un chemin sûr dans cette jungle de labels officiels gérés par les pouvoirs publics (la fleur de l’Ecolabel européen, l’épi étoilé de l’agriculture bio…), de labels privés collectifs (Biogarantie, FSC, Max Havelaar…), de marques privées contrôlées par un label (Oxfam Fairtrade par Max Havelaar, Bio de Delhaize par Biogarantie…) ou pas (Made in Dignity, Collibri, Citizen Dream…)? Surtout quand on sait que Max Havelaar, figure de proue du labelling équitable, fait l’objet d’un tir nourri de critiques dans un récent livre-enquête sur le commerce équitable (1) et que l’absence de contrôles indépendants est souvent loin de rimer avec «non fiable»...

Un Belge sur trois y croit

Actuellement il n’existe aucun label durable intégré, même si les choses évoluent. «Aujourd’hui, le bio devient de plus en plus social et l’équitable de plus en plus environnemental, analyse Jean-François Rixen, ancien responsable de la recherche et du partenariat chez Oxfam-Magasins du monde, devenu consultant pour l’ONG tiers-mondiste. Les deux vont progressivement fusionner, et cela se fera sans doute via l’Union européenne d’ici 10 ou 15 ans.»

La création d’un tel label durable intégré est-elle une bonne idée? La question fait débat. «Si le label Max Havelaar et les labels bio sont connus aujourd’hui, c’est parce que ces concepts sont dans les magasins depuis 30 ans. Si l’on créait maintenant un label “bio-équitable”, avec un nouveau logo, il faudrait sans doute à nouveau 20 ans avant qu’il ne devienne significatif», estime Jean-François Rixen.

Catherine Rousseau, directrice des recherches au CRIOC (Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs), reste quant à elle dubitative face au concept même de label. «Dans le secteur alimentaire, les études montrent que seul un Belge sur trois est prêt à faire confiance à ce type d’instrument, explique-t-elle, précisément parce qu’il ne maîtrise pas ce qu’il y a derrière. Le label est un instrument exigeant sur le plan intellectuel: il faut le connaître, s’informer sur sa fiabilité, le débusquer en magasin… Cela exige de la motivation et du temps. De plus, il y en a beaucoup, ce qui tend à décrédibiliser même ceux qui seraient fiables. D’autant que les autorités publiques n’ont toujours pas mis en place un système qui permettrait aux consommateurs de repérer ces “bons” labels.»

Tout n’est pas labellisable

Les labels sont par ailleurs des instruments relativement complexes (lire «Labellisation, mode d’emploi»). Les démarches administratives ne sont pas toujours simples et d’inévitables frais de dossier doivent être pris en charge par les requérants. Peu de gens connaissent l’Ecolabel européen, pourtant créé… en 1992. Et trois ans après son lancement, le Label social belge ne certifie aujourd’hui… que quatre entreprises.

Sur le front de l’équitable, tout produit qui vient du Sud n’est pas nécessairement labellisable, insiste Jean-François Rixen. «Chaque produit certifié par Max Havelaar repose sur des critères différents. Un gros travail de réflexion et de création de critères est donc nécessaire pour chaque nouveau produit. Ce travail n’est réalisé que s’il y a un marché à la clé... Chez Oxfam, c’est plus simple: ses propres critères s’appliquent aux organisations de producteurs du Sud, pas à leurs produits.» Mais Oxfam Fairtrade n’est pas un label. C’est une marque commerciale privée. La grande majorité de ses produits alimentaires sont labellisés par Max Havelaar, mais pas tous. Et aucun produit artisanal de la marque Made in Dignity ne l’est. Tout simplement parce qu’ils ne sont pas labellisables et ne le seront sans doute jamais, car trop nombreux.

D’ailleurs, Jean-François Rixen regrette que le commerce équitable s’oriente de plus en plus, sous la pression des consommateurs, vers le contrôle et l’exigence de garanties. «Si l’on effectuait des contrôles à l’aveugle sur place, on privilégierait in fine ceux qui en ont le moins besoin. Car les plus faciles à contrôler sont les mieux organisés, les plus proches de l’aéroport et des villes. Cela tuerait les petits artisans ruraux qui font de l’artisanat pour obtenir un revenu complémentaire à l’agriculture. Et on louperait notre objectif de développement.» Oxfam mise donc sur le partenariat horizontal plutôt que le contrôle vertical.

Relocaliser l’économie

D’une manière générale, les labels certifient des produits, rarement des filières. Si Oxfam maîtrise assez bien la filière de son coton bio et équitable Made in Dignity, cet exemple reste l’exception qui confirme la règle. Le transport, très souvent, reste le maillon faible de la chaîne. Les piètres conditions sociales des marins battant pavillon de complaisance sont connues. Tout comme la pollution au CO2 engendrée par les avions cargo. Bref, les trois piliers du développement durable – le social, l’économique et l’environnemental – sont très souvent mis en concurrence. Les roses Max Havelaar importées du Kenya par avion et vendues en grandes surfaces où l’on se rend en voiture sont-elles «durables»?

Dans ce contexte, de plus en plus de voix plaident pour une relocalisation de l’économie et l’instauration de filières courtes, intégrées et durables. Dans cette optique, la fédération d’économie sociale SAW-B (Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises), porte-parole de plus de 300 entreprises du «troisième secteur» (2), met à la disposition des consommateurs son répertoire PREFERENCES. Sur son site Internet SAW-B.be, un moteur de recherche permet de trouver facilement, par secteur d’activité et par province, des entreprises ou associations proposant des produits ou services «socialement responsables».

De même, la filiale «bio» de Colruyt, Bio-Planet, vend pour sa part plusieurs produits biologiques issus de petites entreprises d’économie sociale – pains, quiches, lasagnes, lapin, etc. – dans ses magasins de Courtrai, Dilbeek et Gand. Tous ces produits sont livrables dans les 190 Colruyt du royaume si on les commande par Internet. Si l’enseigne orange et noire n’envisage pas de les labelliser d’une manière ou d’une autre, elle entend bien «communiquer» prochainement sur ce nouveau créneau éthique d’ici novembre. Car les produits aux reflets «durables» ont le vent en poupe…

L’enjeu des marchés publics

Selon le Baromètre des tendances Belgique/Pays-Bas 2006, 42% des Belges affirment acheter un produit «durable» au moins une fois par semaine. «Carrefour, qui avait retiré les détergents ECOVER de ses rayons, les a récemment réintroduits parce que le chiffre d’affaires de cette marque a bondi de 26% en 2005 – la plus forte croissance dans ce segment», souligne Catherine Rousseau. D’après FLO, l’organisation internationale de labellisation du commerce équitable, les ventes mondiales de produits certifiés ont grimpé de 37% en 2005, atteignant 1,1 milliard d’euros. Certes, le café équitable, produit phare du mouvement, ne représente que 0,009 % du chiffre d’affaires mondial du café. Mais c’est sa croissance à deux chiffres – et celle des autres produits «durables» – qui séduit les distributeurs.

A l’automne 2005, Colruyt lançait ainsi sa ligne de produits Collibri, dont 3 à 5% du prix de vente servent à soutenir des projets éducatifs au Sud. Un mois plus tôt, c’était l’importateur de café anversois Efico qui lançait son label de café Sustainable, Fair & Free Trade. Dans les deux cas, Max Havelaar et d’autres ONG sont montés au créneau, accusant ces initiatives de brouiller l’image du commerce équitable dans l’esprit des consommateurs car elles ne respectent pas ses principes de base (3).

Pourquoi ces poids lourds économiques en bout de filière développent-ils leurs propres labels privés? «L’hypothèse la plus crédible réside dans la volonté des entreprises de continuer à accéder aux marchés publics et dans leur opposition idéologique au Fair Trade, estime Pierre Biélande, rédacteur en chef d’Alter Business News. Elles le font alors dans le cadre des pratiques de la responsabilité sociale des entreprises et, si possible, à un moindre prix (4).» De l’équitable «light», en somme, pour décrocher des marchés publics dont le cahier des charges stipule de plus en plus souvent que les produits ou services sollicités doivent être «durables» d’une manière ou d’une autre. Pour le café, l’enjeu est de taille: «Les pouvoirs publics sont les premiers consommateurs de café en Belgique», précise Jean-François Rixen...

Le consommateur seul responsable?

Reste une question de fond, soulevée par le CRIOC: en promouvant les labels, les autorités publiques ne délèguent-elles pas au consommateur toute la responsabilité du choix relatif à ce qui est le meilleur pour l’écologie ou le social? «Les pouvoirs publics devraient au contraire prendre leurs responsabilités, estime Catherine Rousseau. Comment? En renforçant les normes sociales et environnementales des produits mis sur le marché. En baissant la TVA des produits les plus respectueux des critères du développement durable, ou en augmentant celle des produits qui le sont moins. En développant des étiquetages obligatoires sur les caractéristiques écologiques et sociales des produits, à l’instar de l’étiquette énergie des appareils électrodomestiques. Le consommateur pourrait ainsi comparer les performances environnementales ou sociales de deux produits équivalents, ce qui est actuellement impossible.»

Au cabinet d’Els Van Weert, secrétaire d’Etat au Développement durable et à l’Economie sociale, on répond que le gouvernement fédéral montre lui-même l’exemple. «Depuis 2005, les services publics fédéraux sont obligés d’acheter les produits “durables” recensés dans le Guide des achats durables que nous avons rédigé. Etant donné que les pouvoirs publics sont les premiers consommateurs d’un certain nombre de produits, à l’instar du café, ce guide a un impact considérable sur le marché de ces produits, explique Tomas Sweertvaegher, porte-parole d’Els Van Weert. Il ne faut par ailleurs pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La réflexion sur un label durable fiable et intégré doit être poursuivie. Un seul label et des étiquettes claires permettront à chacun de distinguer facilement les produits durables des autres.»

En attendant cette machette publique salvatrice, bon périple dans la jungle...

David Leloup


(1) Les coulisses du commerce équitable, Christian Jacquiau, Fayard, 2006.
(2) L’économie sociale ou «troisième secteur» se compose d’activités économiques exercées par des sociétés (principalement coopératives), des mutualités et des associations qui ont pour finalité le service aux membres ou à la collectivité plutôt que le profit. Ces structures jouissent d’une autonomie de gestion, ont instauré un processus de décision démocratique et assurent la primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus.
(3) Suite à ces protestations, trois projets de loi (Ecolo, PS-SP.a et cdH) visant à reconnaître juridiquement le commerce équitable ont vu le jour. Ils sont actuellement sur la table du Parlement fédéral.
(4) «Le Fair Trade sera-t-il victime de son succès?», dossier disponible sur Alter-BusinessNews.be.


Cet article a été initialement publié dans le bimestriel belge Imagine (télécharger le PDF). S’il vous a plu, merci de bien vouloir envisager d’acheter le magazine en version papier ou électronique (PDF), voire de vous y abonner.

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Labellisation, mode d’emploi

Le processus de labellisation varie quelque peu selon la nature des produits labellisés, mais le schéma général est le suivant:


(c) D. Leloup / Seagull

1. Un producteur P souhaite faire labelliser sa production pour s’ouvrir de nouveaux marchés. Il s’adresse à une structure S (organisme public, association, organisation professionnelle, etc.) qui gère un label symbolisé par un logo (marque privée déposée) et qui a établi un cahier des charges à respecter pour obtenir son label.

2. S prend contact avec un organisme de certifi cation et de contrôle C, indépendant de S. C doit lui-même être certifi é par un organisme accréditateur A (public) indépendant de C, selon les critères d’une norme internationale (ISO 65, par exemple) régulant la manière dont une certification devrait être faite (transparence sur la nature des contrôles, indépendance totale, contrôle interne de la qualité des audits, égalité de traitement des producteurs).

3. C effectue un audit de certification chez le producteur P. Si P répond au cahier des charges de S, il est certifié conforme aux critères du label.

4. S autorise alors P à apposer le logo sur ses produits.

5. P sera ensuite contrôlé annuellement par C (audits de suivi) pour s’assurer qu’il respecte bien le cahier des charges dans la durée. C contrôle également les autres acteurs de la filière (l’importateur I, le transformateur T et le distributeur D, par exemple) pour s’assurer que l’emballage qui porte le logo de S contient bien un produit issu d’un producteur certifié.

Qui paye quoi (flèches jaunes) ?

En général, P paye à C les audits de certification et de contrôle qu’il subit. Les autres acteurs économiques (I, T, D…) également. Tous achètent par ailleurs à S une licence pour avoir le droit d’apposer son logo sur leurs produits. Au final, ces surcoûts sont répercutés sur le prix du produit. Ainsi, seul le consommateur paye pour la bonne cause labellisée, mais il bénéficie en revanche de produits qui, selon le label, respectent mieux sa santé et les écosystèmes de la planète, ou encore les conditions sociales ou économiques des producteurs.

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jeudi 22 février 2007

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Ikea, le film

La campagne de l’ONG Oxfam-Magasins du monde sur les pratiques sociales et environnementales douteuses du chouchou de la middle-class mondialisée bat son plein. Malgré le gigantesque capital sympathie dont dispose la multinationale jaune et bleue, le livre-enquête Ikea, un modèle à démonter s’est déjà écoulé à plus de 4500 exemplaires en Belgique et en France. Un vrai succès quand on connaît les chiffres de vente moyens de l’édition pour ce genre d’ouvrage.
Des traductions en néerlandais, en espagnol et en italien sont en cours. Ainsi que des pourparlers avec le poil-à-gratter du PABF (paysage audiovisuel belge francophone), Jean-Claude Defossé, en vue d’un possible reportage journalistique dans «Questions à la une».
Ce que l’on sait moins, c’est qu’un reportage télé de 26 minutes a déjà été réalisé par une journaliste de Canal C (télé régionale namuroise) pour appuyer la campagne d’Oxfam. Adaptation partielle du livre, il pose de front la question franchement taboue que tout le monde ou presque évacue une fois à l’intérieur du temple aseptisé de l’ameublement: «Qui paie le prix fort pour notre ameublement à bon marché?».
Pour tenter d’y répondre, la caméra nous emmène dans le Tamil Nadu, un Etat du sud de la péninsule indienne. Un catalogue Ikea à la main, Denis Lambert et Jean-Marc Caudron d’Oxfam-Magasins du monde vont à la rencontre d’ouvriers de chez Atlantic Group et Ram Textiles, deux sous-traitants du géant suédois...


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lundi 5 février 2007

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Technoscience

Le mot technoscience apparaît à la fin des années 1970 sous la plume du philosophe belge Gilbert Hottois qui l’introduira ensuite dans la littérature scientifique pour «désigner l’entreprise en marche de ce qu’on appelle plus communément la “recherche scientifique” contemporaine, dont la technique (l’espace et le temps technicisés qui nous environnent de toutes parts) constitue le “milieu naturel” de développement et aussi le principe moteur (1)». Avant de se substantiver, le concept a d’abord pris la forme d’épithètes: scientifico-technique dans un premier temps, technico-scientifique ensuite, technoscientifique enfin (2), la disparition progressive du trait d’union signant la fusion des deux termes en un concept autonome et cohérent caractérisant cette activité qui, selon le biologiste Jacques Testart, «à la fois fait que la science n’est plus la science, mais que la technique n’est plus non plus la technique (3)».

Avant l’ère technoscientifique, la science produisait occasionnellement des techniques, mais cela ne constituait en aucun cas sa finalité qui était avant tout la quête exclusive et désintéressée du savoir. Aujourd’hui, l’activité scientifique vise presque essentiellement à produire des technologies qui, en retour, modifient l’activité des laboratoires – ne serait-ce qu’en leur fournissant des outils de sophistication croissante qui permettent de faire de la recherche générant à son tour des innovations technologiques. Ainsi, avec l’avènement de la technoscience et du basculement épistémologique qu’elle entraîne, la distinction familière entre recherche fondamentale et recherche appliquée tend à s’effacer au profit de ce que d’aucuns appellent la recherche «finalisée». Dans un nombre grandissant de disciplines, les scientifiques, même s’ils n’en ont souvent pas conscience, inscrivent leurs recherches «dans un contexte d’application (4)»: s’ils bénéficient de budgets pour effectuer ce qu’ils appellent de la recherche fondamentale, c’est principalement parce que la finalité de celle-ci est de produire de «nouvelles technologies». Ces dernières ne sont donc plus des applications de la recherche fondamentale: elles sont cette recherche. D’une certaine manière, la technoscience consacre le triomphe de l’invention sur la découverte. Et met à l’honneur la «rationalité technique», mouvement par lequel, au XXe siècle, la pensée technique – opératoire, orientée vers l’action efficace, où priment le fonctionnel et le quantitatif – est devenue modèle.

Alors que les Grecs méprisaient ouvertement la technique, plaçant la vie contemplative ou théorétique au sommet de la hiérarchie des finalités humaines, c’est chez des penseurs de la Renaissance qu’il faut rechercher les racines du projet technoscientifique. Au XVIIe siècle, des auteurs comme Descartes et Bacon feront l’apologie de la technique et proposeront pour la première fois de la rapprocher de la science afin de mieux maîtriser les phénomènes naturels. Selon l’historien des sciences John Pickstone, il faudra néanmoins patienter jusqu’à la deuxième Révolution industrielle (5), dans les années 1870, pour situer l’acte de naissance de la technoscience contemporaine, lorsqu’il ne fut plus possible de dissocier les intérêts gouvernementaux, industriels et académiques en jeu (6). De fait, avec l’essor des industries électrique, pharmaceutique et des colorants de synthèse, l’État devient à la fois producteur, consommateur et régulateur de matières premières scientifiques.

La mise au point des gaz de combat puis de la bombe atomique, principaux projets gouvernementaux d’envergure des deux guerres mondiales, signent l’âge d’or de la technoscience étatique. Lancé en 1941 dans le plus grand secret, le projet Manhattan porte le complexe technoscientifique nucléaire sur les fonts baptismaux, complexe qui joua ensuite, aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en URSS notamment, un rôle essentiel en tant que modèle dans la reconstruction de la recherche scientifique d’après-guerre. À Washington par exemple, le Congrès accorda rapidement son soutien aux disciplines que la guerre avait fait triompher, au premier rang desquelles figurait la physique. Avec elle et son héritage militaire, une forme bien particulière de recherche fut alors privilégiée: «celle qui consiste à rassembler des études dont chaque partie peut éventuellement être peu coûteuse, en de vastes ensembles, en vue de la réalisation d’objectifs relativement précis mais exigeant des mises de fonds très importantes. C’est ce que l’on appelle la “big science” (7)». L’État restera fortement impliqué dans cette logique jusqu’à la révolution néolibérale à l’aube des années 1980. Sans jamais disparaître, la technoscience étatique cède alors progressivement du terrain à la technoscience privée. L’industrie électronique, les biotechnologies ainsi que, plus récemment, les nanotechnologies et la recherche sur la fusion nucléaire s’épanouiront sous ce double étendard.

A la fois symptôme et moteur du capitalisme cognitif qui s’est largement amplifié à la fin du XXe siècle dans les sociétés occidentales en voie de désindustrialisation, la technoscience actuelle constitue désormais le principal projet d’une société qui attend de ses technologies le progrès économique et, avec elles, la puissance sur le marché mondial. Ce projet idéologique trouvera, sur le Vieux Continent, sa consécration politique en mars 2000. L’objectif stratégique fixé par le Conseil européen de Lisbonne assignera en effet à l’Europe de «devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde». Ce qui place de facto la technoscience au cœur de la stratégie de croissance de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la société de la connaissance. La lourde responsabilité d’un avenir économique radieux, en Europe, reposerait ainsi en grande partie sur les épaules de chercheurs désormais priés par leurs bailleurs de fonds publics de se muer en jeunes entrepreneurs chargés de créer de la valeur ajoutée en déposant des brevets et en fondant des spin-offs incubatrices de nouvelles technologies. Instauré en 2000, l’«espace européen de la recherche», transposition dans l’univers scientifique de la stratégie néolibérale de Lisbonne, vise ainsi à «construire le “marché commun” de la recherche et de l’innovation, à l’image de celui qui a été créé dans le secteur des biens et des service (8)». Exclusivement étatique au XXe siècle, la big science étend désormais ses tentacules technoscientifiques à l’échelle européenne via notamment la création de «réseaux d’excellence» transnationaux.

En bousculant la représentation de la science et les rapports entre science, technologie et éthique, la technoscience a contribué à faire émerger, dans la seconde moitié du XXe siècle, une éthique «appliquée» qui lui serait propre: la «bioéthique». Sur le plan philosophique, la force de frappe symbolique que charrient la logique et les idéaux technoscientifiques n’est sans doute pas étrangère à l’essor du transhumanisme, doctrine philosophique apparue à la fin des années 1970 et qui promeut l’usage de la technologie pour améliorer l’homme et l’affranchir du carcan de l’évolution biologique. Au départ descriptif et sans péjoration particulière, le concept de technoscience s’est progressivement teinté d’une connotation négative à mesure que des mouvements de résistance émanant de la société civile se sont appropriés le terme pour fustiger l’idéologie ayant favorisé l’émergence et l’essor d’innovations telles que les organismes génétiquement modifiés, le clonage ou les nanotechnologies.

David LELOUP

(1) Gilbert Hottois, Le signe et la technique. La philosophie à l’épreuve de la technique, Paris, Aubier Montaigne, Coll. «Res - L’invention philosophique», 1984, p.59-60.
(2) Si le premier usage de l’adjectif technico-scientifique remonte à 1904, la forme technoscientifique, elle, apparaît au milieu du XXe siècle (Le Grand Robert de la langue française, 1985, p. 192-194). En 1991, Larousse sera le premier dictionnaire français à introduire le substantif technoscience.
(3) «Terre à Terre», France Culture, 26 mai 2006.
(4) Michael Gibbons, Camille Limoges, Helga Nowotny, Simon Schwartzman, Peter Scott et Martin Trow, The New Production of Knowledge. The Dynamics of Science and Research in Contemporary Societies, Londres, Sage Publications, 1994.
(5) Succédant à la première Révolution industrielle, liée au moteur à vapeur et à l’essor des industries textile et métallurgique, la deuxième Révolution industrielle démarre dans les années 1870 avec la maîtrise de l’électricité, l’invention du téléphone et du moteur à explosion, et l’avènement des moyens de communication de masse. La troisième Révolution industrielle prendra, elle, son véritable envol dans les années 1970 avec l’invention d’Internet (Arpanet, 1969), du microprocesseur (Intel, 1971) et de l’ordinateur personnel (Apple, 1977).
(6) John V. Pickstone, Ways of Knowing: A New History of Science, Technology and Medicine, Manchester University Press, 2000, p. 14-15. Sous l’angle historique de l’épistémologie, l’auteur identifie cinq modes d’accès à la connaissance (ways of knowing) que l’on retrouve, en proportions variables, tout au long de l’histoire des sciences: l’herméneutique, l’histoire naturelle, l’analyse, l’expérimentalisme et la technoscience.
(7) Georges Waysand, La contre-révolution scientifique ou le crépuscule des chercheurs, Paris, Anthropos, 1974, p. 205.
(8) http://ec.europa.eu/research/era/index_fr.html.



Bibliographie:
Hottois G., Le paradigme bioéthique, une éthique pour la technoscience, Bruxelles, de Boeck, 1990; Breton P., Rieu, A.-M. et Tinland F., La technoscience en question, Seyssel, Champ Vallon, 1990; Pradès J. (dir.), La technoscience. Les fractures des discours, Paris, L’Harmattan, 1992; Latouche S., La Mégamachine: Raison technoscientifique, raison économique et mythe du progrès, Paris, La Découverte-MAUSS, 1995.


Mots corrélés :
Bioéthique, Connaissance (société de la), Nouvelles Technologies, Spin-Off, Stratégie de Lisbonne



A paraître dans Les nouveaux mots du pouvoir. Abécédaire critique, Pascal Durand (Coord.), Bruxelles, Aden, avril 2007.

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