samedi 11 mai 2013

Gusher et Nuckol sont sur un camion…

 
Un administrateur de De Lijn et lobbyiste du transport routier s’est retrouvé, entre 2007 et 2010, président du conseil d’administration de deux offshores avec un collègue suisse. Les deux hommes tombent des nues et hurlent au complot.

Paul Laeremans et Martin Marmy. Un Belge et un Suisse. Deux noms qui ne vous diront sans doute rien. Pourtant, ils figurent parmi les personnages-clés de la très puissante Union internationale des transports routiers (IRU), un discret lobby chargé de défendre les intérêts des exploitants d’autobus, d’autocars, de taxis et de camions, «dans le but d’assurer la croissance économique et la prospérité via la mobilité durable des personnes et des biens». Partout dans le monde.

L’IRU fut créée en 1948 pour favoriser la reconstruction de l’Europe en appliquant une stratégie «de facilitation du transport routier» développée par les Nations Unies. Avec 170 associations professionnelles membres, l’IRU est devenue un mastodonte qui s’étend aujourd’hui dans 73 pays et possède, outre son siège à Genève, des délégations permanentes à Bruxelles, Moscou et Istanbul. Parmi ses membres associés, on retrouve tous ceux qui prospèrent grâce au macadam: Volvo, Scania, Michelin, Iveco, Eurolines, UPS, Continental… Le tout forme ce qu’on pourrait appeler le lobby du libéralisme routier global.

Son plus grand fait d’armes? La mise en place du système «TIR» (transport international routier), un régime fiscal douanier qui permet à un camion de traverser plusieurs pays en gardant sa cargaison sous scellés: le véhicule n’est contrôlé par les douanes qu’au départ et à l’arrivée, pas en chemin. C’est l’IRU qui gère ce système sous mandat des Nations Unies. Un dispositif qui représente un milliard de dollars de garantie bancaire chaque jour... En cas de fraude, si le transporteur TIR ne peut payer (s’il est en faillite, par exemple), c’est l’IRU qui règle l’addition, l’organisation étant elle-même assurée auprès de compagnies privées.

Un «fanatique» du transport routier

Voilà pour le contexte. Et c’est un Belge – Paul Laeremans, donc – qui a présidé cette gigantesque organisation de 2002 à fin 2007. S’il y a bien une personne qui l’a marqué durant sa présidence, c’est le secrétaire-général Martin Marmy, lequel quittera bientôt son poste après «20 ans d’un règne sans partage», selon la presse spécialisée. Laeremans décrit Marmy, avec qui il a tissé des liens d’amitié, comme un «fanatique du transport routier» qui, grâce à ses «accents visionnaires», a «très vite senti venir la globalisation» et est parvenu à «mondialiser l’IRU».

Depuis qu’il a quitté la présidence, Laeremans est resté membre du comité exécutif de l’IRU. Il est aussi président du conseil d’administration de Tir Service, Viatrans et Viainvest, trois sociétés genevoises dans le giron de l’IRU pour lesquelles il a le pouvoir de signature avec Marmy. A l’échelon belge, Laeremans est administrateur délégué de la Fédération belge des exploitants d’autocars et d’autobus (FBAA) et administrateur au sein de la société de transport public De Lijn. Il est également directeur du Fonds social pour les ouvriers des entreprises d’autobus, une organisation paritaire où il représente le ban patronal.

Laeremans et Marmy ne partagent visiblement pas qu’un vif intérêt pour la défense du transport routier. Selon des documents officiels de l’Etat du Panama, les deux hommes ont été administrateurs de deux offshores entre 2007 et 2010. Les noms de ces coquilles sont, comme à l’habituée, relativement saugrenus: Nuckol Enterprises et Gusher Securities. Les deux sociétés jumelles ont été créées au lendemain du jour de l’an 2007, mais les noms de Laeremans et Marmy n’apparaissent au conseil d’administration que le 6 juillet 2007. Le premier comme président, le second comme vice-président. Un avocat panaméen, Paul E. Silva, complète le board, la loi panaméenne imposant trois administrateurs.

Détail surprenant: l’adresse de Laeremans et Marmy mentionnée sur les documents est celle de la banque Arbinter-Omnivalor à Genève. Il s’agissait à l’époque d’une filiale spécialisée en gestion de fortune de la banque privée Edmond de Rothschild. En décembre 2009, Gusher Securities est dissoute. Nuckol Enterprises suit, trois mois plus tard.

E-mail anonyme et plainte

Joints par Marianne, les deux protagonistes le crient haut et fort: ils ne connaissent pas ces sociétés. Ont-ils déjà travaillé avec Arbinter-Omnivalor ou la banque Rothschild dans le cadre de l’IRU? «Jamais», tranche Laeremans. Avant même de pouvoir formuler cette question, Martin Marmy nous coupe: «Je sais très bien pourquoi vous appelez. C’est lié à cette histoire de diffamation. Un email anonyme a circulé avant notre assemblée générale d’avril 2013. C’était à propos de moi-même, de M. Laeremans et d’autres personnes éminentes travaillant pour l’IRU. Je ne peux pas vous dire grand-chose sur le contenu, car nous avons déposé plainte. Vous savez, je suis en fin de carrière. Il y a peut-être des gens qui ont souffert de moi ou de ma manière de faire.»

Cette affaire interne, dont Marianne ignore tout, serait liée au licenciement de trois cadres d’une société satellite de l’IRU en janvier dernier, selon Laeremans. Elle n’a sans doute pas grand-chose à voir avec les deux panaméennes qui nous préoccupent. Quelles sont, dès lors, les autres hypothèses développées par Marmy et Laeremans pour expliquer la présence de leurs noms dans Gusher et Nuckol? Marmy reconnaît bien avoir un avocat à New York pour «des affaires pas du tout financières» et qui possède une étude à Panama. «Il est possible qu’il ait pris ma signature», insistant, complètement hors contexte, sur les «56.000 apparitions de son nom sur Internet».

Paul Laeremans évoque aussi l’hypothèse d’une utilisation abusive de son passeport – une copie de celui-ci est nécessaire pour entrer au CA des deux panaméennes. «Durant mes années de présidence, j’ai participé à de nombreuses ouvertures et fermetures de comptes, dans de nombreux pays où nous travaillons. Le Panama n’en fait pas partie. J’ai signé des centaines et des centaines de documents, donné plusieurs fois des copies de mon passeport. Des personnes malintentionnées ont pu tomber sur celles-ci...»

Scénario «abracadabrantesque»

En bout de course, Laeremans ajoute avoir également signé, lors de sa présidence, des papiers relatifs à l’ouverture d’un compte pour l’IRU à l’Union Bancaire Privée (UBP). «Mais ce compte a ensuite été fermé après mon départ de la présidence.» Et Laeremans d’avancer une énième hypothèse qu’il ne peut davantage étayer: «On m’a dit, à la comptabilité, que les banques, notamment suisses, font des opérations de rétrocession. Il ne serait pas impossible que les avoirs confiés à l’UBP aient été placés dans d’autres banques.» Un scénario complètement «abracadabrantesque», estime un banquier interrogé par Marianne…

Inlassablement, Laeremans et Marmy, avec lesquels nous avons longuement discuté, taillent leur route: ils sont convaincus que quelqu’un s’est servi de leurs noms. Mais si c’était pour leur nuire, pourquoi ces personnes supposées malveillantes auraient-elles dissous les deux offshores sans avoir même révélé publiquement leur existence? Ici aussi, l’explication ne tient pas la route.

La courte et très mystérieuse existence de Gusher et Nuckol pourrait-elle être éclaircie par une demande d’explications à la banque Edmond de Rothschild, qui a absorbé Arbinter-Omnivalor en 2009? Après tout, c’est bien l’adresse de cette dernière, aux abords du lac Léman, qui figure à côté des noms des deux hommes. Réponse de Laeremans: «Je ne banalise pas cette histoire, mais je ne compte pas contacter la banque Rothschild. Me donneraitelle ces informations? J’en doute. Je ne veux pas le savoir, de toute manière, j’ai trop de choses à faire.»

Alors, usage abusif des deux noms? Investissements privés réalisés par les deux lobbyistes? Placements risqués pour le compte de l’IRU? Ou s’agit-il de fonds de l’IRU «détournés» via le Panama? Voire de caisses noires mises en place pour s’acheter certaines faveurs politiques? A moins que les deux coquilles ne soient les réceptacles de «commissions» versées par des membres de l’IRU à ses dirigeants, afin que l’organisation adopte certaines priorités plutôt que d’autres? Pour l’heure, en tout cas, le mystère de Gusher et Nuckol reste entier…
D.L. et Q.N.

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