samedi 23 juin 2007

[+/-]

Les oubliés du nucléaire


Dans les centrales atomiques, la maintenance est déléguée à des sous-traitants qui prennent d’importantes doses de radioactivité. «Gueules noires» anonymes des temps modernes, ils sont les oubliés du nucléaire...

Ils sont robinetiers, soudeurs, électriciens, chaudronniers, décontaminateurs ou commis. Ils seraient 20.000 en France et près d’un millier en Belgique. On les appelle lors des «arrêts de tranche», quand il faut remplacer le combustible usé dans un réacteur nucléaire. Ils effectuent alors des opérations de contrôle et de maintenance sur des parties de l’installation inaccessibles en temps normal. Dans leur combinaison «Muru» – pour Mururoa, cette île du Pacifique où la France effectuait ses essais nucléaires militaires –, ils bossent «en zone». Là où «ça crache», où «ça pète». Ils prennent des doses importantes de radioactivité pour assurer la sécurité des centrales. Et donc notre sécurité. Ce sont les «gueules noires» anonymes des temps modernes, qui font le sale boulot pour que nous puissions nous éclairer, cuisiner, vivre confortablement.

Mi-mars, à l’occasion d’un arrêt de tranche à Tihange, ils étaient environ 1.200 à débarquer de France, d’Allemagne, du Portugal… Venus prêter main forte aux 700 statutaires et 500 sous-traitants permanents de la centrale, ils sont restés un mois, logeant dans les hôtels, motels et campings de la région. Avant de repartir vers un autre arrêt de tranche, en France, en Allemagne, en Suisse ou ailleurs. «Les salariés des centrales, quand il y a un arrêt de tranche, ils vivent un stress, mais c’est une fois par an, explique un de ces saisonniers français de l’atome. Nous on sort du stress d’un arrêt de tranche, on fait 600 km et on retombe dans l’arrêt de tranche suivant. On en fait 10 par an (1).»

Doses 8 à 15 fois plus fortes

En France, c’est en 1988 qu’EDF a choisi de sous-traiter massivement la maintenance de ses centrales. Le volume de travail sous-traité est ainsi passé de 20% à 80% en 5 ans. «En Belgique, le tournant a été pris vers 1995, quand Suez est devenu actionnaire d’Electrabel, note Jean-Marc Pirotton, délégué FGTB Gazelco à la centrale nucléaire de Tihange. La tendance est bien sûr de sous-traiter les tâches les plus pénalisantes en doses. A terme, les statutaires d’Electrabel n’auront plus en matière de maintenance qu’un rôle de gestionnaires de sous-traitants.»

En France, les travailleurs sous-traitants reçoivent 80% de la dose collective annuelle enregistrée sur les sites nucléaires. Les doses moyennes qu’ils encaissent sont 8 à 15 fois plus élevées que celles des agents EDF qui travaillent en zone. Les chiffres seraient du même ordre en Belgique. Ainsi Electrabel et EDF transfèrent-ils massivement le risque d’irradiation vers les travailleurs de la sous-traitance... qui se fait souvent en cascade. «En bout de chaîne, il est fréquent de trouver des intérimaires qui n’ont pas toujours les compétences requises», déplore Jean-Marc Pirotton.

Pour la plupart des sous-traitants, la visite médicale (deux fois par an en Belgique) se réduit à un «rite d’aptitude» pour pouvoir travailler en zone, sans rapport avec une action continue de surveillance et de protection de la santé à laquelle les salariés sont soumis. Bref, dans les centrales, le travail sous-traité disparaît des «ressources humaines» pour être reporté dans les «achats», régulés essentiellement par la concurrence. Ainsi, ceux qui génèrent les risques – les exploitants de centrale – ne doivent plus en assumer les conséquences en cas d’accident de travail ou de maladie professionnelle...

Si les contraintes de sécurité imposées par la direction sont les mêmes pour tous, le message délivré aux sous-traitants varie en revanche selon l’employeur. «Sur les quelque 1.200 saisonniers qui débarquent pour un arrêt de tranche, environ deux tiers proviennent d’entreprises structurées, avec délégation syndicale», estime à la louche Jean-Marc Pirotton. «Les autres, on ne les connaît pas, enchaîne Constant Koumbounis, délégué FGTB chez Fabricom-GTI, une filiale de Suez qui est un des principaux sous-traitants d’Electrabel à Tihange. Ceux qui bossent pour des petits patrons, les “marchands d’hommes”, ils ne parlent pas. Ils se changent dans la camionnette et cassent la croûte sur leur coffre à outils. Pour eux, le message de sécurité n’est pas du tout le même...»

Dosimètre au vestiaire

Les travailleurs qui opèrent en zone ont droit à un quota annuel d’irradiation. S’ils le dépassent, ils sont interdits de centrale. Les salariés sont mis au chômage technique, avec perte de revenus. Les intérimaires, eux, perdent leur job. Ainsi, lorsqu’ils frôlent leur quota, certains travailleurs laissent volontairement leur dosimètre au vestiaire... Pour d’autres, c’est un ordre. «Une fois, je travaillais la nuit; il n’y avait pas d’agents de radioprotection, témoigne Antonio, un intérimaire français habitué depuis quatre ans aux petits contrats (2). Mon chef m’a demandé de déposer mon dosimètre et d’aller reprendre le double de la dose. J’ai refusé et j’ai été viré.»

Une exception? Pas vraiment. Dans le rapport 2005 remis au directeur d’EDF par l’inspecteur général pour la sûreté nucléaire et la radioprotection, le «défaut de port de dosimètres» était repris dans les «situations répétitives et à risque». Et en Belgique? «C’est déjà arrivé à Doel, à Tihange, et à mon avis ça arrive dans toutes les centrales nucléaires du monde, lance Jean-Marc Pirotton. C’est bien sûr décrié par la direction, mais il n’y a pas toujours un ingénieur d’Electrabel derrière les sous-traitants...»

A court terme, ces «petits arrangements avec la radioactivité» conviennent à tous: l’ouvrier peut continuer à travailler, le sous-traitant est bien vu par l’exploitant de la centrale car il passe pour bien gérer les doses de ses travailleurs, et l’exploitant lui-même peut afficher une dose collective annuelle en baisse. Ce qui est excellent pour son image.
D.L.


(1) Propos recueillis en mars 2007 par le réalisateur belge Alain de Halleux, qui prépare un documentaire de 52 minutes sur le sujet.
(2) Travailler peut nuire gravement à votre santé, Annie Thébaud-Mony, La Découverte, 2007, p.105.






Cet article fait partie d’un dossier de 8 pages sur le nucléaire disponible dans le numéro de mai-juin du magazine belge
Imagine. S’il vous a plu, merci de bien vouloir envisager d’acheter le magazine en version papier ou électronique (PDF), voire de vous y abonner.

Lire la suite...

[+/-]

«L’industrie nucléaire organise le non-suivi médical des travailleurs les plus exposés»

Annie Thébaud-Mony, sociologue, est directrice de recherches à l’Institut français de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Pionnière de l’étude des conditions de travail dans les centrales, elle a publié L’industrie nucléaire – Sous-traitance et servitude (EDK/INSERM, 2001) qui fait référence en la matière (traductions en anglais et japonais en cours). Dans son nouvel opus, Travailler peut nuire gravement à votre santé (La Découverte, 2007), deux chapitres reviennent sur le sujet. Interview.

En sous-traitant les risques d’irradiation, l’industrie nucléaire «jouerait la montre» pour sauver sa peau, selon vous?
L’industrie nucléaire est jeune. Elle manque de recul sur les effets sanitaires du travail sous rayonnements. En sous-traitant la maintenance, elle organise de facto le non-suivi des travailleurs extérieurs. Ceux-ci ont des parcours professionnels fort sinueux. Beaucoup vont de centrale en centrale, sont intérimaires, changent d’employeur après quelques années. Perdre la trace de ces travailleurs, qui sont les plus exposés, c’est barrer la route à une enquête de cohorte, c’est-à-dire un suivi médical sur plusieurs décennies d’une population particulière. Or ces enquêtes sont cruciales. Ce sont elles qui ont permis de démontrer la nocivité de l’amiante, par exemple. Ainsi, plus longtemps sera maintenue l’incertitude sur les effets cancérigènes des faibles doses de radiations, plus l’engagement mondial dans l’industrie nucléaire deviendra irréversible.

Une vaste étude épidémiologique (1) réalisée dans 15 pays sous la houlette du Centre international de recherche sur le cancer (une agence de l’OMS), a tout de même montré en 2005 un risque accru de mortalité par cancers de tous types chez les travailleurs du nucléaire...
Oui, mais les sous-traitants n’ont pas été inclus dans l’étude. Or, en France, ils reçoivent 80% de la dose collective annuelle prise par tous les travailleurs du parc nucléaire. Les travailleurs étudiés n’ont donc reçu que 20% des doses. Dans le protocole initial de l’étude, en 1990, les sous-traitants étaient pourtant identifiés comme groupe nécessaire à la validité de l’enquête. Deux ans plus tard, quand l’étude a démarré, travailler «sous contrat» était devenu un critère d’exclusion. Précisons par ailleurs que l’industrie nucléaire a largement financé cette enquête.

D’autres groupes à risque ont-ils été exclus?
Oui. Sur les quelque 600.000 travailleurs initialement admis à l’enquête, plus de 210.000 ont été exclus. Parmi eux, environ 110.000 personnes ayant travaillé moins d’un an, 40.000 ayant subi des irradiations internes, 40.000 n’ayant pas porté de dosimètre et 20.000 ayant été exposés aux neutrons. Ces exclusions constituent un biais majeur. Tous ces travailleurs ont en effet été exposés. Exclus de la population étudiée, ils ont été inclus de fait dans la population générale de référence. Celle-ci englobe en outre les riverains d’installations nucléaires et les populations irradiées ou contaminées par le nuage de Tchernobyl. Cela gonfle artificiellement le nombre de cancers dans la population générale et réduit l’écart de risque entre les travailleurs étudiés et la population générale.

Comment les syndicats ont-ils accueilli cette étude?
En France, la CGT (Confédération générale du travail, premier syndicat français, NDLR) a demandé la diminution par un facteur trois ou quatre de la norme individuelle d’exposition annuelle en vigueur en Europe, qui est aujourd’hui de 20 millisieverts (mSv). Ils rejoignent ainsi les experts indépendants du Comité européen sur le risque de l’irradiation, qui préconisent depuis 2003 une limite annuelle de 5 mSv pour tous les travailleurs du nucléaire.

Propos recueillis par D.L.

(1) «Risk of cancer after low doses of ionising radiation: retrospective cohort study in 15 countries», Cardis et al., British Medical Journal, 2005. C’est la seule étude épidémiologique d’envergure sur le sujet.





Cet article fait partie d’un dossier de 8 pages sur le nucléaire disponible dans le numéro de mai-juin du magazine belge
Imagine. S’il vous a plu, merci de bien vouloir envisager d’acheter le magazine en version papier ou électronique (PDF), voire de vous y abonner.



Lire la suite...

mercredi 20 juin 2007

[+/-]

Votre marque de voiture se soucie-t-elle vraiment du climat?

Au-delà des publicités tapageuses des constructeurs surfant abondamment sur la «vague verte», votre marque de voiture se soucie-t-elle vraiment du climat? La Fédération européenne pour le transport et l’environnement (T&E), un lobby environnemental qui fédère à Bruxelles 49 ONG de 21 pays, a récemment publié le top 20 des constructeurs les plus «engagés» sur ce plan (cliquer sur le tableau ci-dessous).


Pour mémoire, l’industrie automobile a signé, en 1998, un «accord volontaire» avec la Commission européenne pour atteindre l’objectif de 140 g de CO2 par kilomètre, en moyenne, pour tous les nouveaux modèles mis sur le marché en 2008. Un objectif intermédiaire avant celui de 120 g/km en 2012, lequel a été récemment miné par le lobby automobile qui a réussi à le faire «descendre» à 130 g/km. On sait aujourd’hui que l’objectif intermédiaire de 140 g/km ne sera pas atteint: les constructeurs n’ont pas, globalement, réalisé les innovations technologiques qu’ils avaient promis de développer pour réduire la consommation de leurs véhicules.
Détail piquant, T&E s’est procuré une note interne de la Commission qui montre que celle-ci s’est engagée, vis-à-vis du lobby automobile, à ne jamais publier les différents résultats intermédiaires marque par marque. Histoire de ne pas pointer du doigt les plus mauvais élèves… et de ne pas nuire à leur sacro-sainte compétitivité. Il ne faudrait tout de même pas que l’écologie nuise à l’économie...
T&E a au contraire estimé qu’un tel classement serait très utile pour que le consommateur puisse favoriser les marques ayant respecté leurs engagements. L’association s’est donc procuré – à ses frais – les données de l’année 2005 afin d’en déduire les progrès accomplis par chacune des 20 marques ci-dessus (qui pesaient 90% des ventes dans l’Union des 15 en 2005).
Résultats? Pas brillants: seuls Fiat, Citroën et Renault ont atteint ou sont en mesure d’atteindre l’objectif de 140 g de CO2 par km en 2008. Dernier de classe: Nissan. Quant à Volvo, BWM et Mercedes, ils se hissent, dans l’ordre, sur le peu glorieux podium des marques les plus polluantes.

Lire la suite...

samedi 2 juin 2007

[+/-]

Electrosmog électoral

L’article principal du mini-dossier que j’ai rédigé pour le mensuel Equilibre de juin 2007 est désormais disponible intégralement en ligne. Equilibre (groupe Roularta) est un magazine papier lancé fin 2006 qui traite de questions de santé. Sa rédactrice en chef n’est autre que Karin Rondia, qui fit les beaux jours de l’émission télé «Pulsations» sur la RTBF dans les années 1990. Chose rare, sinon unique dans le paysage médiatique belge, Equilibre ne comporte pas une seule page de publicité.
La lutte contre la pollution électromagnétique ne s’est que timidement invitée dans la campagne électorale. Malgré plusieurs articles de presse et émissions télé («Reporters» sur RTL-TVI, «Questions à la une» sur la RTBF, etc.), sinon alarmistes, du moins incitant clairement à la prudence, cette problématique ne figure que dans l’arsenal électoral des partis Ecolo et CDH.
Ainsi le parti vert propose-t-il de «limiter strictement le risque électromagnétique» (Livre I, chapitre 2, p. 12). Comment? En fixant une norme fédérale de 0,6 V/m (moyenne sur 24 heures). Ecolo souhaite en outre «reconnaître officiellement l’électrosensibilité comme un problème de santé publique et prendre les mesures qui s’imposent pour protéger les personnes qui en sont atteintes». Dans la capitale, la députée bruxelloise Dominique Braeckman (19e effective à la Chambre et initiatrice de l’ordonnance régionale dont il est question dans l’article d’Equilibre) organise même un débat le 6 juin sur le thème «Du GSM au baby-phone, notre droit à la santé est-il bafoué?».
Quant au CDH, son programme s’engage plus timidement à «étudier et entourer (sic) la problématique des ondes électromagnétiques» (5ème partie, pp. 145-146). Les centristes proposent de «récolter des données scientifiques sûres sur les risques et les expositions» mais ne se risquent pas à proposer une norme plus stricte, même si cela est suggéré entre les lignes.
Pas un seul mot par contre sur cette problématique émergente dans le programme du MR ni dans celui du PS. Simple reflet programmatique du clivage majorité-opposition en somme, puisque Rudy Demotte, ministre fédéral PS de la Santé, bloggeur et 3e effectif à la Chambre dans le Hainaut, a toujours considéré que les normes fédérales en vigueur étaient suffisamment sévères.

Lire la suite...