mardi 5 juin 2012

Comment le lobby du tabac a subventionné des labos français



Episode 2/2 | Les documents internes de l’industrie cigarettière américaine révèlent comment elle a financé ou manipulé des scientifiques français de premier plan pour donner une image positive de la nicotine.

«Changeux!» Le nom, écrit à la main, en grands caractères et suivi d'un point d'exclamation, sonne comme un cri de victoire. Le Post-it sur lequel il est rédigé est collé sur une lettre du grand neurobiologiste français Jean-Pierre Changeux, datée du 10 août 1994 et à en-tête de l'Institut Pasteur. Elle est adressée au Council for Tobacco Research (CTR), une officine de l'industrie du tabac basée à New York (Etats-Unis) qui finance de la recherche scientifique. Jean-Pierre Changeux demande 255.000 dollars (273 500 euros courants) pour un projet de trois ans afin d'étudier l'impact de la nicotine sur le cerveau de souris mutantes. La missive ainsi annotée est accessible dans l'océan de documents secrets de l'industrie cigarettière - les "tobacco documents" - que Le Monde a entrepris de fouiller.

Le CTR est visiblement enchanté d'attirer dans ses rets un chercheur de sa renommée. "Changeux est très célèbre. Nous devrions soutenir son activité", écrit l'un des cadres du CTR, chargé d'évaluer la candidature du Français. "Le soutien [financier] dont il jouit est (...) phénoménal. Il devrait néanmoins recevoir une de nos subventions", s'enthousiasme un autre responsable de l'officine des cigarettiers américains. Dans sa demande de bourse, Jean-Pierre Changeux déclare disposer d'un budget de 401 636 dollars (430.000 euros courants) pour 1994. Entre le 1er juillet 1995 et le 31 décembre 1998, par le truchement du CTR, Jean-Pierre Changeux recevra 220.000 dollars (177.000 euros courants) de l'industrie du tabac pour son laboratoire. A la fin des années 1990, son service sollicitera et recevra également des fonds de RJ Reynolds, propriétaire de la marque Camel.

Que savait-on, en 1994, du fameux CTR? Dans une enquête fouillée publiée dix-huit mois avant que M. Changeux ne formule sa demande de financement, le Wall Street Journal avait décrit cette officine comme responsable de la "plus longue campagne de désinformation de l'histoire économique des Etats-Unis". Créé en 1953, le CTR était piloté en partie par l'agence de relations publiques Hill & Knowlton et des avocats mandatés et payés par les cigarettiers. Il avait pour principale mission d'orienter la recherche scientifique dans un sens favorable à l'industrie, en finançant certains projets et en écartant d'autres.

CHANGER L'IMAGE DE LA NICOTINE

En un peu plus de quarante ans, le CTR a dépensé 282 millions de dollars pour soutenir plus de 1.000 chercheurs qui ont publié quelque 6.000 articles scientifiques. Nombre de ces travaux ont permis de fabriquer et d'entretenir le doute sur les effets du tabac sur la santé, ou encore de changer l'image de la nicotine en mettant l'accent sur ses aspects positifs. Une centaine d'études - les "special projects" - étaient carrément de la science frelatée, pilotée par les seuls avocats pour constituer des "munitions" scientifiques utilisables en justice alors que les procédures judiciaires s'accumulaient à partir du milieu des années 1960...

Tel n'est pas le cas des travaux de M. Changeux, reconnu par ses pairs comme une figure majeure de la neurobiologie. Alors? "Les stratégies de financement de l'industrie du tabac sont complexes, explique l'historien des sciences Robert Proctor (université Stanford, Etats-Unis), le chercheur qui a le plus témoigné aux procès menés outre-Atlantique contre les cigarettiers. Financer des laboratoires prestigieux est très utile aux avocats de l'industrie: lorsqu'on fait valoir qu'ils subventionnent de la science biaisée, ils ont toujours plusieurs noms à mettre en avant pour démentir, dont plusieurs Prix Nobel..."

D'où, à l'évidence, la joie des cadres du CTR à la réception de la demande de financement de M. Changeux. D'autant qu'en octobre 1994, au moment même où le neurobiologiste démarchait le CTR, l'American Medical Association (AMA) écrivait aux doyens de toutes les facultés de médecine des universités américaines pour les enjoindre de ne plus accepter les dollars du CTR ni de ses organisations soeurs, comme le Tobacco Institute et le Center for Indoor Air Research. La plus importante association médicale des Etats-Unis prévenait alors que ces fonds alloués pour la recherche "aident l'industrie à convaincre les décideurs et le public qu'elle a des projets de recherche légitimes en cours (...), et que le jury est toujours en train de délibérer sur la 'controverse'". Et ce, alors que la science est claire sur les dangers du tabac.

Ces fonds sont utilisés "pour faire taire les universités et les chercheurs", ajoutait l'AMA, mais aussi "pour associer des institutions prestigieuses à l'industrie - et donc s'acheter de la respectabilité". Un point de vue qui sera confirmé, en 1998, par le juge californien George Finkle: "Les documents [internes de l'industrie], considérés dans leur ensemble, fournissent des preuves qui appuient les affirmations de l'Etat [de Californie] selon lesquelles les [cigarettiers] ont utilisé le CTR pour tromper le public." Le CTR sera dissous la même année. Il est toujours poursuivi dans 74 procédures judiciaires aux Etats-Unis.

"LE CTR N'ÉTAIT PAS UNE AGENCE SCIENTIFIQUE LÉGITIME"

"Dès 1994, tout chercheur compétent aurait dû savoir que le CTR n'était pas une agence scientifique légitime", estime Stanton Glantz, spécialiste de l'industrie du tabac et professeur de médecine à l'université de Californie à San Francisco. Le financement octroyé au laboratoire de Jean-Pierre Changeux débouchera sur plusieurs publications, dont deux dans la prestigieuse revue Nature. La médiatisation de l'une d'elles, en avril 1999, donnera une image plutôt sympathique de la nicotine: "La nicotine détient la clé d'antidouleurs plus efficaces", titrait la dépêche de Reuters, reprise dans le monde entier.

Du milieu des années 1980 au début des années 2000, d'autres scientifiques et médecins français de premier plan ont, à l'instar de Jean-Pierre Changeux, bénéficié de l'argent du tabac. Tous ont réalisé des programmes de recherche qui intéressaient les cigarettiers. "Clairement, je ne veux pas que nous investissions dans de la recherche qui ne puisse pas nous être utile", écrit le directeur des affaires scientifiques de Philip Morris dans un courriel justifiant son refus d'octroyer un financement de 450.000 dollars au laboratoire de physique des interfaces de l'Ecole polytechnique. "Etre utile": comment? Ces financements jettent le doute sur la sincérité du discours public sur le tabac que tiennent - ou non - les chercheurs financés par les cigarettiers, que ce soit dans les médias ou au sein d'organes publics.

UN AUTRE NEUROBIOLOGISTE RENOMMÉ MIS EN CAUSE

A cet égard, le cas d'un autre neurobiologiste renommé, Jean-Pol Tassin, directeur de recherche à l'Inserm et professeur au Collège de France, interpelle. Les documents internes de l'industrie du tabac indiquent que son équipe et le laboratoire de son chef de service Jacques Glowinski, un des pionniers de la pharmacologie en France, ont reçu 2,8 millions de francs français (546.000 euros courants) de Philip Morris Europe entre 1989 et 2000, année où il a pris la présidence du conseil scientifique de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT)...

Tout commence en 1986. Jean-Pol Tassin et Ian Marcovitch, le directeur scientifique de Philip Morris Europe, basé à Neuchâtel (Suisse), font connaissance au sein de la commission Hirsch, mise en place par le gouvernement pour évaluer le tabagisme en France. Le neurobiologiste y anime un groupe sur la dépendance où M. Marcovitch représente l'industrie.

Le 5 novembre 1987, les deux hommes se revoient au Collège de France pour "explorer la possibilité d'un programme de recherche conçu autour des études du professeur Warburton", selon les notes de M. Marcovitch. On y lit que M. Tassin a "une attitude objective" envers la cigarette, qu'il est "ouvert à l'idée de faire de la recherche sur la nicotine et les récepteurs nicotiniques", et que "de la littérature scientifique lui a été envoyée"...

Ce mystérieux "professeur Warburton" est consultant de longue date pour l'industrie du tabac. Pionnier de la recherche sur les effets positifs de la nicotine sur la cognition (attention, traitement de l'information, mémoire...), ce professeur de psychopharmacologie à l'université de Reading (Royaume-Uni) a publié de nombreux articles sans jamais dévoiler son financement par l'industrie. A partir de 1988, il va jouer un rôle central pour aider les cigarettiers à contrer un rapport-clé du Surgeon General, la plus haute autorité en matière de santé publique aux Etats-Unis. "Nicotine Addiction", publié en mai 1988, affirme pour la première fois que la nicotine peut créer une dépendance aussi forte que l'héroïne et la cocaïne. La mission de M. Warburton sera de casser ce lien nicotine-drogues dures dans les mass media.

ÉTUDES SUR LES EFFETS STIMULANTS DE LA NICOTINE

Si l'industrie se passionne pour les études de Warburton sur les effets stimulants de la nicotine, elle souhaiterait en identifier les mécanismes biologiques sous-jacents. C'est la mission assignée à Jean-Pol Tassin. Fin 1989, il revient de Neuchâtel "enchanté et très stimulé par les échanges fructueux de [sa] réunion avec [le] comité scientifique" de Philip Morris, d'après un courrier de Jacques Glowinski à Ian Marcovitch. "Cette action de la nicotine sur la sensibilisation des systèmes dopaminergiques corticaux sans modification des systèmes dopaminergiques sous-corticaux pourrait expliquer l'effet positif de la nicotine sur les fonctions cognitives décrit par David M. Warburton", écrit M. Tassin dans un courrier adressé à Ian Marcovitch en juin 1990.

En février 1992, les chercheurs écrivent, à propos de neurones particuliers qu'ils ont étudiés, que leur sensibilisation "par l'administration répétée de nicotine pourrait permettre de mieux comprendre les améliorations des performances cognitives observées chez l'homme à la suite de l'ingestion de fumée de tabac (Warburton et al., Psychopharmacology, 1986)". Chercheur brillant, Jean-Pol Tassin peut aussi potentiellement peser sur les politiques publiques: "[Le Collège de France] représente la première entité de recherche neuronale en France et a un rôle d'expert dans toutes les décisions liées à la pharmacologie des drogues, explique un mémo de Philip Morris.

CONVENTION AVEC LE PROPRIÉTAIRE DE MARLBORO ET CHESTERFIELD

Plus troublant encore, les "tobacco documents" suggèrent une certaine emprise de Philip Morris sur les travaux de MM. Glowinski et Tassin. Dans une lettre d'octobre 1988 adressée à Ian Marcovitch, les deux hommes évoquent la convention qu'ils s'apprêtent à signer avec le propriétaire des marques Marlboro et Chesterfield. "Le financement de la première année est seulement assuré", écrivent-ils, et un renouvellement n'interviendra qu'après accord des parties "et évidemment en fonction de votre appréciation des résultats obtenus". Tout aussi étonnant, Jean-Pol Tassin propose en juin 1990 à son sponsor de choisir la revue scientifique à laquelle ses résultats seront soumis: "Au cas où vous auriez une préférence pour un journal particulier, n'hésitez pas à nous le faire savoir", écrit-il...

La collaboration se poursuivra durant toute la décennie. En 1998, M. Tassin soumettra à Philip Morris un nouveau projet intitulé "L'effet neuroprotecteur de la nicotine", qui sera approuvé en 1999. Dix ans plus tard, Jean-Pol Tassin publiera une étude qui fera couler beaucoup d'encre. Elle suggère que la nicotine seule ne suffit pas à déclencher une dépendance chez les fumeurs: d'autres composés du tabac s'avèrent indispensables pour en révéler le pouvoir addictif. Cette étude s'attire immédiatement les foudres de la Société française de tabacologie et de l'Alliance contre le tabac, qui estiment que la mise en cause du rôle de la nicotine dans la dépendance "coïncide avec les intérêts de l'industrie du tabac qui a longtemps nié, dans sa communication externe, que l'addiction à la nicotine était la cause principale du maintien de la consommation et du marché du tabac". M. Tassin s'appuie sur ses résultats pour interroger l'efficacité des substituts nicotiniques...

L'argent du tabac influence-t-il la parole publique des chercheurs qui en bénéficient? Toujours est-il qu'en 2010, dans un long entretien à la Lettre du Collège de France, M. Tassin déclare que "les cigarettiers, en cherchant à fidéliser et à augmenter leur clientèle, ont produit une véritable addiction pathologique, mais en quelque sorte sans le vouloir". "Ils ont toujours cherché à produire les cigarettes les plus agréables possibles, avec l'idée que c'est ce qui fidéliserait les fumeurs, parce qu'ils faisaient le lien entre plaisir et addiction, ajoute le chercheur. De ce fait, on leur prête parfois de fausses intentions. Par exemple, on dit qu'ils mettent de l'ammoniac dans les cigarettes pour rendre les fumeurs plus dépendants. En réalité, au départ, ce n'est pas du tout pour cette raison. Ils veulent obtenir un goût agréable."

"C'est le charabia de l'industrie, commente Stanton Glantz. L'utilisation des mots "agréable" et "goût" est exactement la même que celle des entreprises du tabac, lorsqu'elles cherchent à contourner le fait qu'elles ont manipulé la nicotine et les additifs des cigarettes pour maximiser leur potentiel addictif." Un tel fait, ajoute M. Glantz, est connu et reconnu par l'industrie depuis longtemps puisque, par exemple, les documents internes des cigarettiers montrent qu'ils se considèrent au moins depuis 1963 comme étant dans "le business de vendre de la nicotine, une drogue addictive, et efficace dans les mécanismes de relâchement du stress"...

DES FINANCEMENTS REÇUS PENDANT AU MOINS DOUZE ANS

Les "tobacco documents" révèlent aussi l'ampleur du financement par l'industrie des activités de recherche de Robert Molimard, professeur de médecine, fondateur de la Société de tabacologie (qu'il a présidée jusqu'en 2004) et du diplôme interuniversitaire de tabacologie. Sous le nom de code "Broca", le laboratoire de M. Molimard a touché près de 3,5 millions de francs français (700.000 euros courants) de Philip Morris entre 1986 et 1998. On ne sait si son financement a perduré au-delà de 1998, les archives de l'industrie n'étant pas encore intégralement numérisées. Mais le nom de Robert Molimard réapparaît en 2000 sur une liste de scientifiques sollicitant un financement de Philip Morris Europe pour l'année 2001...

Ces financements, reçus pendant au moins douze ans, n'ont pas été dévoilés par M. Molimard dans ses publications scientifiques. Ils contredisent sa déclaration d'intérêts au Formindep (association de médecins plaidant pour une formation et une information médicales indépendantes des firmes pharmaceutiques) dont il est membre du conseil d'administration. Il déclare en effet sur l'honneur n'avoir été sponsorisé par les cigarettiers qu'"entre 1988 et 1990", afin de "payer [s]a technicienne". Ses conventions signées avec Philip Morris mentionnent pourtant l'entretien d'un "chercheur à plein temps".

UN RÔLE STRATÉGIQUE AUPRÈS DES POUVOIRS PUBLICS

Pour l'industrie, soutenir Robert Molimard était évident. "Le professeur Molimard est considéré en France comme un des experts les plus importants sur le tabagisme", précise un mémo de Philip Morris, qui souligne également le rôle stratégique qu'il peut jouer auprès des pouvoirs publics: "Il a été membre de la commission officielle mise sur pied par le gouvernement pour discuter du tabagisme (la 'commission Hirsch')". M. Molimard voyait régulièrement Ian Marcovitch, sorte d'"agent traitant". Lors de ces rencontres, le tabacologue informait l'industrie de l'avancement de ses travaux, mais aussi des derniers développements politico-scientifiques concernant le tabac en France. Début décembre 1992, il annonce sa nomination au sein du groupe "additifs aux produits du tabac" piloté par le Conseil supérieur d'hygiène publique (ministère de la santé). Un groupe chargé d'établir une liste cruciale pour l'industrie: celle des additifs autorisés dans les cigarettes en France. En février 1993, Ian Marcovitch rend à nouveau visite à M. Molimard "pour avoir des nouvelles de l'évolution des travaux au sein du groupe d'experts sur les additifs du tabac".

Les prises de position de M. Molimard dans le débat public, assez tranchées, rejoignent souvent les thèses de l'industrie du tabac. Il estime par exemple qu'"il n'y a pas de dépendance à la nicotine", et que le rapport du Surgeon General de 1988 est un "canular fantastique monté par l'industrie pharmaceutique pour vendre ses substituts nicotiniques, gommes et patchs en tête !". Pour lui, augmenter les taxes sur les cigarettes, comme le recommande la convention-cadre de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac, est une erreur. Les taxes ne découragent pas les fumeurs, dit-il, mais renforcent la contrebande. Autre exemple: l'interdiction de fumer dans les lieux publics relève de l'"intrusion fascisante" pour M. Molimard.

En janvier 2009, il sera invité à en parler aux côtés de plusieurs ex-consultants ou proches de l'industrie du tabac lors d'une conférence contre la prohibition du tabac, organisée à Bruxelles par le réseau The International Coalition Against Prohibition (TICAP). Alerté par trois organisations antitabac, le Parlement européen qui devait accueillir cette conférence dans ses murs l'interdira à la dernière minute. Elle aura néanmoins lieu dans un hôtel tout proche...

David Leloup et Stéphane Foucart


Jean-Pierre Changeux: «Aujourd'hui, je ne ferais plus appel à de tels fonds»

Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste à l'Institut Pasteur, élu professeur au Collège de France en 1975, a occupé la chaire "Communications cellulaires" jusqu'en 2006. Auteur de L'Homme neuronal (Fayard, 1983), il a présidé le Comité consultatif national d'éthique de 1992 à 1998.


«Me suis-je préoccupé des aspects déontologiques liés au financement de mon laboratoire par le Council for Tobacco Research (CTR)? Oui. Il était bien connu à l'époque que les industriels du tabac avaient publié des données falsifiées et fait de la publicité mensongère sur le tabagisme. Je présidais alors le Comité consultatif national d'éthique. Pour moi, l'essentiel était la liberté de la recherche, sans mainmise du CTR, ce que j'ai obtenu.

Comme le montre notre article publié en 1998 dans
Nature, financé partiellement par le CTR, nous avons confirmé la dépendance à la nicotine sur un modèle animal, et analysé le rôle du récepteur de l'acétylcholine dans cette dépendance. Ce travail a ainsi contribué à montrer que les allégations des cigarettiers sur l'absence de dépendance nicotinique liée à l'usage du tabac étaient fausses.

Concernant notre financement par le cigarettier RJ Reynolds, je ne me souviens plus des montants perçus à la fin des années 1990. Une branche de cette société, devenue par la suite indépendante, s'intéressait à la pharmacologie des effets positifs de la nicotine.

La nicotine a des effets addictifs, avec d'autres substances du tabac, qui entraînent cancers et maladies cardiovasculaires. Mais elle a aussi des effets bénéfiques: c'est un stimulant cognitif, un neuroprotecteur important pour la lutte contre Alzheimer, et elle a des propriétés analgésiques et antidépressives.

Notre financement par le CTR et RJ Reynolds s'est fait en toute transparence, avec l'accord de ma hiérarchie à l'Institut Pasteur, et la mention de ces financements dans les articles publiés. Il va de soi que, depuis des années, nous ne recevons plus de tels financements, et qu'aujourd'hui je ne ferais certainement plus appel à des fonds de cette nature. En effet, même si la dangerosité du tabac est scientifiquement établie, le tabagisme est toujours un fléau mondial et les marchands de cigarettes sont toujours très puissants.»




Jean-Pol Tassin: «Je dois beaucoup à M. Marcovitch»

Jean-Pol Tassin, neurobiologiste, directeur de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et professeur au Collège de France, président du conseil scientifique de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et les toxicomanies (MILDT) depuis 2000.


«Ian Marcovitch m'a proposé un financement en 1986. J'ai décliné. Deux ans plus tard, quand notre labo a eu des soucis financiers, je l'ai rappelé. Cette subvention amicale ne m'a pas posé de problème éthique. Elle n'a en rien influencé mon discours sur le tabac.

Philip Morris avait besoin d'informations pointues sur la recherche. J'étais un expert ressource pour eux. On se voyait une ou deux fois l'an pour échanger sur l'évolution des connaissances. Jamais ils ne sont intervenus dans nos travaux, et notre financement n'était pas conditionné aux résultats obtenus.

La proposition du choix du journal, c'était pour leur faire plaisir. On ne nous a jamais dit de viser tel ou tel journal. On a publié quelques articles sur la nicotine, mais c'était pour justifier notre financement. Ils nous ont dit:
"Merci de nous remercier, mais si vous préférez ne pas le faire, ne le faites plus. Cela ne nous rapporte pas grand-chose et ça peut vous créer des ennuis." Les remerciements en pied d'article étaient aléatoires.

Je dois beaucoup à M. Marcovitch. Son intervention m'a vraiment aidé: près de 40.000 euros en moyenne par an pendant onze ans, c'est appréciable. Je ramenais environ 10% du budget du labo, qui comptait 60 personnes. Quand j'avais besoin d'un appareil, le service ne me le refusait jamais. C'est le seul avantage dont j'ai profité. On leur coûtait
"la moitié de l'aile avant gauche d'une formule 1 aux 24 heures du Mans", disait Marcovitch.

C'est très intéressant de visiter leurs usines. Ils ont une rigueur extraordinaire, ils vérifient en permanence la qualité de leurs produits. Ils sont infiniment plus rigoureux que n'importe quel scientifique. Ils ont l'argent pour ça.

J'ai continué à voir M. Marcovitch après sa retraite. Il avait mille roses dans son jardin. On refaisait le monde. Il incarnait le contraire de l'image qu'on peut avoir de l'industrie du tabac.

Quand le labo a fermé, en 2009, Jacques Glowinski m'a appelé. Il restait un reliquat de 25.000 euros de Philip Morris. Je l'ai récupéré.»




Robert Molimard: «J'ai juste témoigné en justice...»

Robert Molimard, professeur de médecine, fondateur de la Société de tabacologie (qu'il a présidée jusqu'en 2004) et du diplôme interuniversitaire de tabacologie, a dans les années 1990 fait partie du groupe "additifs aux produits du tabac" piloté par le ministère de la santé.


«Effectivement, le responsable scientifique de Philip Morris Europe, Ian Marcovitch, a réussi à m'aider financièrement jusqu'en 1998. Je ne m'en souvenais pas mais viens de retrouver sur mon ordinateur une lettre qui le confirme. Je n'ai jamais, à titre personnel, touché un euro de ces financements. Ils ont été versés à l'association Naturalia et Biologia pour payer la technicienne de mon laboratoire et acheter des rats.

Jamais Philip Morris ne m'a demandé d'orienter mes recherches dans tel ou tel sens. La seule chose que j'ai faite pour eux, à la demande de M. Marcovitch, c'est de leur fournir un témoignage écrit dans le cadre d'un procès aux Etats-Unis où ils étaient accusés d'ajouter de la nicotine à leurs cigarettes pour augmenter la dépendance des fumeurs.

J'ai écrit ce que je pense et défends depuis des années: si la dépendance au tabac est très forte, la dépendance à la nicotine n'existe pas et ne l'explique pas.

J'ai consacré ma vie à essayer de sortir les fumeurs de leur trou. En 1977, j'ai créé à l'hôpital de Nanterre une consultation de tabacologie que j'ai assurée personnellement durant toute ma carrière. Je sais ce qu'est un fumeur en proie au sevrage. La lutte contre le tabagisme est un échec absolu parce qu'elle est pilotée par des gens qui ne connaissent pas les fumeurs.

Il y a de plus une infiltration par l'industrie pharmaceutique de tous les organismes de décision, dont l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Ils cherchent à faire du tabagisme passif un problème majeur de santé publique, ce qu'il n'est pas. Cette manipulation scientifique est destinée à permettre la mise en place de lois coercitives qui visent à pousser les fumeurs au sevrage pour qu'ils deviennent les nouveaux clients des laboratoires pharmaceutiques.

Les cigarettiers ne peuvent pas riposter: ils ne peuvent faire de la publicité que chez les marchands de tabac. En face, les grands laboratoires font des réclames pour leurs patchs - qui sont de purs placebos - sur les affiches, les bus et à la télévision.»




Quand fumer devient bon pour la santé

Le colloque s'intitule "Le plaisir est-il en danger?". Il est organisé, en janvier 1997 à Paris, par Associates for Research into the Science of Enjoyment (Arise, Scientifiques associés pour l'étude du plaisir), une association internationale "de scientifiques et d'universitaires qui débattent de questions liées aux plaisirs légaux". Environ 25 journalistes se déplacent pour écouter psychiatres, professeurs d'université, chercheurs et écrivains en vue discourir "du rôle du plaisir pour réduire le stress et promouvoir la santé". L'historien Jean-Louis Flandrin, alors directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), intervient par exemple sur le thème: "La table et le sexe en France, du Moyen Age à nos jours".

"Une journaliste très connue a couvert la conférence pour France Inter en concluant qu'"un morceau de chocolat, un verre de vin, une bonne cigarette, ne vous gênez pas ! Au lieu d'être obsédé par la santé, tout le monde devrait être obsédé par le plaisir, qui induit une bonne santé"", précise un mémo de Philip Morris que Le Monde a exhumé des "tobacco documents". Il ajoute: "Le Parisien a également couvert la conférence dans un long article de fond intitulé "Le plaisir, un bon médicament". D'autres papiers suivront dans les nombreux mensuels présents à la conférence."

Le plan secret des industriels du tabac a parfaitement fonctionné. Les journalistes sont tombés dans le panneau. Car les cigarettiers n'ont pas seulement financé des recherches qui leur étaient favorables dont les résultats ont inondé la littérature scientifique. Ils ont aussi réussi le tour de force de faire publier des centaines d'articles positifs pour l'industrie dans les médias. Au moins 846 rien que sur Arise entre 1989 et 2005, dans la presse européenne, australienne et américaine, selon une étude d'Elizabeth Smith (professeure de sciences sociales et comportementales à l'université de Californie à San Francisco) publiée en 2006 dans European Journal of Public Health.

"PETITS PLAISIRS"

Arise était la riposte des cigarettiers au rapport des autorités sanitaires fédérales américaines de mai 1988 affirmant que la nicotine peut créer une dépendance aussi forte que l'héroïne et la cocaïne. Dès que le rapport sort, Philip Morris et Rothmans demandent à David Warburton, professeur de psychopharmacologie à l'université de Reading (Royaume-Uni) et consultant de l'industrie du tabac, de rassembler un groupe international de sociologues, psychologues, éthiciens et scientifiques, dont la mission sera précisément de briser ce lien entre nicotine et drogues dures. L'idée? Positionner la cigarette sur le même plan que d'autres "petits plaisirs" qui soulagent le stress, comme le chocolat, le café, le vin ou les bonbons.

Arise s'efforcera même de populariser l'idée - biaisée - que le plaisir éprouvé en fumant une cigarette renforce l'immunité puisque fumer soulage le stress, qui, lui, a un effet négatif sur le système immunitaire. Bref, fumer - première cause de mortalité évitable dans le monde - aurait ainsi un effet positif sur la santé: le retournement de réalité est digne d'un roman de George Orwell...

L'organisation de colloques internationaux (Venise, Rome, Amsterdam, Kyoto...), de tables rondes, de sondages d'opinion, et la publication de trois livres offriront ainsi une belle visibilité médiatique à Arise durant les années 1990. Financée par Philip Morris, British American Tobacco, RJ Reynolds, Rothmans et Gallaher, l'association se présente pourtant publiquement comme "indépendante". En 1994, année où elle s'ouvre à l'industrie agroalimentaire, son budget annuel dépasse les 386.000 dollars (414.000 euros courants).

Les archives du tabac révèlent que le sociologue français Claude Fischler, directeur de recherches au CNRS, paraît avoir été instrumentalisé par l'industrie du tabac. En 1993, il est repéré par Hélène Bourgois, la directrice du Groupement de fournisseurs communautaires de cigarettes (GFCC, qui regroupe les majors américains, britanniques et français), qui fait circuler un de ses articles intitulé "L'addiction, un concept à utiliser avec modération?" au sein de la Confédération des fabricants de cigarettes de la Communauté européenne (CECCM, principal lobby européen du tabac basé à Bruxelles).

"AUX FRAIS DE LA PRINCESSE"

En avril 1997, Claude Fischler est invité par Arise - "aux frais de la princesse", se souvient-il aujourd'hui - pour intervenir à un colloque international de quatre jours à Rome sur le thème: "La valeur des plaisirs et la question de la culpabilité". L'événement se clôture par un cocktail et un dîner de gala à la villa Monte Mario, qui offre l'un des plus beaux panoramas sur la Ville éternelle.

"Cette conférence positionne le tabac comme étant similaire à la nourriture, dont la consommation peut être parfois "risquée", mais qui est essentielle à la vie, contrairement au tabac", commente Elizabeth Smith. L'intervention du sociologue porte notamment sur les "jugements moraux binaires" qui souvent condamnent les aliments pour "le décès éventuel de celui qui les mange": "M. Fischler perpétue l'argument de l'"inévitabilité" - "les gens qui mangent meurent" - selon lequel il n'y a aucune raison d'éviter de tels produits puisque de toute façon nous mourrons tous. Cela sans se poser la question de savoir comment - paisiblement ou dans la douleur, à la suite d'un cancer du poumon ou d'un diabète? - ou quand - à 80 ans ou à 60 ans?", note-t-elle.

Le sociologue se focalise aussi sur les "croyances" concernant ces produits, et sur leur image, plutôt que sur leurs véritables effets sur la santé, "ce qui tend à normaliser leur consommation, poursuit la chercheuse. Enfin, il se focalise sur les consommateurs – le mangeur de sucre solitaire, le fumeur – et leur stigmatisation supposée plutôt que sur les industries qui promeuvent ces produits."

Selon sa déclaration d'intérêts à l'Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA), M. Fischler est actuellement consultant pour Nestlé, Barilla et l'Institut Benjamin-Delessert (créé par le Centre d'études et de documentation du sucre, Cedus, financé par l'industrie sucrière). "Je n'ai jamais été consultant pour l'industrie du tabac et n'ai pas eu de 'collaboration' particulière avec Arise. J'ai juste été invité par David Warburton à parler à un colloque, par l'intermédiaire d'un collègue américain, se souvient le sociologue. J'ignorais que les cigarettiers finançaient l'événement, mais j'avais trouvé bizarre qu'un groupe de gens fume aussi ostensiblement lors des pauses. Je n'avais jamais vu ça à un colloque..."

D.Lp. et S.Fo.


Pour la Journée mondiale contre le tabac, jeudi 31 mai 2012, Le Monde s'est plongé dans les "tobacco documents", à la recherche des liens entretenus par certains chercheurs français avec l'industrie américaine du tabac. Ces documents secrets ont été versés dans le domaine public à partir de 1998, après les poursuites de 46 Etats américains contre les majors de la cigarette. Quelque 13 millions de documents, soit plus de 79 millions de pages, ont, depuis, été numérisés et sont accessibles sur un site hébergé par l'université de Californie à San Francisco, grâce à des fonds de l'American Legacy Foundation - laquelle bénéficie, par décision de justice, d'une dotation des cigarettiers pour maintenir et enrichir la Legacy Tobacco Documents Library.

Dossier publié dans Le Monde, 2 juin 2012
(web: 1, 2, 3, 4 et 5) (PDF)

Réaction de Jean-Pol Tassin et réponse du Monde, 21 juin 2012 (web)

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