mardi 5 juin 2012

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Comment le lobby du tabac a subventionné des labos français



Episode 2/2 | Les documents internes de l’industrie cigarettière américaine révèlent comment elle a financé ou manipulé des scientifiques français de premier plan pour donner une image positive de la nicotine.

«Changeux!» Le nom, écrit à la main, en grands caractères et suivi d'un point d'exclamation, sonne comme un cri de victoire. Le Post-it sur lequel il est rédigé est collé sur une lettre du grand neurobiologiste français Jean-Pierre Changeux, datée du 10 août 1994 et à en-tête de l'Institut Pasteur. Elle est adressée au Council for Tobacco Research (CTR), une officine de l'industrie du tabac basée à New York (Etats-Unis) qui finance de la recherche scientifique. Jean-Pierre Changeux demande 255.000 dollars (273 500 euros courants) pour un projet de trois ans afin d'étudier l'impact de la nicotine sur le cerveau de souris mutantes. La missive ainsi annotée est accessible dans l'océan de documents secrets de l'industrie cigarettière - les "tobacco documents" - que Le Monde a entrepris de fouiller.

Le CTR est visiblement enchanté d'attirer dans ses rets un chercheur de sa renommée. "Changeux est très célèbre. Nous devrions soutenir son activité", écrit l'un des cadres du CTR, chargé d'évaluer la candidature du Français. "Le soutien [financier] dont il jouit est (...) phénoménal. Il devrait néanmoins recevoir une de nos subventions", s'enthousiasme un autre responsable de l'officine des cigarettiers américains. Dans sa demande de bourse, Jean-Pierre Changeux déclare disposer d'un budget de 401 636 dollars (430.000 euros courants) pour 1994. Entre le 1er juillet 1995 et le 31 décembre 1998, par le truchement du CTR, Jean-Pierre Changeux recevra 220.000 dollars (177.000 euros courants) de l'industrie du tabac pour son laboratoire. A la fin des années 1990, son service sollicitera et recevra également des fonds de RJ Reynolds, propriétaire de la marque Camel.

Que savait-on, en 1994, du fameux CTR? Dans une enquête fouillée publiée dix-huit mois avant que M. Changeux ne formule sa demande de financement, le Wall Street Journal avait décrit cette officine comme responsable de la "plus longue campagne de désinformation de l'histoire économique des Etats-Unis". Créé en 1953, le CTR était piloté en partie par l'agence de relations publiques Hill & Knowlton et des avocats mandatés et payés par les cigarettiers. Il avait pour principale mission d'orienter la recherche scientifique dans un sens favorable à l'industrie, en finançant certains projets et en écartant d'autres.

CHANGER L'IMAGE DE LA NICOTINE

En un peu plus de quarante ans, le CTR a dépensé 282 millions de dollars pour soutenir plus de 1.000 chercheurs qui ont publié quelque 6.000 articles scientifiques. Nombre de ces travaux ont permis de fabriquer et d'entretenir le doute sur les effets du tabac sur la santé, ou encore de changer l'image de la nicotine en mettant l'accent sur ses aspects positifs. Une centaine d'études - les "special projects" - étaient carrément de la science frelatée, pilotée par les seuls avocats pour constituer des "munitions" scientifiques utilisables en justice alors que les procédures judiciaires s'accumulaient à partir du milieu des années 1960...

Tel n'est pas le cas des travaux de M. Changeux, reconnu par ses pairs comme une figure majeure de la neurobiologie. Alors? "Les stratégies de financement de l'industrie du tabac sont complexes, explique l'historien des sciences Robert Proctor (université Stanford, Etats-Unis), le chercheur qui a le plus témoigné aux procès menés outre-Atlantique contre les cigarettiers. Financer des laboratoires prestigieux est très utile aux avocats de l'industrie: lorsqu'on fait valoir qu'ils subventionnent de la science biaisée, ils ont toujours plusieurs noms à mettre en avant pour démentir, dont plusieurs Prix Nobel..."

D'où, à l'évidence, la joie des cadres du CTR à la réception de la demande de financement de M. Changeux. D'autant qu'en octobre 1994, au moment même où le neurobiologiste démarchait le CTR, l'American Medical Association (AMA) écrivait aux doyens de toutes les facultés de médecine des universités américaines pour les enjoindre de ne plus accepter les dollars du CTR ni de ses organisations soeurs, comme le Tobacco Institute et le Center for Indoor Air Research. La plus importante association médicale des Etats-Unis prévenait alors que ces fonds alloués pour la recherche "aident l'industrie à convaincre les décideurs et le public qu'elle a des projets de recherche légitimes en cours (...), et que le jury est toujours en train de délibérer sur la 'controverse'". Et ce, alors que la science est claire sur les dangers du tabac.

Ces fonds sont utilisés "pour faire taire les universités et les chercheurs", ajoutait l'AMA, mais aussi "pour associer des institutions prestigieuses à l'industrie - et donc s'acheter de la respectabilité". Un point de vue qui sera confirmé, en 1998, par le juge californien George Finkle: "Les documents [internes de l'industrie], considérés dans leur ensemble, fournissent des preuves qui appuient les affirmations de l'Etat [de Californie] selon lesquelles les [cigarettiers] ont utilisé le CTR pour tromper le public." Le CTR sera dissous la même année. Il est toujours poursuivi dans 74 procédures judiciaires aux Etats-Unis.

"LE CTR N'ÉTAIT PAS UNE AGENCE SCIENTIFIQUE LÉGITIME"

"Dès 1994, tout chercheur compétent aurait dû savoir que le CTR n'était pas une agence scientifique légitime", estime Stanton Glantz, spécialiste de l'industrie du tabac et professeur de médecine à l'université de Californie à San Francisco. Le financement octroyé au laboratoire de Jean-Pierre Changeux débouchera sur plusieurs publications, dont deux dans la prestigieuse revue Nature. La médiatisation de l'une d'elles, en avril 1999, donnera une image plutôt sympathique de la nicotine: "La nicotine détient la clé d'antidouleurs plus efficaces", titrait la dépêche de Reuters, reprise dans le monde entier.

Du milieu des années 1980 au début des années 2000, d'autres scientifiques et médecins français de premier plan ont, à l'instar de Jean-Pierre Changeux, bénéficié de l'argent du tabac. Tous ont réalisé des programmes de recherche qui intéressaient les cigarettiers. "Clairement, je ne veux pas que nous investissions dans de la recherche qui ne puisse pas nous être utile", écrit le directeur des affaires scientifiques de Philip Morris dans un courriel justifiant son refus d'octroyer un financement de 450.000 dollars au laboratoire de physique des interfaces de l'Ecole polytechnique. "Etre utile": comment? Ces financements jettent le doute sur la sincérité du discours public sur le tabac que tiennent - ou non - les chercheurs financés par les cigarettiers, que ce soit dans les médias ou au sein d'organes publics.

UN AUTRE NEUROBIOLOGISTE RENOMMÉ MIS EN CAUSE

A cet égard, le cas d'un autre neurobiologiste renommé, Jean-Pol Tassin, directeur de recherche à l'Inserm et professeur au Collège de France, interpelle. Les documents internes de l'industrie du tabac indiquent que son équipe et le laboratoire de son chef de service Jacques Glowinski, un des pionniers de la pharmacologie en France, ont reçu 2,8 millions de francs français (546.000 euros courants) de Philip Morris Europe entre 1989 et 2000, année où il a pris la présidence du conseil scientifique de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT)...

Tout commence en 1986. Jean-Pol Tassin et Ian Marcovitch, le directeur scientifique de Philip Morris Europe, basé à Neuchâtel (Suisse), font connaissance au sein de la commission Hirsch, mise en place par le gouvernement pour évaluer le tabagisme en France. Le neurobiologiste y anime un groupe sur la dépendance où M. Marcovitch représente l'industrie.

Le 5 novembre 1987, les deux hommes se revoient au Collège de France pour "explorer la possibilité d'un programme de recherche conçu autour des études du professeur Warburton", selon les notes de M. Marcovitch. On y lit que M. Tassin a "une attitude objective" envers la cigarette, qu'il est "ouvert à l'idée de faire de la recherche sur la nicotine et les récepteurs nicotiniques", et que "de la littérature scientifique lui a été envoyée"...

Ce mystérieux "professeur Warburton" est consultant de longue date pour l'industrie du tabac. Pionnier de la recherche sur les effets positifs de la nicotine sur la cognition (attention, traitement de l'information, mémoire...), ce professeur de psychopharmacologie à l'université de Reading (Royaume-Uni) a publié de nombreux articles sans jamais dévoiler son financement par l'industrie. A partir de 1988, il va jouer un rôle central pour aider les cigarettiers à contrer un rapport-clé du Surgeon General, la plus haute autorité en matière de santé publique aux Etats-Unis. "Nicotine Addiction", publié en mai 1988, affirme pour la première fois que la nicotine peut créer une dépendance aussi forte que l'héroïne et la cocaïne. La mission de M. Warburton sera de casser ce lien nicotine-drogues dures dans les mass media.

ÉTUDES SUR LES EFFETS STIMULANTS DE LA NICOTINE

Si l'industrie se passionne pour les études de Warburton sur les effets stimulants de la nicotine, elle souhaiterait en identifier les mécanismes biologiques sous-jacents. C'est la mission assignée à Jean-Pol Tassin. Fin 1989, il revient de Neuchâtel "enchanté et très stimulé par les échanges fructueux de [sa] réunion avec [le] comité scientifique" de Philip Morris, d'après un courrier de Jacques Glowinski à Ian Marcovitch. "Cette action de la nicotine sur la sensibilisation des systèmes dopaminergiques corticaux sans modification des systèmes dopaminergiques sous-corticaux pourrait expliquer l'effet positif de la nicotine sur les fonctions cognitives décrit par David M. Warburton", écrit M. Tassin dans un courrier adressé à Ian Marcovitch en juin 1990.

En février 1992, les chercheurs écrivent, à propos de neurones particuliers qu'ils ont étudiés, que leur sensibilisation "par l'administration répétée de nicotine pourrait permettre de mieux comprendre les améliorations des performances cognitives observées chez l'homme à la suite de l'ingestion de fumée de tabac (Warburton et al., Psychopharmacology, 1986)". Chercheur brillant, Jean-Pol Tassin peut aussi potentiellement peser sur les politiques publiques: "[Le Collège de France] représente la première entité de recherche neuronale en France et a un rôle d'expert dans toutes les décisions liées à la pharmacologie des drogues, explique un mémo de Philip Morris.

CONVENTION AVEC LE PROPRIÉTAIRE DE MARLBORO ET CHESTERFIELD

Plus troublant encore, les "tobacco documents" suggèrent une certaine emprise de Philip Morris sur les travaux de MM. Glowinski et Tassin. Dans une lettre d'octobre 1988 adressée à Ian Marcovitch, les deux hommes évoquent la convention qu'ils s'apprêtent à signer avec le propriétaire des marques Marlboro et Chesterfield. "Le financement de la première année est seulement assuré", écrivent-ils, et un renouvellement n'interviendra qu'après accord des parties "et évidemment en fonction de votre appréciation des résultats obtenus". Tout aussi étonnant, Jean-Pol Tassin propose en juin 1990 à son sponsor de choisir la revue scientifique à laquelle ses résultats seront soumis: "Au cas où vous auriez une préférence pour un journal particulier, n'hésitez pas à nous le faire savoir", écrit-il...

La collaboration se poursuivra durant toute la décennie. En 1998, M. Tassin soumettra à Philip Morris un nouveau projet intitulé "L'effet neuroprotecteur de la nicotine", qui sera approuvé en 1999. Dix ans plus tard, Jean-Pol Tassin publiera une étude qui fera couler beaucoup d'encre. Elle suggère que la nicotine seule ne suffit pas à déclencher une dépendance chez les fumeurs: d'autres composés du tabac s'avèrent indispensables pour en révéler le pouvoir addictif. Cette étude s'attire immédiatement les foudres de la Société française de tabacologie et de l'Alliance contre le tabac, qui estiment que la mise en cause du rôle de la nicotine dans la dépendance "coïncide avec les intérêts de l'industrie du tabac qui a longtemps nié, dans sa communication externe, que l'addiction à la nicotine était la cause principale du maintien de la consommation et du marché du tabac". M. Tassin s'appuie sur ses résultats pour interroger l'efficacité des substituts nicotiniques...

L'argent du tabac influence-t-il la parole publique des chercheurs qui en bénéficient? Toujours est-il qu'en 2010, dans un long entretien à la Lettre du Collège de France, M. Tassin déclare que "les cigarettiers, en cherchant à fidéliser et à augmenter leur clientèle, ont produit une véritable addiction pathologique, mais en quelque sorte sans le vouloir". "Ils ont toujours cherché à produire les cigarettes les plus agréables possibles, avec l'idée que c'est ce qui fidéliserait les fumeurs, parce qu'ils faisaient le lien entre plaisir et addiction, ajoute le chercheur. De ce fait, on leur prête parfois de fausses intentions. Par exemple, on dit qu'ils mettent de l'ammoniac dans les cigarettes pour rendre les fumeurs plus dépendants. En réalité, au départ, ce n'est pas du tout pour cette raison. Ils veulent obtenir un goût agréable."

"C'est le charabia de l'industrie, commente Stanton Glantz. L'utilisation des mots "agréable" et "goût" est exactement la même que celle des entreprises du tabac, lorsqu'elles cherchent à contourner le fait qu'elles ont manipulé la nicotine et les additifs des cigarettes pour maximiser leur potentiel addictif." Un tel fait, ajoute M. Glantz, est connu et reconnu par l'industrie depuis longtemps puisque, par exemple, les documents internes des cigarettiers montrent qu'ils se considèrent au moins depuis 1963 comme étant dans "le business de vendre de la nicotine, une drogue addictive, et efficace dans les mécanismes de relâchement du stress"...

DES FINANCEMENTS REÇUS PENDANT AU MOINS DOUZE ANS

Les "tobacco documents" révèlent aussi l'ampleur du financement par l'industrie des activités de recherche de Robert Molimard, professeur de médecine, fondateur de la Société de tabacologie (qu'il a présidée jusqu'en 2004) et du diplôme interuniversitaire de tabacologie. Sous le nom de code "Broca", le laboratoire de M. Molimard a touché près de 3,5 millions de francs français (700.000 euros courants) de Philip Morris entre 1986 et 1998. On ne sait si son financement a perduré au-delà de 1998, les archives de l'industrie n'étant pas encore intégralement numérisées. Mais le nom de Robert Molimard réapparaît en 2000 sur une liste de scientifiques sollicitant un financement de Philip Morris Europe pour l'année 2001...

Ces financements, reçus pendant au moins douze ans, n'ont pas été dévoilés par M. Molimard dans ses publications scientifiques. Ils contredisent sa déclaration d'intérêts au Formindep (association de médecins plaidant pour une formation et une information médicales indépendantes des firmes pharmaceutiques) dont il est membre du conseil d'administration. Il déclare en effet sur l'honneur n'avoir été sponsorisé par les cigarettiers qu'"entre 1988 et 1990", afin de "payer [s]a technicienne". Ses conventions signées avec Philip Morris mentionnent pourtant l'entretien d'un "chercheur à plein temps".

UN RÔLE STRATÉGIQUE AUPRÈS DES POUVOIRS PUBLICS

Pour l'industrie, soutenir Robert Molimard était évident. "Le professeur Molimard est considéré en France comme un des experts les plus importants sur le tabagisme", précise un mémo de Philip Morris, qui souligne également le rôle stratégique qu'il peut jouer auprès des pouvoirs publics: "Il a été membre de la commission officielle mise sur pied par le gouvernement pour discuter du tabagisme (la 'commission Hirsch')". M. Molimard voyait régulièrement Ian Marcovitch, sorte d'"agent traitant". Lors de ces rencontres, le tabacologue informait l'industrie de l'avancement de ses travaux, mais aussi des derniers développements politico-scientifiques concernant le tabac en France. Début décembre 1992, il annonce sa nomination au sein du groupe "additifs aux produits du tabac" piloté par le Conseil supérieur d'hygiène publique (ministère de la santé). Un groupe chargé d'établir une liste cruciale pour l'industrie: celle des additifs autorisés dans les cigarettes en France. En février 1993, Ian Marcovitch rend à nouveau visite à M. Molimard "pour avoir des nouvelles de l'évolution des travaux au sein du groupe d'experts sur les additifs du tabac".

Les prises de position de M. Molimard dans le débat public, assez tranchées, rejoignent souvent les thèses de l'industrie du tabac. Il estime par exemple qu'"il n'y a pas de dépendance à la nicotine", et que le rapport du Surgeon General de 1988 est un "canular fantastique monté par l'industrie pharmaceutique pour vendre ses substituts nicotiniques, gommes et patchs en tête !". Pour lui, augmenter les taxes sur les cigarettes, comme le recommande la convention-cadre de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac, est une erreur. Les taxes ne découragent pas les fumeurs, dit-il, mais renforcent la contrebande. Autre exemple: l'interdiction de fumer dans les lieux publics relève de l'"intrusion fascisante" pour M. Molimard.

En janvier 2009, il sera invité à en parler aux côtés de plusieurs ex-consultants ou proches de l'industrie du tabac lors d'une conférence contre la prohibition du tabac, organisée à Bruxelles par le réseau The International Coalition Against Prohibition (TICAP). Alerté par trois organisations antitabac, le Parlement européen qui devait accueillir cette conférence dans ses murs l'interdira à la dernière minute. Elle aura néanmoins lieu dans un hôtel tout proche...

David Leloup et Stéphane Foucart


Jean-Pierre Changeux: «Aujourd'hui, je ne ferais plus appel à de tels fonds»

Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste à l'Institut Pasteur, élu professeur au Collège de France en 1975, a occupé la chaire "Communications cellulaires" jusqu'en 2006. Auteur de L'Homme neuronal (Fayard, 1983), il a présidé le Comité consultatif national d'éthique de 1992 à 1998.


«Me suis-je préoccupé des aspects déontologiques liés au financement de mon laboratoire par le Council for Tobacco Research (CTR)? Oui. Il était bien connu à l'époque que les industriels du tabac avaient publié des données falsifiées et fait de la publicité mensongère sur le tabagisme. Je présidais alors le Comité consultatif national d'éthique. Pour moi, l'essentiel était la liberté de la recherche, sans mainmise du CTR, ce que j'ai obtenu.

Comme le montre notre article publié en 1998 dans
Nature, financé partiellement par le CTR, nous avons confirmé la dépendance à la nicotine sur un modèle animal, et analysé le rôle du récepteur de l'acétylcholine dans cette dépendance. Ce travail a ainsi contribué à montrer que les allégations des cigarettiers sur l'absence de dépendance nicotinique liée à l'usage du tabac étaient fausses.

Concernant notre financement par le cigarettier RJ Reynolds, je ne me souviens plus des montants perçus à la fin des années 1990. Une branche de cette société, devenue par la suite indépendante, s'intéressait à la pharmacologie des effets positifs de la nicotine.

La nicotine a des effets addictifs, avec d'autres substances du tabac, qui entraînent cancers et maladies cardiovasculaires. Mais elle a aussi des effets bénéfiques: c'est un stimulant cognitif, un neuroprotecteur important pour la lutte contre Alzheimer, et elle a des propriétés analgésiques et antidépressives.

Notre financement par le CTR et RJ Reynolds s'est fait en toute transparence, avec l'accord de ma hiérarchie à l'Institut Pasteur, et la mention de ces financements dans les articles publiés. Il va de soi que, depuis des années, nous ne recevons plus de tels financements, et qu'aujourd'hui je ne ferais certainement plus appel à des fonds de cette nature. En effet, même si la dangerosité du tabac est scientifiquement établie, le tabagisme est toujours un fléau mondial et les marchands de cigarettes sont toujours très puissants.»




Jean-Pol Tassin: «Je dois beaucoup à M. Marcovitch»

Jean-Pol Tassin, neurobiologiste, directeur de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et professeur au Collège de France, président du conseil scientifique de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et les toxicomanies (MILDT) depuis 2000.


«Ian Marcovitch m'a proposé un financement en 1986. J'ai décliné. Deux ans plus tard, quand notre labo a eu des soucis financiers, je l'ai rappelé. Cette subvention amicale ne m'a pas posé de problème éthique. Elle n'a en rien influencé mon discours sur le tabac.

Philip Morris avait besoin d'informations pointues sur la recherche. J'étais un expert ressource pour eux. On se voyait une ou deux fois l'an pour échanger sur l'évolution des connaissances. Jamais ils ne sont intervenus dans nos travaux, et notre financement n'était pas conditionné aux résultats obtenus.

La proposition du choix du journal, c'était pour leur faire plaisir. On ne nous a jamais dit de viser tel ou tel journal. On a publié quelques articles sur la nicotine, mais c'était pour justifier notre financement. Ils nous ont dit:
"Merci de nous remercier, mais si vous préférez ne pas le faire, ne le faites plus. Cela ne nous rapporte pas grand-chose et ça peut vous créer des ennuis." Les remerciements en pied d'article étaient aléatoires.

Je dois beaucoup à M. Marcovitch. Son intervention m'a vraiment aidé: près de 40.000 euros en moyenne par an pendant onze ans, c'est appréciable. Je ramenais environ 10% du budget du labo, qui comptait 60 personnes. Quand j'avais besoin d'un appareil, le service ne me le refusait jamais. C'est le seul avantage dont j'ai profité. On leur coûtait
"la moitié de l'aile avant gauche d'une formule 1 aux 24 heures du Mans", disait Marcovitch.

C'est très intéressant de visiter leurs usines. Ils ont une rigueur extraordinaire, ils vérifient en permanence la qualité de leurs produits. Ils sont infiniment plus rigoureux que n'importe quel scientifique. Ils ont l'argent pour ça.

J'ai continué à voir M. Marcovitch après sa retraite. Il avait mille roses dans son jardin. On refaisait le monde. Il incarnait le contraire de l'image qu'on peut avoir de l'industrie du tabac.

Quand le labo a fermé, en 2009, Jacques Glowinski m'a appelé. Il restait un reliquat de 25.000 euros de Philip Morris. Je l'ai récupéré.»




Robert Molimard: «J'ai juste témoigné en justice...»

Robert Molimard, professeur de médecine, fondateur de la Société de tabacologie (qu'il a présidée jusqu'en 2004) et du diplôme interuniversitaire de tabacologie, a dans les années 1990 fait partie du groupe "additifs aux produits du tabac" piloté par le ministère de la santé.


«Effectivement, le responsable scientifique de Philip Morris Europe, Ian Marcovitch, a réussi à m'aider financièrement jusqu'en 1998. Je ne m'en souvenais pas mais viens de retrouver sur mon ordinateur une lettre qui le confirme. Je n'ai jamais, à titre personnel, touché un euro de ces financements. Ils ont été versés à l'association Naturalia et Biologia pour payer la technicienne de mon laboratoire et acheter des rats.

Jamais Philip Morris ne m'a demandé d'orienter mes recherches dans tel ou tel sens. La seule chose que j'ai faite pour eux, à la demande de M. Marcovitch, c'est de leur fournir un témoignage écrit dans le cadre d'un procès aux Etats-Unis où ils étaient accusés d'ajouter de la nicotine à leurs cigarettes pour augmenter la dépendance des fumeurs.

J'ai écrit ce que je pense et défends depuis des années: si la dépendance au tabac est très forte, la dépendance à la nicotine n'existe pas et ne l'explique pas.

J'ai consacré ma vie à essayer de sortir les fumeurs de leur trou. En 1977, j'ai créé à l'hôpital de Nanterre une consultation de tabacologie que j'ai assurée personnellement durant toute ma carrière. Je sais ce qu'est un fumeur en proie au sevrage. La lutte contre le tabagisme est un échec absolu parce qu'elle est pilotée par des gens qui ne connaissent pas les fumeurs.

Il y a de plus une infiltration par l'industrie pharmaceutique de tous les organismes de décision, dont l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Ils cherchent à faire du tabagisme passif un problème majeur de santé publique, ce qu'il n'est pas. Cette manipulation scientifique est destinée à permettre la mise en place de lois coercitives qui visent à pousser les fumeurs au sevrage pour qu'ils deviennent les nouveaux clients des laboratoires pharmaceutiques.

Les cigarettiers ne peuvent pas riposter: ils ne peuvent faire de la publicité que chez les marchands de tabac. En face, les grands laboratoires font des réclames pour leurs patchs - qui sont de purs placebos - sur les affiches, les bus et à la télévision.»




Quand fumer devient bon pour la santé

Le colloque s'intitule "Le plaisir est-il en danger?". Il est organisé, en janvier 1997 à Paris, par Associates for Research into the Science of Enjoyment (Arise, Scientifiques associés pour l'étude du plaisir), une association internationale "de scientifiques et d'universitaires qui débattent de questions liées aux plaisirs légaux". Environ 25 journalistes se déplacent pour écouter psychiatres, professeurs d'université, chercheurs et écrivains en vue discourir "du rôle du plaisir pour réduire le stress et promouvoir la santé". L'historien Jean-Louis Flandrin, alors directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), intervient par exemple sur le thème: "La table et le sexe en France, du Moyen Age à nos jours".

"Une journaliste très connue a couvert la conférence pour France Inter en concluant qu'"un morceau de chocolat, un verre de vin, une bonne cigarette, ne vous gênez pas ! Au lieu d'être obsédé par la santé, tout le monde devrait être obsédé par le plaisir, qui induit une bonne santé"", précise un mémo de Philip Morris que Le Monde a exhumé des "tobacco documents". Il ajoute: "Le Parisien a également couvert la conférence dans un long article de fond intitulé "Le plaisir, un bon médicament". D'autres papiers suivront dans les nombreux mensuels présents à la conférence."

Le plan secret des industriels du tabac a parfaitement fonctionné. Les journalistes sont tombés dans le panneau. Car les cigarettiers n'ont pas seulement financé des recherches qui leur étaient favorables dont les résultats ont inondé la littérature scientifique. Ils ont aussi réussi le tour de force de faire publier des centaines d'articles positifs pour l'industrie dans les médias. Au moins 846 rien que sur Arise entre 1989 et 2005, dans la presse européenne, australienne et américaine, selon une étude d'Elizabeth Smith (professeure de sciences sociales et comportementales à l'université de Californie à San Francisco) publiée en 2006 dans European Journal of Public Health.

"PETITS PLAISIRS"

Arise était la riposte des cigarettiers au rapport des autorités sanitaires fédérales américaines de mai 1988 affirmant que la nicotine peut créer une dépendance aussi forte que l'héroïne et la cocaïne. Dès que le rapport sort, Philip Morris et Rothmans demandent à David Warburton, professeur de psychopharmacologie à l'université de Reading (Royaume-Uni) et consultant de l'industrie du tabac, de rassembler un groupe international de sociologues, psychologues, éthiciens et scientifiques, dont la mission sera précisément de briser ce lien entre nicotine et drogues dures. L'idée? Positionner la cigarette sur le même plan que d'autres "petits plaisirs" qui soulagent le stress, comme le chocolat, le café, le vin ou les bonbons.

Arise s'efforcera même de populariser l'idée - biaisée - que le plaisir éprouvé en fumant une cigarette renforce l'immunité puisque fumer soulage le stress, qui, lui, a un effet négatif sur le système immunitaire. Bref, fumer - première cause de mortalité évitable dans le monde - aurait ainsi un effet positif sur la santé: le retournement de réalité est digne d'un roman de George Orwell...

L'organisation de colloques internationaux (Venise, Rome, Amsterdam, Kyoto...), de tables rondes, de sondages d'opinion, et la publication de trois livres offriront ainsi une belle visibilité médiatique à Arise durant les années 1990. Financée par Philip Morris, British American Tobacco, RJ Reynolds, Rothmans et Gallaher, l'association se présente pourtant publiquement comme "indépendante". En 1994, année où elle s'ouvre à l'industrie agroalimentaire, son budget annuel dépasse les 386.000 dollars (414.000 euros courants).

Les archives du tabac révèlent que le sociologue français Claude Fischler, directeur de recherches au CNRS, paraît avoir été instrumentalisé par l'industrie du tabac. En 1993, il est repéré par Hélène Bourgois, la directrice du Groupement de fournisseurs communautaires de cigarettes (GFCC, qui regroupe les majors américains, britanniques et français), qui fait circuler un de ses articles intitulé "L'addiction, un concept à utiliser avec modération?" au sein de la Confédération des fabricants de cigarettes de la Communauté européenne (CECCM, principal lobby européen du tabac basé à Bruxelles).

"AUX FRAIS DE LA PRINCESSE"

En avril 1997, Claude Fischler est invité par Arise - "aux frais de la princesse", se souvient-il aujourd'hui - pour intervenir à un colloque international de quatre jours à Rome sur le thème: "La valeur des plaisirs et la question de la culpabilité". L'événement se clôture par un cocktail et un dîner de gala à la villa Monte Mario, qui offre l'un des plus beaux panoramas sur la Ville éternelle.

"Cette conférence positionne le tabac comme étant similaire à la nourriture, dont la consommation peut être parfois "risquée", mais qui est essentielle à la vie, contrairement au tabac", commente Elizabeth Smith. L'intervention du sociologue porte notamment sur les "jugements moraux binaires" qui souvent condamnent les aliments pour "le décès éventuel de celui qui les mange": "M. Fischler perpétue l'argument de l'"inévitabilité" - "les gens qui mangent meurent" - selon lequel il n'y a aucune raison d'éviter de tels produits puisque de toute façon nous mourrons tous. Cela sans se poser la question de savoir comment - paisiblement ou dans la douleur, à la suite d'un cancer du poumon ou d'un diabète? - ou quand - à 80 ans ou à 60 ans?", note-t-elle.

Le sociologue se focalise aussi sur les "croyances" concernant ces produits, et sur leur image, plutôt que sur leurs véritables effets sur la santé, "ce qui tend à normaliser leur consommation, poursuit la chercheuse. Enfin, il se focalise sur les consommateurs – le mangeur de sucre solitaire, le fumeur – et leur stigmatisation supposée plutôt que sur les industries qui promeuvent ces produits."

Selon sa déclaration d'intérêts à l'Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA), M. Fischler est actuellement consultant pour Nestlé, Barilla et l'Institut Benjamin-Delessert (créé par le Centre d'études et de documentation du sucre, Cedus, financé par l'industrie sucrière). "Je n'ai jamais été consultant pour l'industrie du tabac et n'ai pas eu de 'collaboration' particulière avec Arise. J'ai juste été invité par David Warburton à parler à un colloque, par l'intermédiaire d'un collègue américain, se souvient le sociologue. J'ignorais que les cigarettiers finançaient l'événement, mais j'avais trouvé bizarre qu'un groupe de gens fume aussi ostensiblement lors des pauses. Je n'avais jamais vu ça à un colloque..."

D.Lp. et S.Fo.


Pour la Journée mondiale contre le tabac, jeudi 31 mai 2012, Le Monde s'est plongé dans les "tobacco documents", à la recherche des liens entretenus par certains chercheurs français avec l'industrie américaine du tabac. Ces documents secrets ont été versés dans le domaine public à partir de 1998, après les poursuites de 46 Etats américains contre les majors de la cigarette. Quelque 13 millions de documents, soit plus de 79 millions de pages, ont, depuis, été numérisés et sont accessibles sur un site hébergé par l'université de Californie à San Francisco, grâce à des fonds de l'American Legacy Foundation - laquelle bénéficie, par décision de justice, d'une dotation des cigarettiers pour maintenir et enrichir la Legacy Tobacco Documents Library.

Dossier publié dans Le Monde, 2 juin 2012
(web: 1, 2, 3, 4 et 5) (PDF)

Réaction de Jean-Pol Tassin et réponse du Monde, 21 juin 2012 (web)

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mercredi 30 mai 2012

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Guerre secrète du tabac: la «French connection»



Episode 1/2 | Les documents internes de l’industrie cigarettière américaine révèlent comment elle a enrôlé des scientifiques français pour nier ou minimiser l’impact du tabagisme passif.

Le 19 juin 1989, Keith Teel, avocat au cabinet Covington & Burling, écrit un mémo confidentiel à plusieurs hauts cadres de Philip Morris. "Depuis un certain temps, écrit-il, nous travaillons à recruter des scientifiques français qui pourraient nous aider sur le problème de l'ETS environmental tobacco smoke, littéralement "fumée ambiante du tabac". La semaine dernière, en France, chez John Faccini, les membres de notre groupe britannique ont rencontré quatre scientifiques français qui, espérons-le, formeront [en France] le noyau dur d'un groupe de sept à neuf consultants sur la question de la qualité de l'air intérieur et de l'ETS."

La rencontre qu'il y détaille a lieu chez un consultant d'origine britannique installé en France, ancien du groupe Pfizer devenu directeur de l'Institut français de toxicologie, une société privée installée à Lyon. Elle donne le coup d'envoi de la participation occulte d'un petit groupe de chercheurs français à une vaste campagne de propagande scientifique pour dédouaner le tabagisme passif de ses méfaits. Une plongée dans les documents internes que les cigarettiers américains ont depuis été contraints, par décision de justice, de rendre publics, offre un aperçu fascinant et inédit des "French connections" de cette conjuration.

Mais pour comprendre le "problème de l'ETS" qu'évoque l'avocat dans son mémo, il faut d'abord revenir en 1981. Cette année-là, le 17 janvier, le British Medical Journal publie les résultats d'une grande enquête épidémiologique montrant, sans ambiguïté, le lien entre tabagisme passif et cancer du poumon. L'étude menée par Takeshi Hirayama (Institut national de recherche sur le cancer, Tokyo) est solide. Plus de 91.000 femmes, non fumeuses et âgées de plus de 40 ans, recrutées sur l'ensemble du territoire nippon ont été suivies pendant près de quinze années: celles qui partagent la vie d'un fumeur montrent un risque de cancer pulmonaire accru, proportionnel à la quantité de cigarettes quotidiennement consommées par leur compagnon... Dans les années suivantes, une abondante littérature confirmera et renforcera ce constat.

Pour les cigarettiers, le risque se concrétise vite. Dès le milieu des années 1980, une trentaine d'Etats américains considèrent que les preuves scientifiques apportées suffisent à bannir la cigarette des lieux publics. D'où une baisse de la consommation. La réaction ne se fait pas attendre. Pour éviter la contagion, les industriels mettent sur pied un réseau mondial de ceux qu'ils nomment dans leurs documents internes les "blouses blanches": des scientifiques secrètement rémunérés par eux comme consultants.

"Le but de ce programme était d'identifier, de former et de promouvoir des scientifiques, médecins ou ingénieurs qui ne seraient pas assimilés à l'industrie par le public", expliquent Joaquin Barnoya et Stanton Glantz (université de Californie à San Francisco), deux des meilleurs connaisseurs des stratégies de l'industrie cigarettière, dans une analyse publiée en 2005 dans l'European Journal of Public Health. De fait, pour n'avoir aucun contact direct avec les cigarettiers, c'est le cabinet d'avocats Covington & Burling, mandaté par Philip Morris, qui s'occupe de recruter les "blouses blanches", de les payer, de les défrayer et de rendre compte de leurs activités.

Un mémo interne de Philip Morris, daté d'avril 1988, décrit en termes simples l'objectif du projet: "Il permettra de continuer d'utiliser l'argument selon lequel il n'y a pas de preuve scientifique convaincante que l'ETS représente un risque pour les non-fumeurs." Une autre note interne, datée de février de la même année, explique qu'il devra "disperser les suspicions de risques" - en mettant systématiquement en avant d'autres polluants de l'air intérieur.

Qui sont les "quatre scientifiques français" mentionnés par Covington & Burling dans le mémo de juin 1989? Le message de l'avocat ne précise pas le nom de ces "consultants" français. Quelques mois plus tard, Philip Morris fait organiser à Montréal (Canada) un "symposium international sur l'ETS". La conférence semble d'abord un événement scientifique "normal": elle se tient dans les murs d'une prestigieuse institution - l'université McGill - et est financée par une organisation au nom rassurant - l'Institute for International Health and Development (IIHD). La "conférence de McGill" est aujourd'hui citée comme un modèle de manipulation de la science et d'"industrie du doute".

Car non seulement l'IIHD était une organisation-écran de l'industrie du tabac, non seulement les portes de l'université McGill avaient été ouvertes par le toxicologue Donald Ecobichon, un professeur de l'institution financée par les cigarettiers, mais la totalité des quelque 80 participants étaient invités, et payés ou défrayés, par Covington & Burling. Les "tobacco documents" mentionnent parmi eux quatre Français: André Fave, présenté comme un vétérinaire sans affiliation académique, Roland Fritsch et Guy Crépat, professeurs de biologie à l'université de Bourgogne, et Alain Viala, professeur à la faculté de pharmacie de Marseille...

Comment évaluer leur rôle? D'abord, leur seule présence sur la liste des participants contribue à donner un caractère international à l'événement, gage de crédibilité. Dans un rapport d'activité adressé à ses commanditaires, Covington & Burling se félicite ainsi que "quelque 30 scientifiques européens de sept pays différents" aient participé à l'événement. Ensuite, il s'agissait pour les quatre Français de se "former" à la rhétorique de l'industrie. De fait, dans le mémo de juin 1989, Covington & Burling déplore que les scientifiques français approchés, bien que désireux de s'investir, soient désarmés sur le terrain du tabagisme passif. Dès lors, écrivent les avocats de Covington & Burling, "nous avons pensé qu'il serait utile qu'ils échangent avec plusieurs de nos scientifiques britanniques plus avertis". Lesquels sont présents en masse à Montréal.

Quant à l'utilité de la conférence, elle ne fait aucun doute: Covington & Burling précise que le compte rendu, édité sous forme de livre, a été distribué en Europe à "des journalistes et des parlementaires". Quelque 400 copies ont été ainsi écoulées. Or les conclusions du conclave sont, bien sûr, que le tabagisme passif est "un sujet controversé", en raison "du peu de confiance dans les publications", de "l'impossibilité à conclure" du fait des "biais introduits dans les travaux sur l'ETS"... Bref, qu'il n'y a encore nulle raison d'exclure la cigarette des lieux publics. Dans les documents internes du Tobacco Institute - un think tank financé par les majors du tabac -, on trouve ainsi une lettre type exposant les conclusions de la "conférence de McGill" adressée à plusieurs dizaines de journalistes américains de la presse nationale et régionale identifiés comme "équilibrés" ou "favorables"...

Les quatre Français présents à Montréal en novembre 1989 ont continué, dans les années suivantes, à percevoir de l'argent de Covington & Burling. Et dès 1990 d'autres Français les rejoignent sur les listes de consultants dressées par le cabinet d'avocats. On y trouve Dominique Bienfait (chef du service aérolique et climatisation du Centre scientifique et technique du bâtiment), André Rico (toxicologue à l'Ecole nationale vétérinaire de Toulouse, légion d'honneur 1998), Georges Tymen (spécialiste des particules en suspension dans l'atmosphère à l'université de Brest), John Faccini (alors président de la Fédération internationale des sociétés de toxicologues-pathologistes) ou encore Jacques Descotes (aujourd'hui directeur du Centre antipoison - Centre de pharmacovigilance du CHU de Lyon)...

Seule une part des émoluments des "blouses blanches" françaises figure dans les "tobacco documents", les archives de l'industrie n'étant encore pas intégralement numérisées. Le bilan 1991 de Covington & Burling indique par exemple que les sommes offertes à chacun varient considérablement, des modiques 2.279 francs suisses (2.580 euros courants) de M. Descotes, qui n'a semble-t-il joué qu'un rôle mineur dans le dispositif, aux 46.445 francs suisses (52.584 euros courants) de M. Faccini, discrètement versés sur un compte en Suisse. La moyenne se situe sur 1991 autour d'une dizaine de milliers de francs suisses par consultant. Ces rémunérations sont toutefois très inférieures à celles des consultants britanniques dont certains sont payés jusqu'à dix fois plus.

Ces sommes ne sont pas des crédits de recherche. A quels services correspondent-elles? Souvent, les documents ne l'explicitent pas. "J'ai été contacté, au début des années 1990, par un toxicologue britannique du nom de George Leslie qui m'a proposé de faire partie d'un groupe de scientifiques intéressés par l'étude de la pollution de l'air intérieur, raconte Jacques Descotes, seul "consultant" que nous ayons réussi à joindre et à faire réagir à sa présence dans les "tobacco documents". J'ai accepté, mais mon seul contact a toujours été George Leslie et je n'ai jamais eu de liens avec Philip Morris ou Covington & Burling. Je n'ai jamais été payé. Les 2.279 francs suisses dont il est question dans les documents sont vraisemblablement les frais liés aux coûts de mes participations à des conférences."

Un courrier d'avril 1992, envoyé par George Leslie à Covington & Burling, indique toutefois que M. Descotes a facturé des honoraires pour sa présence à une conférence à Athènes (Grèce) en 1992, sans toutefois en préciser le montant. Pour ce même événement, André Rico et Alain Viala ont réclamé 4.000 francs français (830 euros courants) par jour, comme le montrent les factures qu'ils ont établies à l'intention de George Leslie... Toutes ces réunions scientifiques sur la qualité de l'air intérieur sont co-organisées par l'association Indoor Air International (IAI), dont George Leslie est le coordinateur. Les "tobacco documents" l'indiquent sans ambiguïté: tout est financé par l'argent du tabac et mis en musique par George Leslie, sous la supervision de ses maîtres. Ces conférences sont l'un des éléments-clés de la stratégie des cigarettiers pour relativiser les risques liés au tabagisme passif.

"Au début, j'avoue ne pas m'être trop posé la question de la provenance de tout cet argent qui servait à organiser ces conférences, toujours tenues dans des cadres agréables. Je n'ai appris qu'incidemment, par un autre membre du groupe, que l'argent provenait de Philip Morris, poursuit M. Descotes. Au départ j'ai imaginé que l'objectif était de constituer un réseau de taupes dans la communauté scientifique et médicale, des sortes d'agents dormants qui pourraient être "réveillés". Comme je n'avais pas l'intention d'être jamais "réveillé", cela ne me posait pas de problème. Aujourd'hui encore, je ne comprends pas l'intérêt qu'ils pouvaient avoir dans l'organisation de ces conférences sur l'air intérieur puisque aucun de nous n'était spécialiste du tabac et qu'il n'était presque jamais question de tabagisme passif..."

L'explication est simple. On la trouve notamment dans un mémo de 1990 de Covington & Burling adressé à Philip Morris, présentant une conférence à venir à Lisbonne (Portugal): "Le centre d'intérêt ne sera pas le tabac, ce sera plutôt de montrer l'insignifiance de la fumée ambiante de la cigarette, en mettant en avant les vrais problèmes de qualité de l'air", écrit Covington & Burling. Après Montréal et Lisbonne, le cabinet se félicite, dans la même note interne, de voir venir d'autres conclaves sur le sujet, organisés ou noyautés par ses "blouses blanches": Budapest, Hanovre, Milan, Visby, Windsor, Oslo...

Et en France? En 1995, 1998 puis 2001, Guy Crépat et Roland Frisch (université de Bourgogne) organisent au sein de leur institution de telles conférences sur l'air intérieur. Aux côtés d'Indoor Air International (IAI) apparaissent comme co-organisateurs deux associations scientifiques sans lien avec le tabac: la Société française de toxicologie (SFT) et l'Association pour la prévention de la pollution atmosphérique (APPA).

Mais l'organisation est sous influence. En 1995, près de la moitié des 18 membres du comité technique de la conférence sont des consultants payés ou confortablement défrayés par l'argent du tabac. En 1998, ils sont cinq sur six ; en 2001, ils sont quatre sur quatre. Résultat? Là encore, les scientifiques qui y participent parlent de tout ce qui peut polluer l'air intérieur - "allergènes animaux", "champignons et moisissures", "émanations des moteurs Diesel ", "virus et bactéries", "radon ", etc. - sauf du tabagisme passif.

Au contraire du faux colloque de McGill, ces conférences voient la participation d'une majorité de scientifiques sans lien avec le tabac, venant simplement présenter leurs travaux. Mais en excluant ou en marginalisant le tabagisme passif, les "blouses blanches" de l'IAI - qui deviendra plus tard l'International Society of the Built Environment (ISBE) - parviennent à diluer, voire à faire disparaître les risques liés à la fumée de cigarette... Dans un mémo adressé à Philip Morris en 1990, Covington & Burling l'explique sans fard: "Nos consultants ont créé la seule société scientifique au monde qui traite des questions de qualité de l'air intérieur."

D'où le rôle des cigarettiers dans la construction de l'ensemble d'un domaine de recherche et sa perception par le public, les décideurs... et les médecins eux-mêmes ! "Jusqu'en 2005, de nombreux collègues de l'Académie de médecine, tout à fait honnêtes, me demandaient si j'étais sûr que le tabagisme passif relevait bien de la santé publique et pas plutôt de la politesse", confie le professeur Gérard Dubois (CHU d'Amiens), pionnier français de la lutte contre le tabac.

La société savante en question - l'ISBE, donc - fonde même une revue scientifique, Indoor and Built Environment. Mais là encore, les dés sont pipés. Une étude dirigée par David Garne (université de Sydney, Australie) parue en 2005 dans The Lancet a montré qu'Indoor and Built Environment publiait une large part de travaux menés par des consultants du tabac aux conclusions favorables à l'industrie. La revue valorise aussi les "blouses blanches" qui ne parviennent pas à publier dans d'autres revues scientifiques. Selon la base de données Scopus, Guy Crépat a publié cinq articles dans toute sa carrière, dont quatre dans Indoor and Built Environment. Son compère Roland Fritsch en a un total de quatre à son actif, dont trois dans la fameuse revue...

Contrôle sur le contenu de conférences, contrôle sur une revue savante: l'industrie du tabac a donc eu entre ses mains d'utiles ficelles. Mais ce n'est pas tout. En juin 1990, la panique s'empare des cigarettiers: l'Agence américaine de protection de l'environnement (EPA) vient de conclure que la fumée de cigarette est un cancérogène avéré et que 3 800 Américains meurent chaque année du tabagisme passif. Ces conclusions - provisoires - sont ouvertes aux commentaires.

L'industrie active ses troupes. Comme d'autres, Guy Crépat et John Faccini se muent en lobbyistes internationaux et, sans déclarer leurs liens financiers avec les cigarettiers, soumettent chacun un commentaire très critique envers la méthodologie de l'EPA. Dans sa contribution, Guy Crépat critique les statistiques utilisées par l'agence américaine, bien que n'ayant lui-même jamais publié de travaux de biostatistiques... A l'appui de son argumentaire, il cite également, en annexe, une publication d'Alain Viala, autre "blouse blanche" française de l'industrie... De son côté, John Faccini adresse en guise de commentaire à l'EPA la version anglophone de l'un de ses articles, écrit à la demande des industriels.

Après le lobbying transatlantique, place à l'entrisme local. Certains consultants s'immiscent dans l'APPA - qui, elle, n'a aucun lien avec les cigarettiers. Cette association de médecins et de scientifiques est un interlocuteur-clé des pouvoirs publics sur les questions de qualité de l'air. Au début des années 1990, Alain Viala devient président de son comité régional PACA-Marseille. Choquée, l'actuelle direction de l'APPA dit n'avoir jamais été informée d'un tel conflit d'intérêts, mais précise que l'association s'est séparée de M. Viala voilà plusieurs années, à la suite de la découverte d'autres malversations qui se sont soldées devant la justice...

Son implication dans l'APPA et son titre de professeur donnent à M. Viala toute légitimité à s'exprimer dans la presse. Le Parisien le cite le 18 octobre 1991: il y déclare que "les risques de cancer [dû au tabagisme passif] ne sont pas certains". A l'Agence France Presse (AFP), il assure à la même époque qu'il n'y a pas de "démonstration convaincante que l'exposition à la fumée ambiante du tabac augmente les risques de cancer chez les non-fumeurs". Le professeur de médecine Stanton Glantz, spécialiste des stratégies des majors de la cigarette, y voit "la rhétorique classique de l'industrie" et note que les termes employés par M. Viala, "fumée ambiante du tabac", sont une expression inventée par les cigarettiers.

En France, fumer dans les lieux publics a été interdit en 2007, vingt et un ans après que les autorités sanitaires fédérales américaines ont reconnu le lien entre plusieurs maladies et le tabagisme passif. Quel est le bilan de celui-ci, en France, lors de ces deux décennies? Dans un récent Bulletin épidémiologique hebdomadaire, l'épidémiologiste Catherine Hill (Institut Gustave-Roussy) estime qu'en 2002 environ 1 100 non-fumeurs en sont morts. C'est l'une des estimations les plus basses, d'autres donnent le triple. Supposons - hypothèse basse - que l'exposition hors domicile soit responsable de la moitié du bilan: entre 1986 et 2007, le doute savamment entretenu par l'industrie serait alors responsable de quelque 10.000 morts. Et sans doute bien plus.

Stéphane Foucart et David Leloup


Pour la Journée mondiale contre le tabac, jeudi 31 mai 2012, Le Monde s'est plongé dans les "tobacco documents", à la recherche des liens entretenus par certains chercheurs français avec l'industrie américaine du tabac. Ces documents secrets ont été versés dans le domaine public à partir de 1998, après les poursuites de 46 Etats américains contre les majors de la cigarette. Quelque 13 millions de documents, soit plus de 79 millions de pages, ont, depuis, été numérisés et sont accessibles sur un site hébergé par l'université de Californie à San Francisco, grâce à des fonds de l'American Legacy Foundation - laquelle bénéficie, par décision de justice, d'une dotation des cigarettiers pour maintenir et enrichir la Legacy Tobacco Documents Library.

Le Monde
, 26 mai 2012 (web) (PDF)

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dimanche 22 avril 2012

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Antoine Peillon: «UBS a organisé de l’évasion fiscale à Bruxelles»


Fondée en 2002 et établie avenue de Tervueren à Bruxelles, UBS Belgium a été élue meilleure banque belge de gestion de fortune en 2009 et 2011 par le magazine MoneyTalk. Photo: UBS Belgium.

Un livre accuse la banque suisse UBS d’évasion fiscale organisée en France. Le parquet de Paris vient d’ouvrir une information judiciaire pour «démarchage illicite» et «blanchiment de fraude fiscale». Antoine Peillon, le journaliste auteur du livre, déclare détenir des preuves de démarchage illicite de clients au sein de la filiale bruxelloise d’UBS. Interview.

La filiale belge d’UBS est-elle concernée par les pratiques que votre livre dénonce?
Oui, je peux affirmer qu’il y a eu un démarchage de clients a des fins d’évasion fiscale réalisé au niveau du bureau UBS de Bruxelles, comme dans d’autres bureaux régionaux en France. Des documents en ma possession le prouvent, et une de mes sources a travaillé sur Bruxelles.

De quand dateraient ces opérations?
L’activité d’évasion fiscale à UBS Bruxelles, comme à UBS Luxembourg ou à UBS France International, en Suisse, a été notamment organisée par A.P. (1). En 2008, cette chargée d’affaires chez UBS France a réalisé la quasi-totalité de son volume d’affaires par recommandation «cross border», c’est-à-dire en organisant de l’évasion fiscale, dans les trois bureaux précités où elle était responsable de l’équipe «grandes fortunes». Ces informations proviennent d’une déposition faite à la présidence d’UBS France, par lettre recommandée avec accusé de réception, envoyée le 16 janvier 2009 par un commercial de haut niveau qui a travaillé pour UBS à l’international.

Cela signifie-t-il que des chargés d’affaires suisses ont opéré illégalement sur le territoire belge?
Oui, comme partout où UBS est implantée. Cela signifie aussi que le bureau de Bruxelles a couvert ces opérations illicites. Mon enquête se focalise sur UBS France, mais la stratégie et le modèle d’affaires de la banque étaient mondiaux. Je tiens mes documents à la disposition de la justice.

Vous avez déclaré que vous attendiez presqu’avec impatience qu’UBS porte plainte contre votre livre. Pourquoi?
Cela permettrait de produire devant un tribunal toute la documentation et les témoignages recueillis. Cela porterait auprès d’un public encore plus large la réalité de cette évasion fiscale et du scandale qu’elle représente. Il y a aujourd’hui un vrai problème de pillage de la richesse des nations par une petite minorité de gens qui se livrent à des activités délictueuses.

(1) Identité connue du Soir.


UBS dément tout comportement illégal

Sollicitée pour réagir aux accusations d’Antoine Peillon, la filiale belge d’UBS nous a redirigés vers sa maison mère à Zurich. «Le modèle d’affaires d’UBS en Belgique correspond entièrement aux exigences légales et réglementaires belges, et est en plein accord avec les directives internes de la banque», affirme Yves Kaufmann, porte-parole d’UBS AG. La banque prend acte du fait qu’Antoine Peillon déclare posséder des documents qui prouveraient le contraire, mais se refuse à tout commentaire, y compris sur le rôle qu’aurait joué la chargée d’affaires française Anne P. dans d’éventuelles opérations d’évasion fiscale en Belgique. La banque déclare qu’il n’y a jamais eu d’activité «cross border» chez UBS Belgique: des employés belges ne se sont jamais déplacés à l’étranger pour démarcher de nouveaux clients. Il est par contre arrivé que des clients français d’UBS France déménagent en Belgique et se fassent conseiller par des employés d’UBS Belgique. Ces échanges ne sont jamais suscités par UBS: ce sont des initiatives personnelles des clients, assure-t-on du côté de la banque.


L’intégralité du dossier publié dans Le Soir du 21 avril 2012 (web) (PDF)

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vendredi 20 avril 2012

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Défaite judiciaire pour Eric Le Moyne de Sérigny



Eric Le Moyne de Sérigny a perdu son procès en diffamation intenté contre Rue89 et l’auteur de ces lignes. Tous les détails sur Rue89, qui avait par ailleurs publié un compte-rendu de l’audience du 26 janvier.

Le financier français, un ami de Nicolas Sarkozy qui fut conseiller de l’ex-ministre Eric Woerth, réclamait initialement 5 millions d’euros de dommages et intérêts. Il a décidé d’interjeter appel de la décision de la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris.

Le «blog investigation» de l’Association des journalistes professionnels (AJP) et du Fonds pour le journalisme est revenu sur cette affaire, de même que Journalistes, la revue mensuelle de l’AJP, dans son numéro d’avril.

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lundi 5 mars 2012

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L’aide belge au développement s’envole dans les paradis fiscaux


Photo: © Le Soir (Pierre-Yves Thienpont)

La Société belge d’investissement pour les pays en développement (BIO), dont l’Etat belge détient 84%, a engagé quelque 150 millions d’euros d’argent public dans des fonds d’investissement domiciliés dans des paradis fiscaux. Depuis les îles Caïmans, Maurice ou le Luxembourg, l’essentiel de ces fonds spéculent sur des entreprises à fort potentiel de croissance situées dans les pays en développement. Certains de ces investissements, réalisés dans le tourisme de luxe, les loisirs, ou l’agroalimentaire, interpellent.

On a beau chercher: les îles Caïmans, Guernesey, les Bahamas ou l’île Maurice ne sont mentionnés nulle part sur le site internet ni dans les rapports annuels de la très discrète Société belge d’investissement pour les pays en développement (BIO). C’est pourtant dans ces paradis fiscaux que BIO, dont l’Etat belge est actionnaire à 84%, a engagé ces dernières années quelque 150 millions d’euros d’argent public dans des fonds d’investissement.

L’essentiel de ces entités sont des fonds de capital-investissement (private equity) qui spéculent sur des PME à forte croissance dans les pays émergents. Ce sont des sortes de «cagnottes» réunissant investisseurs institutionnels et privés, qui atteignent parfois plusieurs centaines de millions de dollars. Ces fonds achètent des participations dans des entreprises non cotées qu’ils revendent quelques années plus tard, quand ces sociétés ont grossi et pris de la valeur. L’objectif est de récupérer le capital et d’empocher une belle plus-value en prime.

Le fonds Mekong Brahmaputra, domicilié à Guernesey, promet par exemple un retour sur investissement de 15% minimum. BIO y a engagé 5 millions de dollars en 2010. De ce montant, 2% de commission, soit 100.000 euros, sont directement revenus au gestionnaire du fonds, Dragon Capital. Cet intermédiaire se rémunérera en outre via une «prime de rendement» proportionnelle aux résultats obtenus. Ces primes au résultat sont souvent accusées d’inciter les gestionnaires à prendre des risques excessifs.

En tout cas ce type d’investissement comporte des risques: «L’environnement pour les investissements en private equity est volatile, et un investisseur ne devrait investir que s’il peut résister à une perte totale de l’investissement», prévient la banque JP Morgan dans un prospectus.

«BIO a commencé à investir dans ces fonds vers 2003, explique son CEO Hugo Bosmans. Le but poursuivi est double: créer des emplois durables et obtenir un rendement sur nos participations. Comme ces fonds ont une durée de vie de 10 à 12 ans, on commencera à connaître leurs rendements réels à partir de l’année prochaine.» Jusqu’ici, BIO n’est sortie que d’un seul fonds, prématurément parce qu’insatisfaite du gestionnaire. La plus-value réalisée a été de 7%.

Depuis 2002, BIO a engagé pas moins de 151,7 millions d’euros dans 36 fonds d’investissement domiciliés dans 11 juridictions (voir le portefeuille des participations de BIO). L’île Maurice est la destination privilégiée de BIO avec 11 fonds totalisant 42,7 millions d’euros. Viennent ensuite le Luxembourg (38 millions dans 5 fonds) et les îles Caïmans (22,9 millions d’euros dans 7 fonds). A l’exception du Maroc, tous les territoires sélectionnés offrent une fiscalité et un environnement administratif très avantageux pour les fonds d’investissement.

Certains fonds sont d’ailleurs situés dans des lieux symboliques de la finance offshore. Le Vietnam Investments Fund II, dans lequel BIO vient de s’engager pour 7 millions de dollars, est domicilié dans Ugland House aux îles Caïmans, une grosse villa de quatre étages qualifiée par Barack Obama en 2007 de «plus grande arnaque fiscale du monde» parce qu’elle abrite quelque 19.000 sociétés boite-aux-lettres.

LocFund, un fonds dans lequel BIO a investi 2 millions de dollars en 2007, est domicilié au 1209 Orange Street à Wilmington, dans l’Etat du Delaware, le paradis fiscal des Etats-Unis. Une adresse qui héberge plus de 217.000 sociétés offshore.

Les engagements de BIO semblent en outre refléter les dernières tendances en matière d’ingénierie fiscale. Le fonds Aureos South-East Asia Fund II a été créé en 2011 dans la province canadienne de l’Ontario, sous une forme juridique qu’un avocat d’affaires canadien voit déjà concurrencer la très populaire «Limited Liability Company» du Delaware.

Si ces investissements réalisés par BIO sont tout à fait légaux, ils peuvent soulever certaines questions éthiques. Au nom de l’aide au développement, l’argent du contribuable belge emprunte en effet les mêmes circuits financiers que l’argent de la corruption, de la fraude fiscale et du crime international.

Dans un rapport de 2009 intitulé Tax Havens and Development, une commission du gouvernement norvégien concluait entre autres que les investissements publics dans les paradis fiscaux contribuaient à réduire les recettes fiscales des pays en développement, à renforcer l’économie des paradis fiscaux en leur fournissant du capital et de la légitimité, et donc à favoriser, indirectement, l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent.

Cette situation peut paraître d’autant plus paradoxale qu’une étude du think tank américain Global Financial Integrity a montré que 1.260 milliards de dollars de flux financiers illicites ont quitté les pays en développement en 2008 pour trouver refuge dans les pays industrialisés.

«Ces flux Sud-Nord ont en grande partie transité par les paradis fiscaux, note John Christensen, économiste et directeur du Tax Justice Network, un réseau international d’ONG pour la justice fiscale. En 2008, l’aide publique au développement versée par les pays riches aux pays pauvres a représenté moins de 120 milliards de dollars. Pour chaque euro d’aide, dix euros ont donc quitté les pays en développement pour les paradis fiscaux.»

Ces investissements de BIO semblent en outre contraster avec un objectif phare du G20. Celui de lutter contre les territoires dont l’opacité et la réglementation financière «light» ont été épinglées parmi les catalyseurs de la crise financière de 2008.

Car si les listes «grise» et «noire» des territoires non coopératifs sur le plan fiscal, établies par l’OECD, se sont aujourd’hui vidées, le problème pointé en 2009 par le G20 à Londres n’est pas pour autant résolu. Le concept de «paradis fiscal» est devenu «trop limitatif pour qualifier des territoires qui sont aussi source d’évasion réglementaire et jurisprudentielle», estime une récente étude du Centre d’analyse stratégique (CAS), un organe d’expertise dépendant des services du Premier ministre en France.

Evoquant la faillite de Lehman Brothers, la méga-fraude de Bernard Madoff, et les scandales Enron et Parmalat, l’étude souligne que la présence de ces territoires «au cœur de montages financiers opaques et douteux a mis en évidence leur influence structurelle et potentiellement déstabilisante sur le système financier». Pour le CAS, ils constituent les «“lignes de faille” de la supervision macroprudentielle nécessaire à la stabilité du système financier».

En croisant plusieurs indicateurs, les experts français ont identifié douze centres financiers qui constituent le «noyau dur» de ces lignes de faille. Parmi eux, les îles Caïmans, le Luxembourg, les Bahamas, Guernesey et Maurice, cinq territoires où BIO a au total investi 111,2 millions d’euros.

Carole Maman, directrice du secteur financier chez BIO, justifie l’installation de fonds dans ces territoires en invoquant «la sécurité et la stabilité politique, la sécurité juridique et l’environnement réglementaire propice, et une fiscalité favorable». Elle rappelle que les entreprises du Sud soutenues par les fonds d’investissement paient des impôts sur les bénéfices dans leurs pays d’établissement. «Les centres financiers offshore permettent de limiter la charge fiscale supplémentaire au niveau de la structure intermédiaire, un niveau où il y a peu de création de valeur. Les revenus perçus par BIO via les centres offshore entrent dans sa base taxable.»

Autre argument invoqué par BIO: le coût. «Des juridictions telles que Maurice ou les îles Caïmans ont de bons administrateurs de fonds. Le coût de gestion des fonds à Maurice est d’environ 20 à 30.000 euros tandis que le coût d’un fonds au Luxembourg tourne autour de 100 à 150.000 euros.»

«L’opacité n’est jamais une raison pour BIO d’investir dans un centre financier offshore, poursuit Carole Maman. Nous prenons toutes les précautions pour que nos fonds soient utilisés de façon efficace et légitime. Nous réalisons des missions d’évaluation sur place afin de nous assurer de la qualité des équipes de gestion, nous connaissons tous les actionnaires investissant dans nos fonds, nous obtenons un reporting (trimestriel et annuel) détaillé sur l’utilisation de nos fonds, nous participons également aux instances de gouvernance des fonds afin de surveiller le bon fonctionnement et l’évolution de la stratégie d’investissement.»

David Leloup



Maghreb Private Equity Fund II (Chypre)
Clinique privée pour «touristes médicaux» en Tunisie


«Atténuer les effets de l'âge sur votre visage ou votre corps peut accroître votre confiance en vous», peut-on lire sur le site internet de la Clinique internationale Hannibal, juste au-dessus d’une photo d’un implant mammaire.

Inaugurée il y a six mois, cette clinique privée très high-tech est située sur les berges du lac de Tunis, dans le quartier des ambassades. Elle est notamment active dans le très juteux créneau du tourisme médical, un marché important puisqu’environ 120.000 touristes étrangers viennent chaque année goûter au charme discret des cliniques tunisiennes.

La clinique Hannibal figure parmi les 15 PME sur lesquelles a misé le Maghreb Private Equity Fund II (MPEF II), un fonds domicilié à Chypre, paradis fiscal très prisé par les oligarques russes. En 2006, BIO a décidé d’injecter 6 millions d’euros dans ce fonds piloté depuis Tunis par la société de capital-investissement Tuninvest.

Une association de 75 médecins tunisiens, dont la clientèle privée se compose de plus d’un tiers d’étrangers, détient 34% du capital de la clinique. Machirurgie.com, un tour-opérateur tunisien spécialisé en tourisme médical (chirurgie des seins, de la silhouette, du visage, greffe de cheveux…) et qui cible une clientèle française, vante les services de la clinique Hannibal sur son site internet. Hors avion, un changement de prothèses PIP est proposé pour 1.780 € tout compris: navette depuis l’aéroport, prothèses, honoraires du chirurgien, deux nuits d’hospitalisation, et deux nuits de convalescence demi-pension «dans un quatre étoiles en bord de mer».

La clinique Hannibal réalise également des «bilans de santé demandés par la majorité des multinationales». Avec ses 180 lits répartis sur 11 étages, elle est la plus grande clinique du pays en termes de capacité. «Elle affiche un taux de remplissage proche des 100%, explique Carole Maman, directrice du secteur financier chez BIO. La clinique emploie aujourd’hui 450 personnes, et 200 cabinets médicaux sont en cours d’ouverture dans un rayon de 300 mètres. Cet établissement traite des pathologies sévères qui n’étaient pas suffisamment couvertes en Tunisie, telles que le cancer et les maladies cardio-vasculaires, et dispose d’un centre de procréation médicale assistée. La clinique a traité des réfugiés libyens pendant la révolution.»

Connexions avec le régime Ben Ali

Un des actionnaires de la clinique Hannibal est Lassaad Boujbel, dont le frère Saïd est le gendre de Jalila Trabelsi, la sœur de Leila Trabelsi, épouse du président déchu Ben Ali. En août 2011, avec une partie du clan Trabelsi-Ben Ali, Saïd Boujbel a été condamné à six mois de prison et une amende pour des «infractions douanières et de change». Quelques jours après cette condamnation, il a été empêché de quitter le territoire à l’aéroport de Tunis-Carthage.

Le fonds MPEF II finance également Omniacom, présentée par la lettre d'information Maghreb Confidentiel comme une start-up créée par le frère de l’ancien ministre de la Défense puis de l’Intérieur de Ben Ali, Abdallah Kallel, condamné en novembre 2011 à quatre ans de prison pour torture dans les années 90 (peine ramenée à deux ans en appel).

Selon Carole Maman, Tuninvest «mène des contrôles approfondis» avant chaque investissement et ces connexions avec le régime Ben Ali n’ont pas posé problème. Elle ajoute que Maghreb Confidentiel se trompe et que le Samir Kallel d'Omniacom serait un homonyme... D.Lp.



Africinvest Ltd. (île Maurice)
Palace cinq étoiles au Nigeria


Domicilié à l’île Maurice, paradis fiscal au cœur de l’océan Indien, le fonds Africinvest Ltd. a notamment cofinancé la construction d’un hôtel cinq étoiles géré par le groupe Radisson au Nigeria.

Une nuit dans ce luxueux palace de 170 chambres, situé au cœur du quartier des affaires de Lagos, coûte entre 400 et 550 dollars. Selon la Banque mondiale, le revenu mensuel moyen au Nigeria est de 95 dollars (72 euros), et 55% de la population vit sous le seuil de pauvreté.

Africinvest, dans lequel BIO a engagé cinq millions d’euros en 2004, a également investi dans 17 autres entreprises dont Atlantique Telecom (numéro deux de la téléphonie mobile au Togo), Folly Fashion (distributeur marocain de vêtements féminins), et Petro-Ivoire (réseau de stations essence en Côte d’Ivoire). D.Lp.



CASEIF Corporation II Ltd. (Bahamas)
Karl Marx et Hugo Chaves, employés de Burger King au Costa Rica


En 2007, BIO a engagé cinq millions de dollars dans le fonds CASEIF Corporation II Ltd. domicilié à Nassau, aux Bahamas. Ce fonds a acquis des participations dans Desinid, une PME costaricaine qui vend des boissons en poudre aux géants du fast-food Burger King et Taco Bell, ses principaux clients.

Le directeur de Desinid, Karl Marx, est ravi du soutien des fonds belges obtenus via CASEIF II. «L’impact du fonds sur notre croissance a été extraordinaire, explique-t-il au Soir. Quand nous avons rencontré le responsable des investissements du fonds, Hugo Chaves, nous fonctionnions encore comme une petite entreprise familiale, et nos capitaux limités étaient un frein à notre croissance. Le capital amené par CASEIF II nous a permis d’investir dans un logiciel de comptabilité et de nous professionnaliser.» Il plaisante: «Qui aurait imaginé que moi, Karl Marx, je rencontrerais Hugo Chaves au Costa Rica?»

Les chaînes américaines Burger King et Taco Bell possèdent respectivement 32 et 24 restaurants dans ce petit pays d’Amérique centrale de 4,6 millions d’habitants. D.Lp.



CASEIF Corporation II Ltd. (Bahamas)
Logiciels pour banques offshore au Panama


Depuis les Bahamas, le fonds CASEIF II a également acquis des participations dans Arango Software, une PME panaméenne qui développe des logiciels pour les banques au Panama et dans d’autres pays d’Amérique centrale. Le Panama est un paradis fiscal qui figure sur la liste noire française des territoires non coopératifs, et qui n’a que tout récemment quitté la liste grise de l’OCDE.

Plusieurs filiales panaméennes de banques situées dans d’autres paradis fiscaux figurent parmi les clients d’Arango: la Credit Andorra (Andorre), la Helm Bank (îles Caïmans), la BluBank (Bahamas), ou la Banco Trasatlántico (République Dominicaine).

Outre des services de gestion de fortune, toutes ces banques privées offrent à leur clientèle étrangère une extrême discrétion. Sur son site internet, la Banco Trasatlántico du Panama garanti un «haut niveau de confidentialité» à ses clients internationaux. Sa maison-mère, qui sert depuis la République dominicaine une clientèle européenne, russe et ukrainienne, vante même, dans un communiqué de presse, l’«environnement protégé» fourni par le gouvernement dominicain grâce auquel «les actifs des clients ne seront jamais confisqués par des tiers». Elle s’enorgueillit également d’offrir «trois niveaux de sécurité» pour ses services, et d’utiliser un «puissant système de cryptage pour protéger les informations personnelles des clients»...

La Trasatlántico, qui propose également la création, en 24 heures, de sociétés offshore avec prête-noms, était jusqu’il y a peu détenue par Vladimir Antonov, un oligarque russe de 36 ans qui a racheté le club de football anglais de Portsmouth en juin 2011. En novembre, il a été arrêté à Londres pour fraude et blanchiment d’argent liés à la faillite d’une banque lituanienne.

Arango Software compte également parmi ses clients la Stanford Bank de Panama, une institution détenue par le milliardaire texan Allen Stanford accusé en 2009 par le FBI d’une méga-fraude de 7 milliards de dollars. Son procès se tient actuellement au Texas. D.Lp.



Latam Growth Fund Ltd. (îles Caïmans)
Salles de fitness en Colombie et au Pérou


En 2008, BIO injecte cinq millions de dollars dans le Latam Growth Fund Ltd. (LGF), un fonds boite-aux-lettres domicilié à George Town, aux îles Caïmans. Ce fonds est hébergé par la Codan Trust Company, filiale d’un des plus anciens cabinets d’avocats des Bermudes, autre paradis fiscal notoire.

Depuis sa création en 2008, le Latam Growth Fund a acquis des participations en Colombie et au Pérou dans une centrale hydroélectrique, une entreprise de forage pétrolier, une société forestière commercialisant des «permis de polluer» au CO2, et dans Bodytech SA, une chaine de salles de fitness.

Grâce aux capitaux apportés par le fonds, Bodytech s’est diversifiée, a racheté des concurrents et ouvert de nouvelles salles. Elle en possède aujourd’hui 40 en Colombie et cinq au Pérou. En Colombie, près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, et au Pérou plus d’une personne sur trois. D.Lp.



Africa Railways Ltd. (îles Vierges Britanniques)
Privatisation du rail au Kenya: coup de pouce à un ami de Kadhafi


En juillet 2011, BIO a prêté 10 millions de dollars à Rift Valley Railways Investments (RVRI), une société boite-aux-lettres domiciliée à l’île Maurice. Depuis la privatisation du rail au Kenya et en Ouganda en 2006, RVRI détient la concession d’exploitation des 2.352 km de voie ferrée dans ces deux pays, pendant 25 ans.

La ligne principale reliant la capitale ougandaise Kampala au port kényan de Mombasa sera le principal couloir pour exporter le pétrole brut ougandais, ce qui a aiguisé l’appétit des investisseurs...

RVRI est détenue à 51% par Africa Railways Ltd., une société offshore des îles Vierges britanniques, dont le fonds d’investissement égyptien Citadel Capital est l’actionnaire majoritaire via une société boîte-aux-lettres mauricienne. Avec une fortune personnelle de 1,7 milliard de dollars, le propriétaire de Citadel Capital, Ahmed Heikal, était classé 48e fortune du monde arabe en 2010.

Les deux autres actionnaires de RVRI sont TransCentury (34%) et Bomi Holdings (15%). TransCentury est un fonds d’investissement kényan géré par des proches du président Mwai Kibaki. Lors des vagues de privatisations au cours des quinze dernières années, le fonds a acquis d’importantes participations dans les plus juteuses ex-entreprises publiques du Kenya.

Bomi Holdings est quant à elle contrôlée par Charles Mbire, un des hommes d’affaires les plus riches d’Ouganda et ami de feu le colonel Kadhafi. Lors de ses visites officielles à Kampala, le leader libyen séjournait dans l’hôtel particulier de Mbire. Bluffé par le faste du bâtiment, Kadhafi avait même décidé d’en faire construire l’exacte réplique en Lybie.

«BIO a conscience que TransCentury pourrait être politiquement exposée, mais une enquête d’intégrité n’a pas donné de raison de remettre en question la réputation des actionnaires ou des directeurs», déclare Carole Maman, directrice du secteur financier chez BIO. «Nous sommes aussi conscients que Charles Mbire est bien introduit dans les milieux politiques et des affaires africains, mais nous n’avons pas trouvé de conflit d’intérêts. A notre connaissance, il n’a pas été en relations d’affaires personnellement avec Kadhafi, ni institutionnellement via un partenariat avec des sociétés libyennes.»

Quant aux conditions du prêt octroyé par BIO à RVRI et ses filiales opérationnelles, nous ne les obtiendrons pas: «Ce sont des informations commerciales de nature confidentielle.» D.Lp.


Le Soir, 28 février 2012 (web) (PDF)

Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Communauté française

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dimanche 15 janvier 2012

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Corruption, le gros mot de «The Word»



La Belgique se classe mal en matière de corruption dans le monde des affaires: dixième sur 15 dans les pays de l’UE15. Les fonctionnaires publics sont censés dénoncer les actes de corruption dont ils sont témoins. Mais la plupart du temps ils se taisent, car il n’y a pas de protection pour les «lanceurs d’alertes» (whistleblowers) en Belgique...

La dernière édition du magazine lifestyle The Word, publié à Bruxelles en anglais, se penche brièvement sur le thème de la corruption, par le biais de quatre mini-interviews de Chantal Hébette (présidente de Transparency International Belgique), Johan Denolf (chef de la Direction de la lutte contre la criminalité économique et financière de la police fédérale - DJF-ECOFIN), François Vincke (président de la Commission anti-corruption de la Chambre de commerce internationale), et l’auteur de ces lignes dans le rôle du journaliste de fonction.

Si le concept de corruption vous intéresse, je vous recommande l’article de Raymond Baker, John Christensen et Nicholas Shaxson publié en 2008 dans le magazine progressiste étasunien The American Interest.

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samedi 31 décembre 2011

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Defour et Mangala à Porto: 1,5 million € de commission pour Luciano D’Onofrio?


Photo: UEFA.

La société Robi Plus Limited, qui a reçu gratuitement 10% des droits sportifs des joueurs Steven Defour et Eliaquim Mangala, est administrée par Maurizio Delmenico, le conseiller financier et prête-nom de Lucien D’Onofrio dans de nombreux transferts douteux scrutés par la justice liégeoise. Robi Plus négocie actuellement la revente de ces droits avec un hedge fund domicilié dans le paradis fiscal de Malte, qui possède déjà 33,3% des droits des deux joueurs.

Si le FC Porto n’était pas côté en bourse, on n’aurait sans doute jamais appris l’existence ni le montant de la commission que Lucien D’Onofrio devrait toucher pour son rôle en coulisses lors des transferts de Steven Defour et d’Eliaquim Mangala du Standard de Liège à Porto l’été dernier.

C’est en vertu de l’article 248 du Code des valeurs mobilières que le club portugais a été contraint de révéler, dans un discret communiqué adressé mardi au gendarme de la Bourse portugaise (CMVM), la cession de 43,3% des droits sportifs des joueurs à deux obscures entités privées.

Concrètement, Doyen Sports Investments Limited, un hedge fund domicilié dans le paradis fiscal de Malte, a acquis 33,3% des droits des joueurs pour 5 millions d’euros, alors qu’une autre entité, Robi Plus Limited, a reçu 10% de ces mêmes droits... sans contrepartie financière, selon le communiqué du club.

Un «cadeau» de 1,5 million €

Proportionnellement aux 5 millions déboursés par le hedge fund, les 10% de Robi Plus correspondent à un «cadeau» d’une valeur de 1,5 million d’euros. Cette cession de droits signifie qu’en cas de départ des joueurs de Porto, Doyen Sports touchera 33,3%, Robi Plus 10%, et le FC Porto 56,7% sur chaque transfert réalisé.

Or Robi Plus, société boite-aux-lettres de droit britannique, est administrée par Maurizio Delmenico, le conseiller financier et prête-nom de Lucien D’Onofrio dans de nombreux transferts douteux scrutés par la justice liégeoise. Elle est domiciliée à la même adresse londonienne que Corporate Press Limited, une société de la «galaxie offshore» du tandem D’Onofrio-Delmenico, inculpée en juin dernier pour faux et usage de faux lors de transferts de joueurs.

Comme Corporate Press, Robi Plus a été créée par Delmenico en juillet 2002, a changé deux fois d’adresse aux mêmes dates, et compte un mystérieux actionnaire qui détient, via un unique titre au porteur, la totalité du capital (1.000 livres sterling). Les titres au porteur ont été bannis dans la plupart des pays parce qu’en garantissant l’anonymat des actionnaires, ils permettent de contourner les règlementations financière et fiscale.

Contacté par Le Soir, Maurizio Delmenico a refusé de dévoiler l’identité de l’actionnaire de Robi Plus. Il assure avoir «travaillé» pour toucher ces droits, obtenus «dans le cadre de [ses] activités d’agent de joueurs». Il ajoute qu’il négocie actuellement la revente de ces droits avec Doyen Sports Investments.

Selon Stéphane Vande Velde, journaliste à Sport/Foot Magazine, qui a enquêté sur les transferts du Standard l’été dernier, Defour et Mangala ont été transférés par leurs agents respectifs, Paul Stefani et Fabrizio Ferrari, «mais c’est Lucien D’Onofrio qui a tiré toutes les ficelles et finalisé les deals, en ayant recours à des prête-noms». D’après plusieurs agents interrogés par notre confrère, l’ex-homme fort du Standard a été rétribué «à l’intéressement», c’est-à-dire sur les montants des futurs transferts des joueurs, «une pratique assez courante au Portugal».

D’Onofrio radié des agents FIFA

Condamné pénalement à plusieurs reprises pour malversations financières en France, Lucien D’Onofrio ne peut plus agir comme agent de joueurs. L’article 6 du règlement FIFA des agents est formel: le candidat agent doit être «de réputation parfaite», une qualité acquise «si aucune peine n’a jamais été prononcée contre lui pour délit financier ou crime de sang».

Un agent agréé, tel Delmenico, qui jouerait les prête-noms pour un tiers, risque de perdre son agrément FIFA. «Tout agent de joueurs a le droit de s’organiser sous forme d’entreprise pour autant que l’activité de ses collaborateurs se limite aux tâches administratives. La gestion des intérêts de joueurs et/ou de clubs vis-à-vis de joueurs et/ou de clubs est exclusivement réservée à l’agent de joueurs», précise l’article 3 du règlement.

Joint par téléphone en Afrique, où il passera le réveillon de nouvel an, Lucien D’Onofrio nie être intervenu dans ces transferts au-delà d’un conseil ou l’autre prodigué au FC Porto ou à Maurizio Delmenico.

L’international belge Steven Defour et l'international espoirs français Eliaquim Mangala ont débarqué en août dernier au FC Porto, champion du Portugal en titre, pour un montant global de 12,5 millions d’euros. En cas de transfert dans les cinq ans, le club acquéreur devra s’acquitter d’une clause libératoire de 50 millions d’euros par joueur, «preuve que Porto veut les vendre à ce prix-là», analyse Stéphane Vande Velde. Dans ce cas, la commission de Robi Plus Limited grimperait à 10 millions d'euros...

David Leloup

Le Soir, 31 décembre 2011 (html) (PDF)

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lundi 19 décembre 2011

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Anderlecht rattrapé par l’«affaire D’Onofrio»



Le Sporting d’Anderlecht, et son ex-manager général Michel Verschueren, sont éclaboussés par l’enquête de la justice liégeoise sur les transferts douteux du Standard sous l’ère de Lucien D’Onofrio. Pour minorer le salaire officiel d’Ivica Mornar, acheté au Standard en 2001, le Sporting a payé une fausse facture de 250.000 euros à une société écran au Luxembourg. Cette société a entre autres versé au joueur un complément de salaire occulte de 155.000 euros sur un compte en Autriche.

Quand il a dû choisir un paradis fiscal pour cacher au fisc belge son petit trésor – un complément de salaire occulte versé par Anderlecht en 2001-2002 –, l’attaquant croate Ivica Mornar, surnommé le «Pirate» par ses fans, a préféré les forêts autrichiennes au sable fin des plages caraïbéennes.

Son agent officieux de l’époque, Djuro Sorgic, inculpé pour faux et usage de faux par la justice liégeoise en juin dernier, s’est par contre abrité derrière l’anonymat de sociétés écrans battant pavillon des îles Vierges britanniques, dans les Caraïbes, pour toucher discrètement, au Luxembourg, une commission sur le transfert du joueur.

C’est notamment ce qui ressort de la longue enquête instruite par le juge financier Philippe Richard à propos d’une ribambelle de transferts douteux réalisés au Standard de Liège entre 1996 et 2004. Ces investigations, démarrées suite à une perquisition dans les bureaux du club principautaire en février 2005, constituent le second volet du dossier 24/04, ouvert initialement pour suspicion de blanchiment de fonds gagnés par Lucien D’Onofrio lorsqu’il était agent de joueurs.

Bouclé l’été passé, le dossier d’instruction a été transmis le 21 septembre au parquet de Liège, actuellement occupé à tracer son réquisitoire. Dans la foulée, le parquet pourrait aussi procéder à de nouvelles inculpations.

Cas d’école

Dans le cadre du volet «transferts douteux», les enquêteurs de la brigade financière de Liège sont tombés tout à fait par hasard, au Sporting d’Anderlecht, sur un véritable cas d’école de ce que d’aucuns ont peut-être un peu trop vite appelé le «système D’Onofrio», c’est-à-dire la pratique, illégale, consistant à verser une rémunération occulte à certains joueurs, plutôt que de leur verser les gros salaires qu’ils réclament. L’objectif de la manœuvre est d’éviter au club acheteur de payer les charges fiscales et sociales liées à ces compléments de salaire, tout en satisfaisant les joueurs particulièrement gourmands sur le plan de la rémunération.

Ce cas d’école concerne donc l’achat, par Anderlecht, d’Ivica Mornar au Standard, à l’été 2001. A l’époque, après trois saisons de bons et loyaux services à Sclessin, l’international croate se retrouve dans le noyau C. Vexé, il souhaite alors rejoindre Anderlecht qui cherche un attaquant.

Lucien D’Onofrio, plaque tournante des transferts au Standard, lui donne son feu vert, et après d’âpres discussions, le Pirate se lie au pavillon Mauve et Blanc pour quatre saisons. Le transfert est signé le 17 juillet 2001 pour la somme de 50 millions de francs belges hors TVA – soit 60,5 millions (1,5 million d’euros) TVA incluse.

Lors des négociations, Anderlecht avait jugé Mornar trop gourmand sur le plan salarial. «On avait fait une offre que Michel Verschueren [manager général du Sporting à l’époque] avait jugée trop élevée», racontait récemment Djuro Sorgic à la Dernière Heure. «On avait attendu quelques jours et le Sporting avait perdu sa rencontre suivante. Le transfert de Mornar s’est alors fait rapidement et à nos conditions.» Des conditions pour le moins troubles que Le Soir est aujourd’hui en mesure de révéler.



Infographie réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Communauté française.

Convention bidon

Le 16 juillet, soit la veille de la signature du transfert, une convention bidon est signée entre le Sporting d’Anderlecht et Concordia Investments S.A., une société luxembourgeoise dont les actionnaires se cachent derrière des titres au porteur. Concordia n’est en réalité qu’un véhicule financier anonyme «loué» par Sorgic à un expert-comptable du Grand-Duché.

But de la manœuvre: payer un complément de salaire en noir au joueur en gonflant artificiellement la commission de son agent, afin que celui-ci en rétrocède une partie à Mornar. Un montage bien peu orthodoxe pourtant avalisé par Michel Verschueren, qui a directement négocié l’opération avec Sorgic.

Selon les termes de cette convention, Anderlecht versera 10 millions de francs (250.000 euros) à Concordia pour «frais d’honoraires et d’assistance» dans le cadre de la cession du joueur. Soit l’équivalent de 20% du prix du transfert qui sera signé le lendemain. C’est énorme pour une commission d’agent de joueurs, la moyenne oscillant autour des 7%...

D’après l’enquête judiciaire, c’est Jurica Selak, un agent de joueurs qui compte aujourd’hui Jérémy Perbet, Laurent Ciman et Mbark Boussoufa dans son «écurie», qui signe à l’époque la convention pour Concordia. Djuro Sorgic nous le confirme: «Je n’ai jamais été un agent officiel reconnu par la FIFA [Fédération internationale de football, NDLR]. Un club ne peut donc pas signer de conventions avec moi. J’ai demandé à mon ami Jurica de me rendre ce service.»

Contacté par Le Soir, Jurica Selak nie avoir signé quoi que ce soit et dit ne pas connaître Concordia: «J’ai juste servi de traducteur pour le papa de Mornar qui ne comprenait pas bien certains termes lors des négociations avec Anderlecht. Je l’ai fait par pure amitié pour Mornar et parce que ça me permettait de rencontrer de visu la direction d’Anderlecht. C’était mon seul intérêt.»

L’agent a en outre déclaré aux enquêteurs ne pas reconnaître sa signature sur la facture de 10 millions de francs envoyée par Concordia à Anderlecht le 26 août 2001… Une facture dont le Sporting versera le montant en quatre tranches sur le compte de Concordia à la Banque de Luxembourg: 2 millions le 19 septembre, 3 millions le 23 octobre, 3 millions le 27 novembre, et 2 millions le 2 janvier 2002.

Retraits cash et sociétés écrans

Qu’est-il ensuite advenu de ces fonds? Les enquêteurs le découvriront grâce à un document capital retrouvé lors d’une perquisition chez Jeannot Mousel, un expert-comptable luxembourgeois qui gérait les affaires de Djuro Sorgic tout en lui servant aussi de prête-nom. Ce document manuscrit détaille neuf mouvements financiers – retraits en cash et virements à des sociétés écrans – réalisés entre septembre 2001 et janvier 2002 pour rétribuer quatre individus: le joueur, son agent officieux, Mousel et un intermédiaire.

L’enquête pénale confirmera que plus de 6,2 millions de francs (154.629 euros) ont été versés en trois tranches sur le compte n° 722.90.20 d’Ivica Mornar ouvert à la Hypo Alpe-Adria Bank de Klagenfurt, en Autriche, pays où le secret bancaire est l’un des plus stricts au monde.

Selon le document, trois autres millions (74.368 euros) – soit 6% du prix du transfert – sont revenus dans les poches de Djuro Sorgic. Une partie en cash: un million retiré du compte de Concordia le 19 septembre, et 750.000 francs le 23 octobre. Le reste, 1,25 million, a été injecté le 20 novembre dans le capital d’Investgest S.A., une société luxembourgeoise appartenant à Sorgic et dont les actionnaires étaient à l’époque International Allied Services Ltd. et Britanica Asset Management Ltd., deux opaques sociétés offshore enregistrées aux îles Vierges britanniques et administrées par Mousel. L’expert-comptable luxembourgeois recevra d’ailleurs 300.000 francs (7.437 euros) de «commissions» pour ses bons services.

Djuro Sorgic nie fermement avoir perçu ces fonds: «Je suis intervenu dans ce transfert pour faire plaisir à Mornar. Dans cette histoire, c’est moi qui ai été le moins bien payé.»

Nanesse et le 4e homme

Le nom d’un quatrième homme apparaît également sur le document retrouvé chez Mousel: Valère Facchini, un comptable liégeois et ex-agent de joueurs (suspendu). C’est lui qui a présenté Mousel à Sorgic. Le document indique qu’il aurait touché 405.000 francs (10.040 euros) – soit 4% du montant versé par Anderlecht –, la moitié en cash, l’autre moitié sur un compte de Contragest S.A., une coquille luxembourgeoise pilotée par Mousel via une offshore irlandaise.

Détail troublant: le bureau de Facchini, perquisitionné par les limiers liégeois au tout début de l’enquête, était situé à Beyne-Heusay, dans la banlieue de Liège, à 500 mètres à peine de chez Jurica Selak. Le premier aurait-il servi d’«homme de paille» pour le second? Selak le nie farouchement: «Je n’ai touché aucune commission sur ce transfert», insiste-t-il. Valère Facchini n’a pu être joint ce weekend.

En épluchant les documents saisis au Standard, les enquêteurs découvriront une autre transaction illicite intervenue dans ce transfert, indépendante du montage Concordia. Via sa société Village de Nanesse, active dans l’horeca, Sorgic a facturé au Standard 500.000 francs belges hors TVA (12.395 euros) pour le «bon déroulement du transfert du joueur Mornar».

Une commission à laquelle, une fois de plus, seul un agent agréé par la FIFA pouvait prétendre. La justice reproche d’ailleurs au directeur général du Standard de l’époque, Alphonse Costantin, inculpé en juin dernier pour faux et usage de faux, d’avoir notamment signé, le 16 juillet 2001, la convention illicite entre le club et Sorgic à l’origine de cette fausse facture. Contacté par Le Soir, Alphonse Costantin n’a pas souhaité réagir.

D’Onofrio charge Anderlecht

Lors d’un interrogatoire, Lucien D’Onofrio, qui contrôlait tous les transferts en coulisses (son nom n’apparaissait pas à l’époque dans l’organigramme du Standard), a chargé le club bruxellois pour le montage visant à rémunérer secrètement Mornar. Le montage Concordia, a-t-il expliqué aux enquêteurs, a été mis en place «à la demande du club» acheteur, à des fins d’«optimisation fiscale et sociale».

«Luciano n’a joué aucun rôle dans le transfert de Mornar», affirme Djuro Sorgic. «Tout ce qui l’intéressait était que le Standard touche l’indemnité de transfert de 50 millions de francs. Quand Michel Verschueren a signé la convention avec Concordia, il devait se douter que l’argent retournerait dans les poches de Mornar. Je suppose qu’il savait, mais je ne peux pas parler pour lui. C’est un vieux renard.»

S’il ne le savait pas, pourquoi aurait-il signé la convention avec Concordia, dont le montant est largement supérieur à une commission d’agent habituelle? «Je vous répète ce que j’ai dit à la police judiciaire de Liège: pour éviter de payer une somme importante à l’Etat belge. Si l’argent était revenu sous forme de salaire au joueur, Anderlecht aurait dû payer le fisc et la sécurité sociale en plus.»

Contacté par Le Soir, Michel Verschueren n’a pas souhaité s’exprimer sur cette affaire. «Des agents du fisc liégeois sont venus contrôler ce transfert chez nous et nous leur avons donné toutes les informations nécessaires. Cette affaire date d’il y a presque 10 ans et je n’ai plus les détails en tête. Je ne tiens pas à faire des déclarations qui pourraient nuire à qui que ce soit. Je ne veux pas attaquer Lucien D’Onofrio en public.»

Ivica Mornar n’a pas donné suite à nos appels et Jeannot Mousel était injoignable ce weekend. Jusqu’ici, seuls Djuro Sorgic et Alphonse Costantin ont été inculpés pour faux et usage de faux en lien, notamment, avec le transfert d’Ivica Mornar.

David Leloup

Le Soir, 19 décembre 2011 (html) (PDF)


Les faits ne sont pas prescrits

«Tant Anderlecht que M. Verschueren restent susceptibles d’être inculpés par le parquet de Liège», analyse un avocat pénaliste.

Les révélations du Soir concernant les commissions occultes versées à Ivica Mornar et son agent lors du transfert du joueur au Sporting d’Anderlecht, en 2001, ne sont pas passées inaperçues. La direction du club a réagi via un bref communiqué dans lequel elle rappelle que Michel Verschueren, l’ex-manager général d’Anderlecht, «avait apporté aux enquêteurs toutes les informations utiles à ce propos le 21 novembre 2007 et qu’il avait fait preuve d’une collaboration totale à cette occasion.» Elle précise en outre que «ni elle-même, ni Michel Verschueren n’ont fait l’objet de la moindre inculpation et elle n’entend faire aucun commentaire, tant (sic) en demeurant à l’entière disposition des dits (re-sic) enquêteurs si ces derniers devaient solliciter toute précision complémentaire.»

Le Soir
pour sa part précise que les faits rapportés lundi ne sont pas prescrits, tant sur le plan pénal que fiscal. «En regard des informations publiées, tant le club que M. Verschueren restent susceptibles d’être inculpés par le parquet de Liège pour faux et usage de faux, faux fiscaux, fraude fiscale et faux bilan, soit comme auteurs ou coauteurs», analyse Pierre Monville, avocat pénaliste et assistant à l’université de Liège. «Quant au joueur et son agent, ils pourraient être inculpés pour fraude fiscale. Tout cela est une question d’appréciation du parquet.» Celui-ci pourrait aussi demander des devoirs d’enquête supplémentaires au juge d’instruction pour identifier d’éventuels faits de blanchiment.

L’article 358 du code des impôts précise en outre que les revenus occultes perçus dans le cadre du transfert en 2001-2002 sont taxables dès lors qu’«une action judiciaire fait apparaître que des revenus imposables n’ont pas été déclarés au cours d’une des cinq années qui précèdent celle de l’intentement de l’action». Bref, toute malversation fiscale découverte par les enquêteurs entre 1999 et 2004 (début de l’enquête) peut faire l’objet d’une taxation par le fisc, et ce jusqu’à un an après un jugement définitif.

Les revenus occultes perçus par le joueur, son agent et l’intermédiaire belge en 2001 pourraient donc être taxés dès aujourd’hui par le fisc au taux d’imposition normal, assorti d’un taux d’accroissement de 50% lié à l’«intention frauduleuse» mise au jour par la justice. L’arriéré d’impôt serait d’environ 155.000 euros pour le joueur, de 55.500 euros pour son agent, et de 500.000 euros pour le club en vertu du régime spécial de taxation des commissions secrètes.

D.L.

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Affaire D’Onofrio: nouveaux flux suspects vers le Liechtenstein



Bien que l’enquête de la justice liégeoise sur Luciano D’Onofrio et le Standard de Liège soit bouclée, les résultats de certains devoirs d’enquête continuent d’arriver à la brigade financière de Liège.

Les enquêteurs ont ainsi reçu, la semaine dernière, des informations bancaires concernant des flux financiers suspects entre Corporate Press Limited, une société écran contrôlée par Luciano D’Onofrio jusqu’à sa récente dissolution, et Acquira Anstalt, une mystérieuse structure du Liechtenstein créée en 1990 et liquidée en février 2006.

Les enquêteurs suspectent Acquira d’être le paravent d’un joueur auquel Luciano D’Onofrio aurait rétrocédé des commissions occultes dans le cadre d’un transfert. Les flux datent de 2004 et 2005, période où la justice liégeoise venait de débuter son enquête sur les activités de l’ex-homme fort du Standard.

Lors d’une perquisition, les enquêteurs avaient déjà découvert plusieurs fausses factures émises par Corporate Press dans le cadre de transferts de joueurs, dont celui de Sergio Conceiçao de l’Inter de Milan à la Lazio de Rome, à l’été 2003.

Société boite-aux-lettres basée à Londres, Corporate Press a été créée en juillet 2002, à une époque où Luciano D’Onofrio pilotait le Matricule 16 en coulisses, sans poste officiel au sein du club. L’ex-homme fort du Standard en était l’unique actionnaire via un titre au porteur anonyme.

Au quotidien, la société était administrée depuis Lugano par Maurizio Delmenico, un agent de joueurs et réviseur d’entreprises suisse très proche de D’Onofrio, et qui fut administrateur du Standard de 1998 à 2005.

Dans les comptes 2007 de Corporate Press, Delmenico déclare sur l’honneur être «incapable d’identifier le bénéficiaire ultime de la société», alors que les enquêteurs ont établi qu’il l’a créée pour son ami Luciano D’Onofrio.

Corporate Press n’est qu’une des nombreuses sociétés offshore utilisées par Luciano D’Onofrio dans ses activités d’intermédiaire dans le milieu du football. Elle a été officiellement radiée du registre des sociétés britannique le 28 juin 2011, soit trois jours après les inculpations de Luciano D’Onofrio et Maurizio Delmenico pour blanchiment d’argent, faux, et usage de faux.

David Leloup

Le Soir, 19 décembre 2011 (PDF)

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