samedi 18 mai 2013

L’héritage perdu de Geert van Istendael?


Auguste Vanistendael, pilier du mouvement syndical chrétien, apparaît comme trésorier d’une mystérieuse offshore toujours vivante: J.A.M.E. International Inc. Amnésique à la fin de sa vie, aurait-il oublié de transmettre ce patrimoine à ses enfants?

Par David Leloup et Quentin Noirfalisse

Marianne Belgique, 11 mai 2013 (PDF)


Aujourd’hui, il serait surtout reconnu par les plus jeunes générations comme un mémorable «père de». C’est qu’Auguste Vanistendael (1917-2003), Ministre d’Etat, figure historique du syndicalisme et poète à ses heures, compte parmi ses quatre enfants un écrivain et essayiste flamand bien connu, auteur du Labyrinthe belge, et qui a choisi pour nom de plume son patronyme dans une version scindée et «anoblie»: Geert van Istendael.

Décédé il y a tout juste dix ans, Vanistendael père a mené une carrière longue et foisonnante au sein des syndicats chrétiens à l’échelle belge, dès les années 1930, puis internationale. On lui reconnaît un rôle dans l’élaboration de notre sécurité sociale, notamment lorsqu’il prit les rênes de la Centrale nationale des employés (CNE) peu avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 1947, Vanistendael devient secrétaire-général adjoint de la Confédération internationale des syndicats chrétiens, avant d’en prendre la tête cinq ans plus tard. Très vite, il entame une vie aventureuse, aux quatre coins de la planète. En Amérique latine, le syndicaliste cherche à structurer les embryons de mouvements ouvriers catholiques qui fleurissent ça et là.

La vie de famille passe au second plan, entre un aller-retour vers Santiago de Chili ou Caracas, une contribution en tant qu’auditeur laïc au Concile Vatican II et une rencontre avec son ami le chancelier allemand Conrad Adenauer, dont il fut le conseiller. Vanistendael n’en gagne pas moins le respect de son fils Geert, qui rappelle que son père était parfois affectueusement appelé «Don Augusteo». «Il a répandu l’esprit syndical dans le monde entier, à une époque où l’on réfléchissait encore en termes de colonies, déclarait Geert en 2006 à un magazine européen. Il a voyagé avec un message peu habituel, donnant confiance aux gens alors que les Africains étaient considérés comme des demi-sauvages et les latino-américains comme des tire-laine moustachus, façon général Alcazar.»

Quelques années après la mort d’Auguste, Geert est parti en Amérique latine sur les traces de son père. Pour écrire un livre: Discussion avec mon dieu mort. «Il était opposé de façon virulente au communisme, mais aussi aux syndicats de la social-démocratie qui, là-bas, étaient vendus aux Etats-Unis et aux services secrets, nous raconte Geert van Istendael. Il cherchait une troisième voie, radicale mais démocratique, et apporta de l’argent et son expérience à ces petits syndicats chrétiens indépendants.»

Selon l’écrivain flamand, Auguste jouera un rôle actif dans l’élection du président chilien Eduardo Frei, le prédécesseur de Salvador Allende. Frei incarne bien cette troisième voie «radicale»: il s’opposera à la fois au socialiste Allende et au régime militaire de Pinochet, lequel l’empoisonnera en 1982. «Lors de la campagne électorale pour Frei en 1964, explique Geert van Istendael, une partie de l’argent venait des syndicats belges et hollandais, mais aussi des évêques allemands, car mon père avait établi d’excellentes relations avec l’Eglise de la République fédérale allemande.»

Outre Auguste Vanistendael, un autre Belge épaulait Frei dans sa campagne: le jésuite Roger Vekemans, décédé en 2007, et lui-même bon ami d’Auguste. Vekemans aurait pressé l’administration Kennedy pour qu’elle contribue financièrement à l’élection de Frei. La CIA aurait ainsi accordé, selon les sources, de 3 à 5 millions de dollars pour soutenir la campagne de Frei dans un contexte de Guerre froide visant à balayer la candidature «rouge» d’Allende.

Présent sur tous les fronts, Vanistendael sera l’un des premiers à s’engager dans l’aide au développement. Il achèvera son impressionnant parcours à la tête de l’association de bienfaisance Caritas Catholica, avant de prendre sa retraite en 1983. La même année, le très pieux roi Baudouin le nomme Ministre d’Etat.

Puis surgit un étrange «trou noir» dans cette vie si bien documentée. Le 2 octobre 1984, Auguste Vanistendael devient administrateur et trésorier d’une société panaméenne mystérieusement baptisée J.A.M.E. International Inc. A ses côtés au conseil d’administration, un certain Janusz Sleszynski, vice-président et secrétaire, et un notaire salvadorien, Alfonso Alvarez Geoffroy, président du CA, qui détient un «pouvoir général» sur l’offshore. Tous les trois déclarent habiter à Key Colony, confortable complexe d’appartements et d’espaces de loisir dans le village résidentiel de Key Biscayne, sur une île dorée au large de Miami…

Un domicile qui ne cadre guère avec le parcours d’Auguste Vanistendael, ni dans le style ni dans la géographie. Quant à l’offshore, son fils, qui a pourtant enquêté sur son père, compulsé des centaines d’archives et rencontré nombre de ses proches, affirme n’en avoir jamais entendu parler... «Mon père avait déjà 67 ans à l’époque, mais c’est vrai qu’il a voyagé jusqu’à un âge très avancé en Amérique latine. Cette société est intrigante, je vous le concède», commente Geert van Istendael, sans sembler très surpris.

Le notaire salvadorien? Inconnu de l’écrivain flamand. Et Marianne n’a pas pu le pister. Par contre, à l’évocation du nom de Janusz Sleszynski, Geert van Istendael est formel: oui, son père en a été l’ami proche. «Ils ont travaillé ensemble, Janusz était un citoyen américain descendant de la noblesse polonaise, me semble-t-il, mais qui avait son bureau à Genève.» Comme Vanistendael, Sleszynski a jonglé avec plusieurs vies. Né en 1917, à l’instar d’Auguste, il sera pilote dans l’armée de l’air polonaise durant l’invasion allemande, avant de s’échapper pour combattre aux côtés des Français. La guerre terminée, il se marie et file aux Etats-Unis pour y travailler dans l’import-export.

Dès les années 1950, Sleszynski va s’impliquer dans de nombreuses réunions fondatrices de la démocratie chrétienne internationale, partout à travers l’Europe et l’Amérique du Sud. C’est ainsi qu’il rencontre Vanistendael. En 1961, les deux hommes tentent même d’organiser une rencontre entre le président du parti chrétien-démocrate vénézuélien, Konrad Adenauer et John Kennedy. Mais ce projet avorte.

Sleszynski disparaîtra en 1985, sans avoir pu assister à la chute du communisme. C’était bel et bien lui qui, à la fin de sa vie, habitait à Key Biscayne, le domicile renseigné dans les documents de J.A.M.E. International. Les emails de Marianne adressés à sa veuve, qui réside toujours là-bas, n’ont pas reçu de réponse. Sa fille, installée à Bruxelles, affirme ignorer l’existence de cette panaméenne et trouve toute cette histoire «incroyable et intrigante». Ancienne fonctionnaire aux Nations Unies, la veuve de Sleszynski détient sans doute la clé du mystère de cette offshore, toujours vivante selon le Registre panaméen des sociétés... Mais à l’heure où nous bouclons, sa fille n’a pas réagi à notre demande d’éclaircir cette affaire avec sa mère.

On ne peut donc que spéculer. Cette panaméenne servait-elle à abriter un discret héritage? Si tel est le cas, Auguste Vanistendael a-t-il servi de prête-nom pour son ami Janusz? Ou est-ce l’inverse, vu qu’Auguste occupe le poste clé de trésorier au sein de l’offshore? Atteint d’importants troubles de la mémoire à la fin de sa vie – son fils évoque une raréfaction progressive de «ses éclairs de clarté» –, Auguste aurait-il oublié l’existence même de cette offshore, qui se serait ainsi «perdue» dans les limbes de sa succession?

On ne peut pas non plus exclure l’hypothèse que J.A.M.E. International ait été liée aux activités politiques des deux hommes en Amérique du Sud. Un blogueur littéraire livrant son sentiment sur Discussion avec mon dieu mort, le livre-hommage de Geert à son père, souligne qu’«il ne fait aucun doute qu’Auguste Vanistendael était un gestionnaire peu transparent et que sa comptabilité était chaotique.» Et Geert van Istendael de conclure: «La vérité se trouve sans doute quelque part en Amérique latine», évoquant, sibyllin, cette intrigante «zone grise qui existe dans l’histoire de l’action syndicale chrétienne en Amérique du Sud»
D.L. et Q.N.

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