Quand Amnesty, Oxfam et le WWF «flirtent» avec Clear Channel et Coca-Cola
Est-il cohérent, pour une ONG, de participer à un événement dont l’organisateur et un des principaux sponsors sentent le soufre? Vaste débat, qui pose l’éternelle question de la fin et des moyens utilisés par la société civile pour changer les mentalités...
Alléchés par les 300.000 festivaliers annoncés, trois poids lourds de la galaxie ONG – Amnesty, Oxfam et le WWF – étaient une fois de plus présents au festival Rock Werchter, qui a eu lieu le premier week-end de juillet.
Dans le petit milieu «alter» belge, ce festival est pourtant loin d’être en odeur de sainteté. On se souvient qu’en 2004 il avait fait l’objet d’une campagne de boycott parce que la multinationale étasunienne Clear Channel, organisatrice de l’événement, était accusée pêle-mêle de soutenir Bush Jr. et sa politique «coloniale», de contrôler pratiquement toute la filière des concerts en Belgique, d’être à l’origine du boom des prix des tickets et de représenter une menace pour la diversité culturelle – accusations que Clear Channel réfute plus ou moins laborieusement.
En 2006, le boycott est toujours relayé par Attac Wallonie-Bruxelles sur son site Internet, même si l’«ennemi» à changé de nom. Est-ce pour tenter d’échapper aux lois antitrust en vigueur de part et d’autre de l’Atlantique? Toujours est-il que fin 2005, le département «divertissement» de Clear Channel s’est détaché des autres divisions du groupe et a été rebaptisé Live Nation.
Mais dans les faits et sur le terrain, rien n’a fondamentalement changé. Live Nation a été créé pour gérer le «contenu» (management d’artistes, concerts), laissant ainsi les «tuyaux» (radios, télés, panneaux publicitaires) à la maison mère Clear Channel Communications (CCC). Mais la nouvelle «indépendance» de Live Nation vis-à-vis de CCC est toute relative: le fondateur de CCC, Lowry Mays, ainsi que ses deux fils, Mark et Randall, se retrouvent à la fois dans l’équipe de direction de CCC et dans le conseil d’administration de Live Nation.
Par ailleurs, un des principaux sponsors de Rock Werchter est Coca-Cola. En Colombie, des sous-traitants de la multinationale sont accusés par le syndicat des travailleurs de l’industrie alimentaire, le SINALTRAINAL, d’être complices de l’assassinat de plusieurs syndicalistes par des milices paramilitaires – ce que réfute évidemment Coca-Cola.
Ces dernières années, Amnesty International a tiré plusieurs fois la sonnette d’alarme pour tenter de faire stopper les violences et intimidations dont sont victimes de nombreux syndicalistes du SINALTRAINAL travaillant dans des usines d’embouteillage sous contrat avec le géant d’Atlanta. En 2001, le syndicat a déposé plainte aux Etats-Unis contre la firme et ses sous-traitants colombiens. Le procès est en cours à Miami. En attendant le verdict, une vingtaine d’universités nord-américaines ont récemment annulé ou suspendu leur contrat avec la compagnie. Un mouvement qui commence à faire débat, voire tache d’huile, en Europe.
Le géant d’Atlanta est également très contesté en Inde, notamment au Kerala et dans l’Uttar Pradesh, où il est accusé d’assécher de nombreuses nappes phréatiques, privant ainsi les populations locales d’eau potable. Ses usines rejettent également plusieurs types de déchets toxiques qui menacent l’environnement et la santé. Oxfam soutient activement les femmes du Kerala, qui organisent régulièrement des sit-in de protestation devant les grilles de la compagnie. En tant qu’organisation internationale de protection de l’environnement, le WWF n’est sans doute pas insensible à la pollution des écosystèmes occasionnée en Inde par Coca-Cola.
D’où cette question: ces trois ONG – Amnesty, Oxfam et le WWF – ne pourraient-elles pas faire pression sur l’organisateur Live Nation pour qu’il arrête de recourir au sponsoring de Coca-Cola? Saugrenu? Pas du tout: Oxfam et Amnesty ont déjà effectué une telle démarche vis-à-vis des organisateurs du festival Couleur Café, un événement parrainé à plusieurs reprises par la multinationale Bacardi, bien connue pour son hostilité farouche à Cuba. Proche des milieux réactionnaires étasuniens, Bacardi s’est en effet beaucoup activé en coulisses pour obtenir des renforcements de l’embargo contre Cuba afin de protéger son marché de son rival cubain Havana Club. Après deux ans de palabres, les pressions d’Amnesty et d’Oxfam ont finalement porté leurs fruits: cette année, pour la première fois, c’est du rhum Havana Club qui a été servi aux festivaliers de Couleur Café.
Par ailleurs, Live Nation lui-même tire profit de l’image «éthique» des trois ONG en affichant leurs logos sur le site Internet du festival… à un clic de souris du logo Coca-Cola. Est-il donc bien cohérent que ces ONG participent à la grand-messe de Rock Werchter et qu’elles «cautionnent» en quelque sorte, de facto, son organisateur et ses sponsors? Bacardi, Coca-Cola: deux poids, deux mesures? C’est ce que nous avons demandé aux ONG concernées. Leurs réponses seront publiées sur ce blog ces prochains jours.
Cela dit, ces questions pourraient également s’adresser aux artistes «engagés», qu’il s’agisse de Bono ou de Manu Chao. Ce dernier, grand pourfendeur du capitalisme néolibéral et chouchou des altermondialistes, était présent cette année à Werchter. Il n’a jamais figuré sur l’affiche d’Esperanzah!, malgré plusieurs sollicitations.
David Leloup
Ce texte a été initialement publié dans le bimestriel belge Imagine. S’il vous a plu, merci de bien vouloir envisager d’acheter le magazine en version papier ou électronique (PDF), voire de vous y abonner.
mercredi 26 juillet 2006
La fin et les moyens (1/4)
Publié par David Leloup à 07:30
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