lundi 19 décembre 2011

Anderlecht rattrapé par l’«affaire D’Onofrio»



Le Sporting d’Anderlecht, et son ex-manager général Michel Verschueren, sont éclaboussés par l’enquête de la justice liégeoise sur les transferts douteux du Standard sous l’ère de Lucien D’Onofrio. Pour minorer le salaire officiel d’Ivica Mornar, acheté au Standard en 2001, le Sporting a payé une fausse facture de 250.000 euros à une société écran au Luxembourg. Cette société a entre autres versé au joueur un complément de salaire occulte de 155.000 euros sur un compte en Autriche.

Quand il a dû choisir un paradis fiscal pour cacher au fisc belge son petit trésor – un complément de salaire occulte versé par Anderlecht en 2001-2002 –, l’attaquant croate Ivica Mornar, surnommé le «Pirate» par ses fans, a préféré les forêts autrichiennes au sable fin des plages caraïbéennes.

Son agent officieux de l’époque, Djuro Sorgic, inculpé pour faux et usage de faux par la justice liégeoise en juin dernier, s’est par contre abrité derrière l’anonymat de sociétés écrans battant pavillon des îles Vierges britanniques, dans les Caraïbes, pour toucher discrètement, au Luxembourg, une commission sur le transfert du joueur.

C’est notamment ce qui ressort de la longue enquête instruite par le juge financier Philippe Richard à propos d’une ribambelle de transferts douteux réalisés au Standard de Liège entre 1996 et 2004. Ces investigations, démarrées suite à une perquisition dans les bureaux du club principautaire en février 2005, constituent le second volet du dossier 24/04, ouvert initialement pour suspicion de blanchiment de fonds gagnés par Lucien D’Onofrio lorsqu’il était agent de joueurs.

Bouclé l’été passé, le dossier d’instruction a été transmis le 21 septembre au parquet de Liège, actuellement occupé à tracer son réquisitoire. Dans la foulée, le parquet pourrait aussi procéder à de nouvelles inculpations.

Cas d’école

Dans le cadre du volet «transferts douteux», les enquêteurs de la brigade financière de Liège sont tombés tout à fait par hasard, au Sporting d’Anderlecht, sur un véritable cas d’école de ce que d’aucuns ont peut-être un peu trop vite appelé le «système D’Onofrio», c’est-à-dire la pratique, illégale, consistant à verser une rémunération occulte à certains joueurs, plutôt que de leur verser les gros salaires qu’ils réclament. L’objectif de la manœuvre est d’éviter au club acheteur de payer les charges fiscales et sociales liées à ces compléments de salaire, tout en satisfaisant les joueurs particulièrement gourmands sur le plan de la rémunération.

Ce cas d’école concerne donc l’achat, par Anderlecht, d’Ivica Mornar au Standard, à l’été 2001. A l’époque, après trois saisons de bons et loyaux services à Sclessin, l’international croate se retrouve dans le noyau C. Vexé, il souhaite alors rejoindre Anderlecht qui cherche un attaquant.

Lucien D’Onofrio, plaque tournante des transferts au Standard, lui donne son feu vert, et après d’âpres discussions, le Pirate se lie au pavillon Mauve et Blanc pour quatre saisons. Le transfert est signé le 17 juillet 2001 pour la somme de 50 millions de francs belges hors TVA – soit 60,5 millions (1,5 million d’euros) TVA incluse.

Lors des négociations, Anderlecht avait jugé Mornar trop gourmand sur le plan salarial. «On avait fait une offre que Michel Verschueren [manager général du Sporting à l’époque] avait jugée trop élevée», racontait récemment Djuro Sorgic à la Dernière Heure. «On avait attendu quelques jours et le Sporting avait perdu sa rencontre suivante. Le transfert de Mornar s’est alors fait rapidement et à nos conditions.» Des conditions pour le moins troubles que Le Soir est aujourd’hui en mesure de révéler.



Infographie réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Communauté française.

Convention bidon

Le 16 juillet, soit la veille de la signature du transfert, une convention bidon est signée entre le Sporting d’Anderlecht et Concordia Investments S.A., une société luxembourgeoise dont les actionnaires se cachent derrière des titres au porteur. Concordia n’est en réalité qu’un véhicule financier anonyme «loué» par Sorgic à un expert-comptable du Grand-Duché.

But de la manœuvre: payer un complément de salaire en noir au joueur en gonflant artificiellement la commission de son agent, afin que celui-ci en rétrocède une partie à Mornar. Un montage bien peu orthodoxe pourtant avalisé par Michel Verschueren, qui a directement négocié l’opération avec Sorgic.

Selon les termes de cette convention, Anderlecht versera 10 millions de francs (250.000 euros) à Concordia pour «frais d’honoraires et d’assistance» dans le cadre de la cession du joueur. Soit l’équivalent de 20% du prix du transfert qui sera signé le lendemain. C’est énorme pour une commission d’agent de joueurs, la moyenne oscillant autour des 7%...

D’après l’enquête judiciaire, c’est Jurica Selak, un agent de joueurs qui compte aujourd’hui Jérémy Perbet, Laurent Ciman et Mbark Boussoufa dans son «écurie», qui signe à l’époque la convention pour Concordia. Djuro Sorgic nous le confirme: «Je n’ai jamais été un agent officiel reconnu par la FIFA [Fédération internationale de football, NDLR]. Un club ne peut donc pas signer de conventions avec moi. J’ai demandé à mon ami Jurica de me rendre ce service.»

Contacté par Le Soir, Jurica Selak nie avoir signé quoi que ce soit et dit ne pas connaître Concordia: «J’ai juste servi de traducteur pour le papa de Mornar qui ne comprenait pas bien certains termes lors des négociations avec Anderlecht. Je l’ai fait par pure amitié pour Mornar et parce que ça me permettait de rencontrer de visu la direction d’Anderlecht. C’était mon seul intérêt.»

L’agent a en outre déclaré aux enquêteurs ne pas reconnaître sa signature sur la facture de 10 millions de francs envoyée par Concordia à Anderlecht le 26 août 2001… Une facture dont le Sporting versera le montant en quatre tranches sur le compte de Concordia à la Banque de Luxembourg: 2 millions le 19 septembre, 3 millions le 23 octobre, 3 millions le 27 novembre, et 2 millions le 2 janvier 2002.

Retraits cash et sociétés écrans

Qu’est-il ensuite advenu de ces fonds? Les enquêteurs le découvriront grâce à un document capital retrouvé lors d’une perquisition chez Jeannot Mousel, un expert-comptable luxembourgeois qui gérait les affaires de Djuro Sorgic tout en lui servant aussi de prête-nom. Ce document manuscrit détaille neuf mouvements financiers – retraits en cash et virements à des sociétés écrans – réalisés entre septembre 2001 et janvier 2002 pour rétribuer quatre individus: le joueur, son agent officieux, Mousel et un intermédiaire.

L’enquête pénale confirmera que plus de 6,2 millions de francs (154.629 euros) ont été versés en trois tranches sur le compte n° 722.90.20 d’Ivica Mornar ouvert à la Hypo Alpe-Adria Bank de Klagenfurt, en Autriche, pays où le secret bancaire est l’un des plus stricts au monde.

Selon le document, trois autres millions (74.368 euros) – soit 6% du prix du transfert – sont revenus dans les poches de Djuro Sorgic. Une partie en cash: un million retiré du compte de Concordia le 19 septembre, et 750.000 francs le 23 octobre. Le reste, 1,25 million, a été injecté le 20 novembre dans le capital d’Investgest S.A., une société luxembourgeoise appartenant à Sorgic et dont les actionnaires étaient à l’époque International Allied Services Ltd. et Britanica Asset Management Ltd., deux opaques sociétés offshore enregistrées aux îles Vierges britanniques et administrées par Mousel. L’expert-comptable luxembourgeois recevra d’ailleurs 300.000 francs (7.437 euros) de «commissions» pour ses bons services.

Djuro Sorgic nie fermement avoir perçu ces fonds: «Je suis intervenu dans ce transfert pour faire plaisir à Mornar. Dans cette histoire, c’est moi qui ai été le moins bien payé.»

Nanesse et le 4e homme

Le nom d’un quatrième homme apparaît également sur le document retrouvé chez Mousel: Valère Facchini, un comptable liégeois et ex-agent de joueurs (suspendu). C’est lui qui a présenté Mousel à Sorgic. Le document indique qu’il aurait touché 405.000 francs (10.040 euros) – soit 4% du montant versé par Anderlecht –, la moitié en cash, l’autre moitié sur un compte de Contragest S.A., une coquille luxembourgeoise pilotée par Mousel via une offshore irlandaise.

Détail troublant: le bureau de Facchini, perquisitionné par les limiers liégeois au tout début de l’enquête, était situé à Beyne-Heusay, dans la banlieue de Liège, à 500 mètres à peine de chez Jurica Selak. Le premier aurait-il servi d’«homme de paille» pour le second? Selak le nie farouchement: «Je n’ai touché aucune commission sur ce transfert», insiste-t-il. Valère Facchini n’a pu être joint ce weekend.

En épluchant les documents saisis au Standard, les enquêteurs découvriront une autre transaction illicite intervenue dans ce transfert, indépendante du montage Concordia. Via sa société Village de Nanesse, active dans l’horeca, Sorgic a facturé au Standard 500.000 francs belges hors TVA (12.395 euros) pour le «bon déroulement du transfert du joueur Mornar».

Une commission à laquelle, une fois de plus, seul un agent agréé par la FIFA pouvait prétendre. La justice reproche d’ailleurs au directeur général du Standard de l’époque, Alphonse Costantin, inculpé en juin dernier pour faux et usage de faux, d’avoir notamment signé, le 16 juillet 2001, la convention illicite entre le club et Sorgic à l’origine de cette fausse facture. Contacté par Le Soir, Alphonse Costantin n’a pas souhaité réagir.

D’Onofrio charge Anderlecht

Lors d’un interrogatoire, Lucien D’Onofrio, qui contrôlait tous les transferts en coulisses (son nom n’apparaissait pas à l’époque dans l’organigramme du Standard), a chargé le club bruxellois pour le montage visant à rémunérer secrètement Mornar. Le montage Concordia, a-t-il expliqué aux enquêteurs, a été mis en place «à la demande du club» acheteur, à des fins d’«optimisation fiscale et sociale».

«Luciano n’a joué aucun rôle dans le transfert de Mornar», affirme Djuro Sorgic. «Tout ce qui l’intéressait était que le Standard touche l’indemnité de transfert de 50 millions de francs. Quand Michel Verschueren a signé la convention avec Concordia, il devait se douter que l’argent retournerait dans les poches de Mornar. Je suppose qu’il savait, mais je ne peux pas parler pour lui. C’est un vieux renard.»

S’il ne le savait pas, pourquoi aurait-il signé la convention avec Concordia, dont le montant est largement supérieur à une commission d’agent habituelle? «Je vous répète ce que j’ai dit à la police judiciaire de Liège: pour éviter de payer une somme importante à l’Etat belge. Si l’argent était revenu sous forme de salaire au joueur, Anderlecht aurait dû payer le fisc et la sécurité sociale en plus.»

Contacté par Le Soir, Michel Verschueren n’a pas souhaité s’exprimer sur cette affaire. «Des agents du fisc liégeois sont venus contrôler ce transfert chez nous et nous leur avons donné toutes les informations nécessaires. Cette affaire date d’il y a presque 10 ans et je n’ai plus les détails en tête. Je ne tiens pas à faire des déclarations qui pourraient nuire à qui que ce soit. Je ne veux pas attaquer Lucien D’Onofrio en public.»

Ivica Mornar n’a pas donné suite à nos appels et Jeannot Mousel était injoignable ce weekend. Jusqu’ici, seuls Djuro Sorgic et Alphonse Costantin ont été inculpés pour faux et usage de faux en lien, notamment, avec le transfert d’Ivica Mornar.

David Leloup

Le Soir, 19 décembre 2011 (html) (PDF)


Les faits ne sont pas prescrits

«Tant Anderlecht que M. Verschueren restent susceptibles d’être inculpés par le parquet de Liège», analyse un avocat pénaliste.

Les révélations du Soir concernant les commissions occultes versées à Ivica Mornar et son agent lors du transfert du joueur au Sporting d’Anderlecht, en 2001, ne sont pas passées inaperçues. La direction du club a réagi via un bref communiqué dans lequel elle rappelle que Michel Verschueren, l’ex-manager général d’Anderlecht, «avait apporté aux enquêteurs toutes les informations utiles à ce propos le 21 novembre 2007 et qu’il avait fait preuve d’une collaboration totale à cette occasion.» Elle précise en outre que «ni elle-même, ni Michel Verschueren n’ont fait l’objet de la moindre inculpation et elle n’entend faire aucun commentaire, tant (sic) en demeurant à l’entière disposition des dits (re-sic) enquêteurs si ces derniers devaient solliciter toute précision complémentaire.»

Le Soir
pour sa part précise que les faits rapportés lundi ne sont pas prescrits, tant sur le plan pénal que fiscal. «En regard des informations publiées, tant le club que M. Verschueren restent susceptibles d’être inculpés par le parquet de Liège pour faux et usage de faux, faux fiscaux, fraude fiscale et faux bilan, soit comme auteurs ou coauteurs», analyse Pierre Monville, avocat pénaliste et assistant à l’université de Liège. «Quant au joueur et son agent, ils pourraient être inculpés pour fraude fiscale. Tout cela est une question d’appréciation du parquet.» Celui-ci pourrait aussi demander des devoirs d’enquête supplémentaires au juge d’instruction pour identifier d’éventuels faits de blanchiment.

L’article 358 du code des impôts précise en outre que les revenus occultes perçus dans le cadre du transfert en 2001-2002 sont taxables dès lors qu’«une action judiciaire fait apparaître que des revenus imposables n’ont pas été déclarés au cours d’une des cinq années qui précèdent celle de l’intentement de l’action». Bref, toute malversation fiscale découverte par les enquêteurs entre 1999 et 2004 (début de l’enquête) peut faire l’objet d’une taxation par le fisc, et ce jusqu’à un an après un jugement définitif.

Les revenus occultes perçus par le joueur, son agent et l’intermédiaire belge en 2001 pourraient donc être taxés dès aujourd’hui par le fisc au taux d’imposition normal, assorti d’un taux d’accroissement de 50% lié à l’«intention frauduleuse» mise au jour par la justice. L’arriéré d’impôt serait d’environ 155.000 euros pour le joueur, de 55.500 euros pour son agent, et de 500.000 euros pour le club en vertu du régime spécial de taxation des commissions secrètes.

D.L.

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