lundi 10 novembre 2014

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Comment GSK profite du paradis fiscal belge

Les «superprofits» de la grippe A/H1N1 décryptés


Les ventes mondiales de vaccins Pandemrix contre la pandémie de grippe A/H1N1 en 2009-2010 ont généré 2,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour le groupe britannique GlaxoSmithKline. De ce jackpot, la filiale belge GSK Biologicals, basée à Rixensart, a récolté plus d’un milliard d’euros de bénéfices. Taxés à moins de 3%, comme le montre notre enquête. En cause, deux mesures controversées qui ont transformé la Belgique en véritable paradis fiscal pour multinationales: la déduction sur les revenus de brevets et les intérêts notionnels.

«Pourquoi vous intéressez-vous aux ventes de Pandemrix alors que nous vendons 1,1 milliard de doses de vaccins chaque année, et que nous allons investir deux milliards d’euros pour la recherche en Belgique?» Au téléphone, Pascal Lizin, porte-parole de GSK Biologicals, masque mal son irritation face à nos questions concernant le vaccin anti-grippe A/H1N1 commercialisé par la branche belge du groupe britannique GlaxoSmithKline. Invoquant le «secret commercial», il refusera de répondre à la quinzaine de questions que nous lui avons adressées la veille par courriel.

Pourtant, plusieurs de ces questions visaient une simple mise à jour de chiffres divulgués en février 2010 par Jean Stéphenne, alors patron de GSK Biologicals, dans les colonnes de Trends-Tendances. D’autres questions, il est vrai, étaient plus délicates: validées par un expert fiscal chevronné, elles sollicitaient des précisions sur plusieurs anomalies identifiées dans les comptes annuels de la firme de Rixensart (questions disponibles ici) .

Un vaccin sur deux livré par GSK

On n’en a pas véritablement pris la mesure en Belgique: il y a trois ans, GSK Biologicals a joué un rôle majeur sur la scène internationale pour répondre à la pandémie de grippe A/H1N1. L’entreprise installée dans le Brabant wallon a assuré «plus de 50% des commandes mondiales de vaccin dans 60 pays, et plus des deux tiers en Europe», selon Jean Stéphenne, à la barre de l’entreprise jusqu’en avril dernier.

Quels sont les profits réalisés par GSK sur ces ventes exceptionnelles? Où et comment ont-ils été taxés? Après plusieurs mois d’enquête, et après avoir épluché les comptes annuels du groupe, Le Vif/L’Express a retracé une partie des flux financiers liés aux revenus du Pandemrix. Les résultats, surprenants, font notamment apparaître la Belgique comme le principal paradis fiscal utilisé par le groupe britannique pour «défiscaliser», en 2010 et 2011, plus d’un milliard d’euros de profits résultant des ventes mondiales du vaccin.

Notre enquête révèle également que deux employés belges de GSK, dont le directeur financier et administrateur de GSK Biologicals, apparaissent dans un montage au Luxembourg, jugé abusif par le fisc britannique. Ce montage, utilisé par le groupe GSK pour défiscaliser une partie des profits de la pandémie restés au Royaume-Uni en 2010, a été démantelé par le fisc britannique l’an passé (lire «La boite aux lettres “luxo” de GSK qui valait 7 milliards»).

Des contrats signés dans l’urgence

En avril 2009, le virus de la grippe A/H1N1 découvert au Mexique affole l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En juin, l’agence onusienne déclare l’état de pandémie, malgré un très faible nombre de décès. Les gouvernements paniquent et, dans l’urgence, signent des contrats avec les laboratoires pharmaceutiques qui disposent d’un vaccin expérimental. En août, GSK Biologicals, la division vaccin du groupe GSK, annonce des commandes fermes de Pandemrix pour 291 millions de doses. Début octobre ce chiffre grimpe à 440 millions.

Mais, rapidement, la pandémie fait «pschitt». D’éminents médecins évoquent une «grippette». Le tsunami de décès annoncé s’évapore à vue d’œil. Puis, nouveau coup de théâtre: on apprend à l’automne qu’une seule dose de vaccin suffit pour immuniser un individu. Or tous les gouvernements ont commandé deux doses par personne, suivant les recommandations d’un groupe d’experts de l’OMS... Sous pression, GSK consentira – bien que rien ne l’y oblige contractuellement – à amputer les commandes de 32%.

Bilan de cette première «pandémie» du 21e siècle? D’abord qu’elle n’en était peut-être pas une: l’OMS a recensé 18.449 décès dus au virus, soit 14 à 28 fois moins que les 250 à 500.000 décès dus chaque année à la simple épidémie de grippe saisonnière... Ensuite, qu’un tiers des 15 experts qui ont directement conseillé l’OMS avant et pendant la pandémie avaient des liens d’intérêts avec les laboratoires pharmaceutiques, dont GSK. Des commissions d’enquête parlementaire diligentées par le Conseil de l’Europe et plusieurs pays, dont la France, fustigeront également ces conflits d’intérêts et le manque de transparence de l’OMS, même si un rapport ultérieur commandité par l’agence onusienne «blanchira» partiellement cette dernière.

Des ventes mondiales pour 2,3 milliards d’euros

Enfin, lors de cet événement qui a mis la planète en émoi, GSK Biologicals a vendu quelque 300 millions de doses de son vaccin Pandemrix (appelé Arepanrix hors Europe) sur les cinq continents. Des ventes extraordinaires qui ont généré un chiffre d’affaires de 976 millions d’euros fin 2009 et de 1,34 milliard en 2010, selon les derniers rapports annuels du groupe britannique. Soit un total de 2,3 milliards d’euros, déboursés par les contribuables des gouvernements acquéreurs.

Un chiffre vertigineux pour un fiasco qui ne l’est pas moins. Car en pratique, moins d’un vaccin pandémique sur quatre vendu par GSK a été administré dans le monde. La majorité des surplus se sont périmés dans des hangars puis ont été détruits, le reste ayant été revendu ou donné aux pays en développement...

Sanofi-Aventis, Novartis et Baxter ont aussi vu leur chiffre d’affaires dopé par la grippe, mais c’est GSK qui s’est de loin taillé la part du lion. Ces ventes record ont même permis au groupe britannique de ravir la place de numéro un mondial des vaccins à son rival Sanofi-Aventis en 2010.

70% du prix couvert par un brevet

Combien ces ventes ont-elles rapporté à GSK en termes de bénéfice net? Pour répondre à cette question, il faut rappeler que le Pandemrix est vendu sous la forme de deux fioles. La première contient l’antigène, c’est-à-dire des fragments du virus A/H1N1 mort qui nous immunisent contre le virus vivant. La seconde renferme un adjuvant, c’est-à-dire un cocktail de substances diverses (huile de foie de requin, vitamine E, etc.) qui stimulent la réaction immunitaire.

Baptisé AS03 pour «Adjuvanted System 03», ce composé laiteux sur lequel GSK a très peu communiqué a été développé à Wavre au début des années 1990. En mars 1999, GSK Biologicals obtiendra le brevet européen n°EP 0735898 protégeant l’AS03 jusqu’en 2014. En cas de pandémie, le grand défi consiste à produire très rapidement de l’antigène pour répondre à une demande très forte. L’AS03 permet principalement à GSK d’utiliser, dans une dose de vaccin, quatre à huit fois moins d’antigène H1N1 que ses concurrents. L’adjuvant AS03 permet donc à GSK, pour une même quantité d’antigène, de vendre quatre à huit fois plus de vaccins, et donc de servir quatre à huit fois plus de monde qu’avec un vaccin sans adjuvant.



Le contrat secret signé entre l’Etat belge et GSK en juillet 2009 pour la «fourniture de vaccins pandémiques contre la grippe» – un contrat-type pour tous les gouvernements d’Europe et d’Amérique du Nord – précise la valeur que l’entreprise attribue à l’AS03. Selon les termes de ce contrat révélé par Le Soir en mai 2010, chaque dose de Pandemrix a été facturée aux contribuables 8,5 euros hors TVA. Un prix qui se décompose comme suit: 1 euro pour l’antigène ; 6 euros pour l’adjuvant ; et 1,5 euros de «droit de mise à disposition», des frais de logistique. Autrement dit, le prix de l’adjuvant représente à lui seul plus de 70% du prix du vaccin!

Le royaume belge, paradis des royalties

Ce que les gouvernements ont payé, c’est avant tout de la propriété intellectuelle. La grande majorité des ventes de Pandemrix a donc été rétrocédée sous forme de royalties (sorte de droits d’auteur) à la filiale du groupe qui détient le brevet de l’adjuvant – en l’occurrence GSK Biologicals. Ce qui de prime abord pourrait sembler étrange.

En effet, la plupart des multinationales «délocalisent» leur propriété intellectuelle (brevets, marques, logos) dans des filiales enregistrées dans des paradis fiscaux, où les royalties sont peu voire pas du tout taxées. Mais ce serait méconnaître la Belgique, que la revue spécialisée Managing Intellectual Property place désormais sur le même pied que les îles Caïmans, le Luxembourg, les Pays-Bas et Singapour…

Beaucoup de gens ignorent en effet qu’avec la déduction de revenus de brevets en vigueur depuis l’exercice d’imposition 2008, la Belgique s’est muée en véritable «paradis fiscal pour les sociétés riches en propriété intellectuelle», dixit le cabinet international d’avocats Bird & Bird. En clair, 80% des royalties touchées sont exonérées d’impôt.



Combinée avec les très controversés «intérêts notionnels» et d’autres avantages fiscaux, cette mesure permet de réduire l’impôt des sociétés à peau de chagrin (lire encadré ci-dessous). «La déduction de revenus de brevets complète une série d’autres incitants fiscaux, dont la déduction pour investissement et le crédit d’impôt en recherche et développement, des réductions de charges salariales pour le personnel scientifique, l’exonération fiscale des aides régionales, et la déduction des intérêts notionnels», résume Pieter Van Den Broecke, avocat fiscaliste chez Linklaters.

Deux «cadeaux» pour tuer l’impôt

Dans des revues fiscales internationales, des juristes belges « vendent » la Belgique comme le paradis fiscal idéal pour les sociétés riches en brevets et en fonds propres. Pour payer peu voire carrément pas d’impôt, le but du jeu est d’exploiter simultanément deux niches fiscales dont les effets s’additionnent : la déduction sur les revenus de brevets et les intérêts notionnels. Explications.

Déduction sur les revenus de brevets. La loi-programme du 27 avril 2007 permet à une société qui détient un brevet de déduire de sa base imposable 80% des revenus bruts générés par ce brevet (royalties). Seuls les 20% restants sont donc taxés au taux normal de l’impôt des sociétés (33,99%), ce qui réduit donc le taux de taxation réel à 6,8%. Ainsi, une société qui gagne 100 millions d’euros de royalties ne sera en réalité imposée que sur 20 millions à 33,99%. Elle ne paiera donc que 6,8 millions d’impôts. Sauf que… elle peut encore « actionner » le mécanisme des intérêts notionnels pour réduire davantage – voire faire disparaître complètement – cet impôt résiduel.

Déduction d’intérêts notionnels. Une entreprise « pauvre », obligée d’emprunter à une banque si elle veut investir, peut déduire de sa base imposable les intérêts qu’elle rembourse à la banque sur son emprunt. Depuis la loi du 22 juin 2005, une entreprise « riche », qui elle investit directement sur fonds propres (sans emprunter, donc), peut déduire elle aussi des intérêts « notionnels », c’est-à-dire fictifs, de sa base imposable. Comme si elle s’était empruntée de l’argent à elle-même… Ces intérêts théoriques sont fixés, pour l’année 2011, à 3,485% des fonds propres de l’entreprise (son capital et ses bénéfices accumulés depuis sa création). Exemple : une société qui réalise 5 millions d’euros de bénéfices et dispose de 100 millions de fonds propres pourra déduire 3,485 millions (3,485% de 100 millions) d’intérêts notionnels de ses bénéfices. Elle ne sera donc taxée que sur 1,515 millions d’euros au lieu de 5 millions. D.Lp


Une tuyauterie complexe

En se plongeant dans les comptes annuels du groupe GSK, Le Vif/L’Express a reconstitué une partie de la «tuyauterie» comptable utilisée par le groupe pour minimiser ses impôts sur les revenus de la grippe A/H1N1 (voir infographie animée ci-dessous).



Pour résumer, on peut dire qu’entre GSK Biologicals (qui a orchestré la fabrication des vaccins) et les gouvernements (qui ont acheté tous ces vaccins), il y a une «boite noire» constituée d’au moins trois sociétés britanniques au travers desquelles l’argent a transité. Les règles comptables internationales utilisées pour élaborer les comptes annuels des sociétés concernées ne permettent pas d’identifier tous ces flux intra-groupe.

Ce qui est sûr, en revanche, c’est que GSK Biologicals a vendu des vaccins à une société britannique de la «boite noire» pour 401,6 millions d’euros, répartis sur 2009 et 2010. Et que le bénéfice réalisé sur ce montant (une fois les coûts de production déduits) a en grande partie échappé à l’impôt grâce au mécanisme des intérêts notionnels.

Ensuite, d’après le contrat belge révélé en 2010, tous les gouvernements en Europe et en Amérique du Nord ont payé leurs vaccins à GSK Export Ltd., la plateforme d’exportation mondiale du groupe établie au Royaume-Uni. Ce serait donc GSK Export qui aurait livré la marchandise aux gouvernements dans le monde entier, et récolté les 2,3 milliards d’euros de ventes mondiales de vaccins.

L’essentiel de ces fonds, une fois les coûts de logistique déduits, semblent alors être «remontés» dans la comptabilité de Glaxo Group Ltd., société britannique qui contrôle GSK Export à 100%. Finalement, Glaxo Group versera en 2009 et 2010 à GSK Biologicals, la société belge, des royalties pour un total estimé à 1,06 milliard d’euros (les rapports de gestion ne donnent pas les chiffres exacts mais il est possible de les déduire assez précisément). Le rapport de gestion 2009 de GSK Biologicals indique ainsi que Glaxo Group Ltd. lui a versé des royalties «extraordinairement élevées fin 2009 grâce aux ventes du vaccin Pandemrix», soit environ 400 millions d'euros. En 2010, on dépassera les 650 millions.

Des profits taxés à moins de 3%

A quel taux la marge réalisée sur ce milliard de royalties a-t-elle été taxée? Il est possible d’estimer le taux maximum théorique de taxation, mais pas le taux exact. En effet, ce taux dépend directement des coûts de développement du vaccin qui n’avaient pas encore été totalement amortis en 2009 et 2010. Mais les différents scénarios élaborés avec notre expert fiscal sont limpides: dans l’hypothèse où ces coûts étaient déjà intégralement amortis en 2009, le milliard d’euros de royalties a été taxé à seulement 3,44%, du fait de l’impact des intérêts notionnels sur le taux théorique de 6,8% (dû, pour rappel, à la non taxation de 80% des revenus de brevets).

Si, par contre, une partie de ces coûts devait encore être amortie, plus ces coûts sont importants, plus le taux d’imposition est faible! Exemple: si les coûts à déduire correspondent à 10% des royalties perçues, le taux d’imposition chute à 1,76%. Et si les coûts atteignent 20%, le taux passe à 0%...

Perte sèche pour l’Etat belge? Sur les seules ventes de Pandemrix, plus de 320 millions d'euros d’impôts ont échappé, en toute légalité, au fisc belge. Mais la déduction sur les revenus de brevets, combinée aux intérêts notionnels, n’a bien entendu pas servi qu’à défiscaliser les profits liés au Pandemrix. Grâce à ces deux avantages fiscaux, GSK Biologicals a déduit 2,6 milliards d’euros de sa base imposable entre 2008 et 2011 (voir tableau ci-dessous). En quatre ans, ces déductions ont permis à l’entreprise d’éviter de payer 891 millions d’euros d’impôts nets.



David Leloup


Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Communauté française et publiée dans Le Vif/L'Express du 24 août 2012

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mardi 7 octobre 2014

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Elio Di Rupo, cet «activiste antitabac bien connu»...


Ex-fumeur ayant beaucoup clopé en rédigeant sa thèse de doctorat, le Premier ministre sortant Elio Di Rupo apparaît dans une dizaine de documents disponibles dans les archives en ligne de l’industrie du tabac.

En février 1994, en plein scandale Agusta-Dassault, alors qu’il vient de remplacer Guy Coëme au poste de vice-Premier, Elio Di Rupo a l’honneur d’être qualifié d’«activiste antitabac bien connu» dans une note interne de la British American Tobacco:



Avec le recul, l’appréciation compendieuse du fabricant des Lucky Strikes, qui se réfère vraisemblablement aux prises de position antitabac de Di Rupo lorsqu’il était député européen (1989-1991), était un brin prématurée. On se souviendra que fin 2009, celui qui était alors président du PS avait, via son blog, remis en cause le vote d’une loi en faveur d’une interdiction généralisée du tabac dans tout l’Horeca à partir du 1er janvier 2012. Une mesure pourtant recommandée par les... institutions européennes!

Intitulée «L’Horeca sans fumée: avançons progressivement…», sa note (quasi introuvable aujourd’hui sur la toile) faisait valoir des arguments économiques. «Pour pas mal de gens, fumer est une manière de déstresser», écrivait-il en se référant à la crise et au chômage. Mais Di Rupo relayait aussi les craintes de faillites (imaginaires) agitées par la Fédération des cafés de Belgique (Fedcaf), le lobby des cafetiers: «Dans le contexte actuel qui est si difficile, je ne peux rester insensible à leurs arguments», écrivait alors le président du PS. Electoralisme quand tu nous tiens...

Résultat de cette saillie bloguesque? Les discussions à la Chambre ont été reportées, et deux exceptions temporaires valables jusqu’au 1er janvier 2014, visant à protéger les petits cafés populaires et les casinos, ont été ajoutées au texte. Il aura fallu que la Ligue flamande contre le cancer saisisse la Cour constitutionnelle pour que celle-ci annule ces exceptions et fixe au 1er juillet 2011 l’interdiction totale de fumer dans les cafés.

Sans quoi il aurait fallu attendre 2014, donc.

David Leloup

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dimanche 6 juillet 2014

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UBS Belgium : des clients parlent...

(c) Belga
Nous avons pu nous entretenir avec plusieurs clients d’UBS Belgium, la banque visée par une instruction judiciaire à Bruxelles. Le témoignage de ces fortunes supérieures à 500.000 euros permet de mieux cerner leurs profils sociologiques. Et la mécanique interne de la banque.

Quand la mèche est allumée, il faut courir. Vite. Le 30 mai dernier, pièces et témoignages à l’appui, M... Belgique détaillait en exclusivité l’ouverture d’une instruction judiciaire à Bruxelles à l’encontre de la banque UBS Belgium. L’antenne belge du géant bancaire suisse est en effet soupçonnée d’avoir démarché de grosses fortunes domiciliées en Belgique pour leur proposer l’ouverture de comptes offshore non déclarés. Il fallait donc s’attendre à des perquisitions.

Elles ont eu lieu le jeudi 19 juin. Vers dix heures du matin, plusieurs dizaines de policiers ont saisi des caisses de documents au siège de la banque, avenue de Tervueren à Bruxelles, ainsi qu’au domicile de son patron, le Suisse Marcel Bruehwiler. Un client représentatif des abus présumés commis par la banque a également été perquisitionné. On ignore toujours l’ampleur exacte de la fraude, mais le parquet de Bruxelles l’estime déjà à plusieurs milliards d’euros.

Le CEO inculpé

Marcel Bruehwiler a immédiatement été privé de liberté puis entendu par les enquêteurs. Le parquet avait demandé l’inculpation et la mise sous mandat d’arrêt du patron d’UBS Belgium pour «organisation criminelle, blanchiment, fraude fiscale et exercice illégal de la profession d’intermédiaire financier en Belgique». Mais il n’obtiendra finalement du juge d’instruction Michel Claise qu’une inculpation pour ces quatre chefs. Les documents saisis sont à présent analysés et plusieurs clients entendus par les enquêteurs.

Comme nous le révélions, l’enquête s’appuie en grande partie sur les témoignages détaillés d’anciens employés de la banque: «Il s’agit de personnes qui ont été licenciées ou même qui ont démissionné parce qu’elles n’étaient pas d’accord avec la manière de fonctionner d’UBS Belgium», précise la porte-parole du parquet de Bruxelles.

Si l’identité du client perquisitionné n’a pas été dévoilée, M… Belgique a pu s’entretenir avec plusieurs clients d’UBS Belgium. Leurs témoignages permettent de mieux cerner leurs profils et la mécanique interne de la banque. Rappelons qu’UBS Belgium est une banque privée, c’est-à-dire spécialisée dans la gestion de fortune, et qu’elle n’accepte que les clients qui déposent plus de 500.000 euros.

Baby-boomers français

Président-fondateur d’un groupe industriel «actif dans la construction et les produits mécaniques», Thierry Delfosse, 67 ans, vit à Rhode-Saint-Genèse depuis 14 ans. Cet ingénieur français retraité «adore les Belges et la Belgique». Il dispose d’un compte chez UBS Belgium depuis une dizaine d’années et gère lui-même ses économies, dont le montant est inférieur à un million d’euros, dit-il. «Je suis devenu client d’UBS Belgium après avoir rencontré un sympathique chargé d’affaires sur un terrain de golf dans le nord de la France.»

Notre homme a revendu sa PME en Belgique. Mais il n’a pas souhaité qu’UBS fasse fructifier ses avoirs: «La banque m’a proposé des produits structurés [souvent risqués, NDLR], mais j’ai refusé. Je préfère gérer moi-même ma fortune. Je ne suis pas un boursicoteur mais l’économie m’intéresse. Les illettrés en économie ne vivent pas dans notre monde. Ils ne comprennent pas pourquoi la dette est un problème, pourquoi il faut de l’austérité. Donc je ne vois pas comment ils savent voter. Les médias et le gouvernement, via l’école publique, sont responsables de cette situation.»

Les contacts de Thierry Delfosse avec la banque? Quatre ou cinq appels téléphoniques par an. «En ce qui me concerne, ils ont toujours respecté les règles. On ne m’a jamais proposé de compte offshore. Il est vrai que je ne suis pas un “gros poisson”. Je suis un petit client avec un petit compte. Si je peux aider UBS à défendre son intégrité, je serais ravi de le faire. C’est une bonne banque, les interlocuteurs sont compétents, efficaces.»

Du Madoff dans les dents

Gérard B., lui, est beaucoup moins loquace. Ce client d’UBS Belgium qui réside en bordure du verdoyant parc Duden, à Forest, se crispe au quart de tour quand nous lui demandons ce qu’il pense des perquisitions réalisées au siège de sa banque: «Comment savez-vous que j’ai un compte là-bas?» Désarçonné, il nous raccroche presque au nez…

Ce qui n’est pas le cas de Guy B., fidèle à UBS Belgium depuis 2003. Il n’a pas sa langue en poche: «Les banquiers sont tous des bandits en col blanc! Quelle que soit la stratégie d’investissement qu’ils vous proposent, ils vous font tous signer au préalable une décharge les exonérant de toute responsabilité en cas de pertes.» Son gestionnaire de fortune, rencontré chez UBS, lui a fait perdre pas mal d’argent: «Je me suis pris plein de Madoff dans les dents!»

Comme Thierry Delfosse, Guy B. est un baby-boomer français. Ou plutôt l’était: «J’ai pris la nationalité belge. Je suis fan des Diables Rouges! Il y a des bonnes frites et de la bonne bière ici. La France est un pays communiste qui taxe ses citoyens comme des cochons!» Aujourd’hui retraité, Guy B. était propriétaire de plusieurs supermarchés Champion franchisés dans le sud-ouest de la France. En 2002, il s’installe à Uccle. Mais pas pour les frites: un an plus tard, il revend toutes ses affaires en empochant une belle plus-value. «En France, j’aurais été taxé à environ 25 %. En Belgique je n’ai rien payé du tout...» Comme son ex-compatriote Thierry Delfosse.

Cimenter la confiance

A l’instar de toutes les fortunes convoitées par les banques privées, Guy B. a été invité par UBS Belgium à des «événements» pas innocents, dont un concert de musique classique et un congrès de philanthropie en Suisse. «Les banquiers chouchoutent leurs clients pour les conserver et tenter d’obtenir toujours davantage de fonds à gérer. Ces événements cimentent la confiance», analyse-t-il.


Directeur exécutif de l’agence de communication Emakina, Pierre Gatz n’est pas un client d’UBS Belgium. Mais il se souvient bien avoir été courtisé par une chargée d’affaires, Anne-Sophie E., dès 2004. «J’ignore encore comment elle a obtenu mes coordonnées. Mais elle m’a envoyé des invitations pour des événements organisés par la banque. Elle m’appelait au téléphone aussi. UBS utilisait des techniques relativement agressives pour recruter de nouveaux clients. Ils s’imaginent que nous avons des coffres remplis de billets!»

David Leloup

Initialement publié dans M... Belgique du 27 juin 2014


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vendredi 20 juin 2014

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UBS ou la stratégie des «grosses patates»

Raoul Weil, l’architecte de la stratégie mondiale d’UBS d’industrialisation de la fraude fiscale.
Chasser les «grosses patates», c’est-à-dire les petits millionnaires. Ils sont bien plus nombreux que les ultra-riches dont la fortune se compte en dizaines de millions. Et trois fois plus rentables pour UBS. Voici la stratégie mondiale de la banque à l’origine de ses déboires judiciaires. En Belgique et ailleurs.

C’est à cause de lui, en grande partie, que la justice bruxelloise enquête aujourd’hui sur UBS Belgium. Raoul Weil est l’architecte de la stratégie mondiale de la banque visant à «industrialiser» la fraude fiscale. Ex-numéro trois d’UBS, il était, jusqu’à son inculpation en 2008 par la justice américaine, le directeur de la division Global Wealth Management & Business Banking, et membre de la direction générale d’UBS.

A l’aube des années 2000, depuis Zurich, il aurait donné instruction d’accroître les activités du département «international», c’est-à-dire celui des comptes offshore non-déclarés, en sachant sciemment que cela violait la législation américaine et celle des autres pays. Selon son acte d’inculpation de novembre 2008, Raoul Weil aurait «conspiré» contre le fisc américain en aidant quelque 20.000 Américains fortunés à lui dissimuler environ 20 milliards de dollars…

Mais sa stratégie était globale: «UBS vampirisait les fortunes du monde entier», explique un ancien cadre. Après les Etats-Unis, la justice a ouvert en 2012 des enquêtes sur les pratiques d’UBS en France et en Allemagne (lire ci-contre). En Belgique aujourd’hui. Demain en Espagne, au Royaume-Uni, au Brésil et en Inde? A voir: l’homme connaît bien des secrets. De ceux qui pourraient faire tomber un gouvernement. Ce qui expliquerait pourquoi la justice belge n’est «que» la quatrième à enquêter sur UBS. Et pourquoi Weil est resté cinq ans en cavale, en voyageant, alors qu’il a un mandat d’arrêt international sur le dos depuis janvier 2009…

«Profilers» talentueux

Quoi qu’il en soit, nous nous sommes procuré un document exclusif qui expose, en 127 slides, la stratégie mondiale développée par Raoul Weil. Elle a été exposée en long et en large, à Zurich, le 7 juin 2006, lors d’un séminaire interne organisé par la banque où étaient présents tous les responsables de «zones» d’UBS – France, Allemagne, Iberia (Espagne, Portugal), Amérique du Nord, Amérique latine, etc. – et leurs équipes.

Le «plan Weil»? Mettre le paquet sur le recrutement des «petits millionnaires», soit les fortunes «entre 500.000 et deux ou trois millions d’euros», explique un ex-cadre. Bien plus nombreux que les ultra-riches, ils sont trois fois plus rentables pour la banque. En interne, on les appelle les «core affluents».

Lors de cette «Core Affluent Convention 2006», ils sont surnommés les «grosses patates». L’objectif de la banque est de délocaliser tout ou partie de leur fortune vers la Suisse. «Si vous cherchez des petites patates… vous trouverez des petites patates», avertit le responsable de la zone Amérique du Nord. Il faut au contraire aller «à la recherche des grosses patates».

La recette? Mettre sur pied dans chaque pays une équipe de «profilers» talentueux chargés d’identifier de nouveaux clients potentiels via une procédure très méthodique. Celle-ci implique notamment des recherches approfondies dans des bases de données internes et externes (Dun & Bradstreet, les Pages blanches, Google…). Une vraie chasse au riche assistée par ordinateur. Et l’équipe qui ramènera le plus d’argent frais gagnera un stage de voile à Valence!

«Soyez imprévisibles»

Lors de cette convention, un document baptisé «Security Risk Governance» est distribué par le département marketing à tous les chargés d’affaires – suisses et autres – qui vont devoir rencontrer ou recruter des clients à l’étranger. Un véritable manuel pour apprenti James Bond.

Les consignes? Ne jamais traverser la frontière avec «des données clients sous forme électronique ou papier». Prévoyez toujours une «histoire crédible» pour les douaniers: «faites simple et le plus proche possible de la vérité». On vous questionne? «Restez calme, poli et coopératif.» En cas de contrôle, si vous avez des données sensibles sur votre ordinateur, «tapez trois fois un mauvais code PIN et l’accès y sera bloqué».

Une fois la douane franchie, on ne fait pas ce que l’on veut. Il s’agit d’«éviter les hôtels où descendent la plupart des banquiers, comme le Hilton à Tel Aviv». Soyez même «aussi imprévisible que possible (changez de restaurant, de société de taxi, de lieux de rendez-vous avec les clients…)». Utilisez des clés USB cryptées. Et surtout, «n’oubliez pas d’effacer toute donnée sensible avant de franchir la frontière en sens inverse». En cas de problème «appelez la hotline 24/7» en Suisse ou contactez l’ambassade.

Qui a parlé d’«organisation criminelle»?

David Leloup


Des enquêtes aux Etats-Unis, en France et en Allemagne

La Belgique est donc le quatrième pays où la justice enquête sur les sulfureuses pratiques d’UBS. Les Etats-Unis ont donné le la. Puis la France et l’Allemagne ont suivi. A chaque fois, la banque helvète est accusée d’avoir encouragé l’évasion fiscale de clients locaux vers la Suisse.

Ainsi, pour éviter un procès humiliant, UBS a payé 780 millions de dollars à la justice américaine en 2009. La banque avait ouvert et géré 19 000 comptes offshore non déclarés à des citoyens américains, détournant ainsi plus de 18 milliards de dollars des radars du fisc. Le géant suisse a aussi été contraint de révéler à Washington l’identité de 4 450 clients américains, ouvrant ainsi une brèche historique dans son secret bancaire.

Restait à d’autres à s’y engouffrer. En France, deux juges d’instruction saisis pour «démarchage illicite» et «blanchiment de fraude fiscale» enquêtent sur UBS depuis avril 2012. La maison-mère suisse, UBS AG, a été mise en examen (inculpée) en mai 2013 pour démarchage illicite sur le sol français. UBS France, son ex-patron, les anciens dirigeants des bureaux de Lille et Strasbourg ont été mis en examen, eux, pour complicité de démarchage illicite.

En Allemagne, enfin, le parquet de Bochum (Land de Rhénanie du Nord-Westphalie) a ouvert une enquête sur la base de données bancaires figurant sur un disque dur volé qu’il a acheté en 2012. UBS est également dans le viseur du parquet de Mannheim (Land du Bade-Wurtemberg) où des clients et plusieurs filiales d’UBS ont été perquisitionnés. Pour échapper à des poursuites pénales, la banque est prête à payer jusqu’à 200 millions d’euros au fisc allemand.
D.Lp

Enquête publiée dans M... Belgique du 30 mai 2014


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lundi 16 juin 2014

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La banque UBS Belgium sous enquête pour aide à la fraude fiscale


UBS Belgium, la filiale belge de la banque suisse UBS, est sous le coup d’une instruction judiciaire ouverte par le parquet de Bruxelles. Celui-ci soupçonne la banque de «blanchiment d’argent» dans le cadre d’une «organisation criminelle». Sur fond d’évasion fiscale de clients belges vers la Suisse. Enquête.

Chefs d’entreprise, sportifs, diamantaires, people…: des contribuables belges fortunés auraient été approchés, au cours de ces dix dernières années, par des chargés d’affaires suisses de la banque UBS afin de leur proposer l’ouverture d’un compte offshore non déclaré en Suisse. Avec la complicité d’UBS Belgium, la filiale belge du géant bancaire suisse, des montants importants auraient ainsi illégalement quitté le plat pays pour celui du gruyère.

La porte-parole du parquet de Bruxelles, Jennifer Vanderputten, a confirmé à M… Belgique qu’une instruction judiciaire a bien été ouverte à l’encontre d’UBS Belgium pour des faits de «blanchiment d’argent» dans le cadre d’une «organisation criminelle». L’enquête a été confiée au juge financier bruxellois Michel Claise, spécialisé dans la lutte contre la criminalité en col blanc.

Hôtels de luxe

Selon nos informations, l’instruction a été ouverte fin 2013 et reposerait notamment sur un témoignage très détaillé. Des chargés d’affaires suisses d’UBS, dont un certain «M.S.», descendaient régulièrement à l’hôtel Conrad, un palace cinq étoiles situé avenue Louise à Bruxelles, et dans un hôtel chic de Gand, pour y rencontrer des clients avérés ou potentiels. En toute discrétion. A partir de juin 2006, ces banquiers en goguette ont même été tenus de respecter des consignes de sécurité dignes d’un James Bond. Un tel démarchage de clients, par des commerciaux suisses sur le territoire belge, est illégal: la maison-mère, UBS AG, qui emploie ces commerciaux, ne dispose pas des autorisations requises.

Des enquêtes judiciaires pour des faits similaires ont été ouvertes contre UBS aux Etats-Unis en 2007, puis en France et en Allemagne en 2012. Ce qui fait de la Belgique le premier «petit» pays à s’attaquer au mammouth bancaire suisse. Car avec des actifs sous gestion estimés à 1.705 milliards de dollars en 2013, la banque, qui compte 60.000 employés dans plus de 50 pays, se profile comme le premier gestionnaire de fortune mondial.

La Belgique, marché lucratif

Pour UBS, l’aventure belge démarre à l’été 2002 avec l’ouverture d’une filiale à Bruxelles. La banque ouvrira ensuite un bureau à Anvers en 2006, puis un troisième en 2008 à Gand. Un essor rapide dû au fait que la Belgique figure parmi les vingt plus gros marchés au monde pour la banque privée, c’est-à-dire les services de gestion de fortune. Les entrepreneurs du baby-boom atteignant petit à petit l’âge de la retraite, ils cèdent leur société et décrochent le jackpot.

Pour recruter de nouveaux clients, UBS Belgium mise notamment sur le sponsoring d’événements culturels et sportifs. Une stratégie globale, appliquée dans le monde entier. Ainsi, de 2004 à 2010, UBS a été le principal partenaire de la Chapelle musicale Reine Elisabeth. En 2009, quelques mois après l’ouverture de sa succursale à Gand, la banque s’est mise à sponsoriser le Royal Latem Golf Club. Le club est situé dans la banlieue chic de Gand, à Sint-Martens-Latem, commune où le revenu moyen par habitant est le plus élevé du royaume. Et si, en 2010, UBS s’est mise à sponsoriser le championnat du monde de Formule 1, la banque exploitait déjà de longue date le circuit de Spa-Francorchamps pour «entrer dans l’intimité» de ses clients les plus fortunés (lire ci-dessous).

«Team offshore»

Selon des témoignages et des documents, le démarchage illicite de clients d’UBS Belgium par des chargés d’affaires suisses aurait existé dès le tout début des opérations belges de la banque. Un courriel de février 2003 montre par exemple qu’il existait déjà à cette époque, entre la Suisse et la Belgique, des contacts directs à propos de clients d’UBS Belgium.

Dès 2003, des contacts directs existaient, entre la Suisse et la Belgique, à propos de clients d’UBS Belgium (le «team offshore» est composé de chargés d’affaires suisses):


Dans cet échange entre la responsable du bureau d’UBS de Bâle (Y.R.) et une cadre d’UBS France (S.G.), on apprend que l’employée d’UBS Belgium en charge de la clientèle française est invitée à un événement organisé par UBS France à Strasbourg… où sera présent le «team offshore». C’est-à-dire une équipe de chargés d’affaires suisses, soucieux d’une seule chose: attirer dans la confédération un maximum de fonds de clients étrangers.

Cette employée d’UBS Belgium avait semble-t-il régulièrement des contacts avec ses collègues helvètes lors d’événement organisés par la banque en France. Le 9 novembre 2005, elle devait être présente (un collègue l’a finalement remplacée), avec quatre clients, au théâtre des Champs-Elysées à Paris, où de nombreux chargés d’affaires suisses avaient fait le déplacement à l’occasion d’un concert de l’UBS Verbier Festival Orchestra. S’agissait-il de présenter les premiers aux seconds?

Le nom d’une autre cadre revient dans les documents internes d’UBS que nous avons pu consulter. De 2006 à 2008, elle a été la responsable des «key clients» à Bruxelles, c’est-à-dire des fortunes supérieures à 30 millions d’euros. Elle avait invité trois Belges lors d’un événement «philanthropie» organisé par la banque le 30 mai 2007 à Paris. Un événement où, comme par hasard, étaient présents plusieurs chargés d’affaires suisses, dont Dieter Kiefer, le patron de la banque pour l’Europe de l’ouest, services onshore et offshore.

La «filière lilloise»

A côté de ces contacts occasionnels entre commerciaux suisses et cadres ou clients d’UBS Belgium, le bureau lillois de la banque aurait joué un rôle bien plus structurant de pourvoyeur d’argent frais. Vers la Belgique d’abord, puis la Suisse ensuite. C’est ce que l’on pourrait appeler la «filière lilloise».

Un document suggère d’ailleurs des liens très forts entre le bureau de Lille et UBS Belgium. Il s’agit de la répartition interne à UBS des… loges de l’Opéra de Lille, où s’est tenu, le 24 juin 2004, le concert d’inauguration du bureau lillois d’UBS France. Quatre loges de quatre places et une de six étaient allouées, ce soir-là, au gratin d’UBS Belgium. Le même nombre que celles attribuées à la maison-mère suisse. C’est dire l’importance accordée aux collègues belges…

Ce document reflète la distribution interne à UBS des loges de l'Opéra de Lille lors de l’inauguration du bureau lillois de la banque en 2004. Il suggère des liens très forts entre le bureau d’UBS de Lille et UBS Belgium, qui récolte autant de places que la maison-mère suisse:


Dans le cadre de l’enquête judiciaire en cours sur UBS, en France, le responsable du bureau de Lille, Hervé d’Halluin, a été mis en examen (inculpé) en juillet 2012 pour complicité de démarchage illicite. Selon nos informations, il aurait organisé plusieurs chasses dans le nord de la France en vue de rabattre, vers Bruxelles, des entrepreneurs français tentés de revendre leur entreprise sur le sol belge. Objectif de la manœuvre: éviter légalement de payer les impôts français sur les plus-values réalisées, soit environ 25% du prix de vente. En Belgique en effet, les bénéfices réalisés sur la revente de titres ne sont pas taxés.

Hervé d’Halluin n’a pas souhaité répondre à nos questions. Mais il a témoigné dans le cadre d’un litige concernant un collègue, en mai 2010, devant le conseil des prud’hommes – le tribunal du travail en France. Dans son audition, le banquier déclare avoir «eu connaissance de pratiques de transfert de fonds non déclarés». En particulier de «démarchage actif par des chargés d’affaires suisses de clients français.»

Clients «piqués» aux Français

Hervé d’Halluin a ainsi reconnu avoir participé à «des réunions (…) avec des responsables commerciaux» où était discutée la «mise en œuvre des synergies entre l’activité domestique et internationale». En clair: le transfert de fortunes françaises vers la Suisse. Et ce, souvent via la Belgique. Car l’activité du bureau de Lille portait «essentiellement sur des cessions d’entreprises. Lille est près de la frontière [belge], ils [les entrepreneurs] se délocalisent et vendent après.»

Dans le cadre de ces activités, Hervé d’Halluin ajoute: «J’ai vu des prises de mandat de cession réalisées par des équipes internationales alors qu’elles devaient être effectuées par des chargés d’affaires français.» Autrement dit, des chargés d’affaires suisses se seraient mêlés de la vente d’entreprises françaises sur le sol belge, «piquant» ainsi des clients aux Français.

Ces clients français de la «filière lilloise», rabattus vers la Belgique, font-ils l’objet de suspicions d’infractions pénales? «Certains oui, car il ne s’agit pas seulement d’optimisation fiscale mais d’évasion fiscale à terme, en se servant de la Belgique comme d’un relais, explique un ancien employé d’UBS France. Les entrepreneurs français ont compris le filon que la Belgique offrait. Lors d’une cession, on déclare ce que l’on veut. Et on peut jouer sur cet argument pour négocier le prix. Et derrière la Belgique, il y a la Suisse. Mettez-vous à la place d’un Français qui cède sa société sur le territoire belge. La transaction se fait chez vous, et donc le montant officiel reste en Belgique. Mais une part non déclarée peut très bien s’envoler en Suisse via une sous-évaluation volontaire du prix de cession.» Reste à la justice belge, qui serait en contact avec son homologue française, à confirmer ce scénario.

Chouchou des médias

En 2010 et 2011, UBS Belgium est devenue la coqueluche de la presse spécialisée. Elle a été élue «meilleure banque étrangère du royaume» par le magazine financier Euromoney, et «meilleure banque privée du royaume» par MoneyTalk (supplément du magazine Trends/Tendances). Rien ne semblait pouvoir l’atteindre. Pas même les déclarations explosives d’un journaliste. En avril 2012, Antoine Peillon, auteur de Ces 600 milliards qui manquent à la France (Seuil), avait déclaré au Soir qu’il détenait des preuves d’évasion fiscale organisée par UBS Belgium: «Oui, je peux affirmer qu’il y a eu un démarchage de clients à des fins d’évasion fiscale réalisé au niveau du bureau UBS de Bruxelles (…). Des documents en ma possession le prouvent.»

A l’époque, la justice n’avait pas bougé. De nouveaux éléments l’ont visiblement contrainte à changer son fusil d’épaule.

David Leloup



Quand UBS pistait l’argent frais à Francorchamps

Sur la piste, dans les paddocks et sur les routes qui mènent au circuit, le spectacle est partout. Ces 25 et 26 juin 2005 aux Ferrari Days de Spa-Francorchamps, plus de 400 Ferrari et Maserati provenant des quatre coins d’Europe sillonnent le secteur. C’est ici qu’Etienne de Timary, le directeur du bureau d’UBS à Lyon, a emmené deux de ses plus importants clients. Son objectif? Les faire rêver comme des gamins. Et récolter un max de «net new money». De l’argent frais, dans le jargon.
«Beaucoup de clients potentiels à Lyon sont fans d’automobile et de Ferrari. Cet événement est un des meilleurs que j’ai vécus pour entrer dans l’intimité d’un client. Ça peut être un fantastique vecteur d’argent frais si les invités sont bien choisis et passionnés de voiture», écrit Etienne de Timary dans son compte-rendu de l’événement destiné à ses patrons suisses. «Mon client a pu conduire sa propre voiture sur le circuit de Spa et il a même fait un tour avec un pilote professionnel. La loge UBS avait la meilleure vue sur le virage de l’Eau rouge et était juste à côté du restaurant.»
Résultat des courses? 750 000 francs suisses confiés directement par le client à UBS, qui prélève 3% pour gérer les fonds, soit 22 500 francs. Mais surtout, le client charmé s’est engagé à confier 8,25 millions de francs l’année suivante à son banquier préféré. Cerise sur le gâteau: «Mon client me présentera la plus grosse fortune de Dijon!!»
Sur la piste de l’argent frais, UBS était ce jour-là en pole position.
D.Lp

Enquête publiée dans M... Belgique le 30 mai 2014

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jeudi 12 juin 2014

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Ces cadeaux fiscaux qui minent l’Europe sociale


Grâce aux cadeaux fiscaux de l’Irlande, des Pays-Bas, du Luxembourg ou de la Belgique, les multinationales ne paient quasi pas d’impôts en Europe. Résultat, les Etats s’appauvrissent et les contribuables compensent. Dans un livre stimulant, le journaliste Eric Walravens plaide pour une harmonisation fiscale européenne. Interview.

Qu’est-ce que le «dumping fiscal» et en quoi pose-t-il problème?
La concurrence fiscale consiste pour un État à imposer plus faiblement les sociétés et les personnes sur son territoire afin d’attirer les capitaux et les individus fortunés. Le dumping fiscal apparaît quand cette concurrence devient malsaine, par le manque de transparence ou l’arbitraire. Quand le Luxembourg décide de créer une nouvelle entité juridique opaque, la «fondation privée patrimoniale», il va permettre à des contribuables européens de contourner l’échange automatique d’informations fiscales que le Grand-Duché vient enfin d’accepter après des années de résistance. Quand l’Irlande, la Belgique ou les Pays-Bas offrent des avantages fiscaux controversés, certaines multinationales qui les combinent ne paient quasi plus aucun impôt nulle part.

Pourquoi avoir enquêté deux ans sur ce sujet a priori fastidieux?
Les inégalités aujourd’hui sont un problème sociétal majeur, une des premières causes de tensions en Europe et dans le monde. Or on sous-estime la fiscalité comme solution. C’est pourtant le principal instrument de redistribution des richesses. Mais cette fonction redistributive est complètement dévoyée par la concurrence fiscale que se livrent les Etats pour attirer les capitaux. Cette concurrence délégitime l’impôt, érode sa progressivité, et prive les Etats d’un débat souverain sur leur fiscalité.

La Belgique se livre-t-elle au dumping fiscal?
Oui. Un exemple typique est la déduction fiscale octroyée en 2007 sur les revenus de brevets, qui profite surtout au géant pharmaceutique GSK. C’est une déduction très agressive: le taux d’imposition réel des royalties passe de 33,99% à 6,8% pour une activité qui soi-disant stimulerait la recherche biopharmaceutique. C’est sans doute en partie vrai. Mais selon un spécialiste des politiques d’innovation à l’OCDE, ce type de mesure stimule surtout l’activité des conseillers fiscaux et des avocats! Et ça coûte très cher au contribuable belge: 520 millions d’euros pour les quatre premières années d’application de la mesure.

On dit que c’est le prix à payer sans quoi GSK, qui emploie 8.500 personnes en Belgique, délocaliserait ses activités en Angleterre…
C’est toute l’ambigüité du sujet: jusqu’où peut-on croire à la menace d’une délocalisation? Je prends bien garde dans mon livre de conseiller au gouvernement de supprimer toutes les niches fiscales. Mais plusieurs études, dont une de l’OCDE, montrent que les principaux facteurs d’investissement pour une entreprise sont des facteurs non fiscaux: la localisation géographique, la qualité de la main-d’œuvre, la qualité de vie pour le personnel.

Votre ouvrage révèle que le gouvernement a très discrètement offert, en juin 2013, un autre avantage fiscal à deux géants de la finance: Euroclear et Bank of New York Mellon. Ce cadeau, qui coûte 14,5 millions d’euros par an au contribuable, n’a pas empêché des délocalisations d’emplois. Mais votre enquête dévoile aussi l’existence d’une réunion secrète, en 2011, pour monnayer la levée du secret bancaire belge…

Oui, la «discrétion bancaire» belge qui empêchait jusqu’ici le fisc d’accéder aux comptes d’un contribuable a été assouplie après que la Belgique se soit retrouvée, en 2009, sur la liste grise des paradis fiscaux de l’OCDE. A droite de l’échiquier politique, il n’était pas question de lever le secret bancaire sans contrepartie. Ce dossier a donc été lié par le MR à l’élargissement de la transaction pénale, une mesure souvent dénoncée comme étant un outil de justice de classe car il permet l’abandon de poursuites pénales graves – fraude fiscale, blanchiment, corruption – contre le paiement d’une amende. La réunion en question a eu lieu le vendredi 24 février 2011 et réunissait MR, OpenVLD, CD&V, CDH et la N-VA. C’était en pleine crise gouvernementale, un esprit de grande liberté parlementaire régnait et on explorait des majorités alternatives. Après le weekend, le PS s’est rallié au compromis. Depuis, des diamantaires, des financiers et des hommes d’affaires ont profité de cette loi. Ces discrètes transactions sont peut-être bonnes pour le trésor public, mais sont moralement discutables sur le plan de l’impunité et de l’exemple donné. De plus, elles ne sont pas toujours médiatisées.

En 2003 déjà, la Belgique avait brisé un tabou éthique en signant un étrange traité avec un paradis fiscal: Hong Kong…
Dans les années 1980, quand une idéologie de libre circulation s’est mise à dominer le débat, tous les pays développés se sont mis à conclure entre eux des «traités de prévention de la double imposition» pour aider leurs entreprises nationales. Il s’agissait d’éviter qu’une société belge soit taxée une fois à l’étranger et une seconde fois en Belgique. En 2003, en négociant un traité avec Hong Kong, considéré à certains égards comme un paradis fiscal, la Belgique a brisé un tabou puisque signer un tel traité avec un paradis fiscal où l’impôt est nul ou très faible n’a en soi pas de sens. Elle a ainsi créé une nouvelle route de défiscalisation qu’on pourrait appeler la «double non-imposition»: la possibilité pour une entreprise de ne payer aucun impôt en profitant des conventions conclues pour éviter qu’elle le paie deux fois. L’idée, née du côté des banques belges actives à Hong Kong, puis relayée auprès du ministre des Finances Didier Reynders, a profité à des centaines de sociétés dont le groupe liégeois d’imagerie numérique EVS. A l’époque les firmes d’audit ont vendu la Belgique comme «la porte d’entrée des investissements européens en Asie». Le tabou brisé, d’autres gouvernements ont vite signé des traités similaires.

Quel rôle justement jouent les «Big Four» de l’audit (PwC, Deloitte, E&Y et KPMG) dans l’essor du dumping fiscal?
Un rôle malsain: ils conseillent les gouvernements en matière fiscale et proposent aux entreprises des montages agressifs dont ils estiment qu’ils ont une chance sur deux d’être jugés légaux. Ils diffusent par ailleurs régulièrement des chiffres sur la fiscalité, systématiquement présentée comme une charge. Les Etats sont jugés selon la charge fiscale qu’ils font peser sur les entreprises, sans préciser la manière dont est dépensé l’impôt. Je n’ai pas rédigé un brûlot pro-fiscalité mais il faut constater que les pays où la fiscalité est la plus élevée sont aussi ceux où les indices de bien-être sont les meilleurs. Enfin, certains Big Four jouent un rôle de propagandistes, comme la filiale belge de PwC qui s’est faite le relais en Belgique du Tax Freedom Day, né dans les milieux ultra-droitiers aux Etats-Unis. Un certain jour de l’année, nous serions «libérés» de nos charges fiscales vis-à-vis de l’Etat. Plus ce jour arrive tard dans l’année, plus le pays est mal jugé. On est là dans le registre de l’activisme antifiscal assumé.

L’Europe est selon vous devenue «le seul espace au monde où la liberté du capital prime sur les considérations démocratiques nationales». Que voulez-vous dire sur le plan fiscal?
La libre circulation du capital, en particulier en Europe où cela est institutionnalisé dans une directive et dans le Traité européen, est un droit absolu qui a été octroyé sans les contreparties prévues à l’origine, à savoir un échange automatique d’informations fiscales entre Etats-membres. Cette libre circulation a ainsi facilité l’évasion fiscale pendant ces 30 dernières années, et donc miné les budgets des Etats-membres. Par ailleurs l’harmonisation de l’impôt des sociétés en Europe n’est nulle par alors que la TVA est harmonisée depuis les années 1970. En raison notamment de l’opposition farouche de l’Irlande [paradis fiscal pour les entreprises où le taux de l’impôt des sociétés n’est que de 12,5%, NDLR] on n’a même pas encore réussi à s’entendre sur la définition de ce sur quoi porterait l’impôt: l’assiette. Or les Etats ne veulent pas abandonner leurs niches fiscales. Le système serait beaucoup plus juste si les Etats se partageaient un gâteau commun selon des critères objectifs: le personnel employé, les ventes et les infrastructures. C’est ce qu’on appelle l’«assiette commune consolidée» ou Accis. Les Etats resteraient libres d’appliquer leur propre taux sur leur part du gâteau.

Propos recueillis par David Leloup

Dumping fiscal. Enquête sur un chantage qui ruine nos Etats, Eric Walravens, Les petits matins/Institut Veblen, 205 pages, 15 euros.

Interview publiée dans M...Belgique du 2 mai 2014.

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mardi 10 juin 2014

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Le cadeau fiscal de la Belgique à la Bank of New York et Euroclear


C’était à l’orée des grandes vacances 2013. Le gouvernement offrait discrètement un joli cadeau fiscal à deux géants de la finance. Un cadeau qui coûte 14,5 millions d’euros par an au contribuable belge. C’est Eric Walravens, journaliste chez Belga, qui le révèle dans son livre Dumping fiscal. Enquête sur un chantage qui ruine nos Etats (Les petits matins/Institut Veblen). La «contribution de stabilité financière» est une taxe votée fin 2011 visant à contrebalancer les excès du secteur bancaire ayant mené à la débâcle de 2008. Inacceptable pour Euroclear et la Bank of New York Mellon (BNYM), deux géants du post-trading présents à Bruxelles. Ils ont donc lobbyé le gouvernement belge pour obtenir une nouvelle méthode de calcul de cette taxe, bien moins sévère (à lire ici, à partir de la page 78). Pour «stimuler l’emploi», les cabinets de Steven Vanackere (Finances) et d’Elio Di Rupo (Premier Ministre) ont cédé. Et transposé ce nouveau calcul dans une loi fourre-tout kilométrique publiée au Moniteur le 28 juin 2013, sans aucun débat au Parlement. Quelques semaines plus tard, malgré cette victoire politique, la BNYM annonçait la suppression de 50 postes sur les 780 de son siège bruxellois. Des emplois délocalisés en Pologne et en Inde, notamment. Fameux bras d’honneur au gouvernement!
D.Lp

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samedi 15 mars 2014

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Drôle de manège entre Embourg, Gibraltar et les îles Vierges

Les 200.000 euros de droits d’enregistrement du terrain de l’ancien manège d’Embourg ont été payés au notaire via une société écran de Gibraltar. (Photo: Google)
Inculpé en octobre 2013 pour corruption dans le cadre du marché public de l’incinérateur d’Herstal, Léon-François Deferm cherche à investir, via des prête-noms, 10 millions d’euros dans un projet immobilier sur les hauteurs de Liège. Une partie des fonds provient d’une société écran de Gibraltar. La cellule antiblanchiment (CTIF) aurait par ailleurs été alertée de mouvements suspects sur le compte du fils de l’homme d’affaires…

Inculpé il y a quelques mois par la justice liégeoise pour corruption active, faux et usage de faux, Léon-François Deferm, 70 ans, a reconnu devant les enquêteurs avoir touché un million d’euros de commissions occultes lors de l’attribution, à la société française Inova, du marché public relatif à la construction de l’incinérateur Uvelia de l’intercommunale Intradel à Herstal.

Pour rappel, grâce à des perquisitions et des commissions rogatoires internationales (notamment au Luxembourg), les enquêteurs de la police judiciaire de Liège détiennent les preuves que Léon-François Deferm a perçu, entre 2006 et 2008, un million d’euros d’Inova, via une cascade de fausses factures présumées navigant entre Paris, Spa, Vaduz et Luxembourg. Objectif: remercier l’homme d’affaires pour son «coup de pouce» ayant permis à Inova de remporter le lucratif marché liégeois de 170 millions d’euros.

Un million à Panama et Vaduz

Du million palpé par Deferm, 583.000 euros se sont retrouvés sur le compte luxembourgeois de Cartwright Corp. Inc. (une société écran panaméenne) et 352.000 euros sur celui de Robiro-Invest (une offshore établie au Liechtenstein), deux opaques véhicules financiers contrôlés par Deferm.

L’homme d’affaires tenterait-il à présent de réinvestir tout ou partie de ces commissions occultes dans un projet immobilier à Embourg? Ou en dépenses diverses en utilisant le compte bancaire de son fils pour brouiller les pistes? Ces questions n’ont rien de saugrenu en regard de l’opacité extrême entourant deux récentes opérations financières dont nous avons pu prendre connaissance.

De quoi parle-t-on? Du rapatriement, en Belgique, de fonds détenus par deux obscures sociétés écrans basées à Gibraltar et aux îles Vierges britanniques. Vu la destination des fonds – des sociétés belges dont les enfants Deferm hériteront ou sont actionnaires – et le goût immodéré de Léon-François Deferm pour les montages offshore (lire encadré ci-dessous), il y a peu de doute que ces sociétés écrans ne soient pas contrôlées par l’homme d’affaires liégeois. Mais pourquoi diable tant d’opacité si l’origine des fonds est légale?

Bacquelaine buvait du petit lait

La première opération suspecte intervient dans le cadre d’un ambitieux projet immobilier dans la banlieue cossue de Liège: la construction de 32 appartements répartis sur quatre immeubles sur le site d’un ancien manège de 7.000 m² à Embourg. Estimé à 10 millions d’euros, le projet est porté par la société belge Alizé du Sud, qui a introduit en octobre 2013 une demande de permis d’urbanisme à la commune de Chaudfontaine (qui englobe Embourg).

Dix offres avaient été remises, en janvier 2012, à l’administration communale pour l’achat du terrain. Alizé l’avait emporté avec une offre de 1.201.000 euros, soit bien plus que l’estimation de 700.000 euros réalisée pour la vente. Daniel Bacquelaine, député-bourgmestre MR de Chaudfontaine et tête de liste à la Chambre pour la circonscription de Liège le 25 mai prochain, buvait du petit lait. Mais sait-il que les droits d’enregistrement du terrain versés au notaire proviennent d’une obscure offshore de Gibraltar, Congleton Properties Limited?

Prête-noms à tous les étages

Minuscule territoire d’outre-mer du Royaume-Uni, Gibraltar, 29.000 habitants, est un satellite de la City de Londres. Un fournisseur d’opacité officiel de la Couronne d’Angleterre, à l’instar de Jersey ou des îles Vierges. Congleton, créée le 19 avril 2012 – soit six semaines avant l’expiration du délai légal pour payer le terrain – est entièrement pilotée par la société fiduciaire Gibro Corporate Management. Laquelle fournit des prête-noms pour les administrateurs, mais aussi pour les… actionnaires.

Ainsi, aux yeux des autorités locales, Congleton appartient à Gibro, officine gérée par un certain Stuart Rodriguez, avocat britannique de son état. Seul Rodriguez connaît donc le nom du ou des véritables actionnaires de Congleton. On fait difficilement plus opaque…

Prêt «offshore» de 200.000 euros

Selon nos informations, depuis une augmentation de capital réalisée en décembre 2013, Alizé du Sud appartient à 79% à SFMI SA, une société belge contrôlée par Léon-François Deferm via différents prête-noms. Deux de ses enfants posséderaient chacun 4,2% d’Alizé et… Congleton les 12,6% restants.

Le 20 avril 2013, Michel Vander Elst, l’homme-lige de Léon-François Deferm et représentant d’Alizé, envoie un mail au notaire Stéphane Delange. Ce dernier chapeaute l’opération immobilière liégeoise. Vander Elst l’informe de l’existence d’un «prêt à Alizé pour le paiement des droits de mutation du terrain d’Embourg». Le montant? 200.000 euros. Le prêteur? Congleton. Le but du prêt? Payer les droits d’enregistrement du terrain au notaire. Il était temps. Le terrain avait été payé in extremis à la commune le 30 mai 2012, dernier jour du délai légal. Le notaire aura pour sa part encore dû patienter près d’un an supplémentaire!

160.000 euros virés depuis Tortola

La deuxième opération suspecte serait quant à elle remontée jusqu’à la Cellule de traitement des informations financières (CTIF), le dispositif fédéral de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Selon nos informations, la CTIF aurait reçu fin 2012 une déclaration de soupçons de blanchiment de la banque Belfius, suite à une alerte lancée par son agence d’Embourg.

Cette déclaration – obligatoire pour une série de professionnels (banquiers, assureurs, notaires, avocats…) témoins de mouvements de fonds suspects supérieurs à 10.000 euros – est liée à un obscur virement étranger réalisé sur le compte du fils de Léon-François Deferm par une société offshore contrôlée semble-t-il par l’homme d’affaires liégeois.

Le mardi 27 novembre 2012, Canongate Group Limited, société écran domiciliée à Tortola (îles Vierges britanniques), vire 160.000 euros sur le compte BE68 0835 9568 9834 de V. Deferm ouvert à l’agence Belfius située Voie de l’Ardenne à Embourg. Il faut savoir que le jeune homme, âgé de 20 ans, souffre d’un handicap mental et n’est pas en mesure de gérer lui-même ses finances...

«Compte de transit»

Son compte a semble-t-il été utilisé comme «compte de transit», vraisemblablement par son père, actionnaire présumé de Canongate. En effet, dans les trois jours qui suivirent l’arrivée des fonds, ceux-ci ont été redirigés vers d’autres comptes: 15.000 puis 8.000 euros ont été virés à la société belge Immo 30 contrôlée par Léon-François Deferm, 15.000 euros ont atterri sur le compte d’une de ses filles, 19.000 euros sur un compte destiné à payer les loyers en 2013 d’une maison occupée par son ex-épouse, et 103.000 euros sur un autre compte ouvert au nom de V. Deferm – et donc non piloté personnellement par le jeune homme.

D’où provient l’argent de Congleton et Canongate? Mystère. Il pourrait certes s’agir de fonds gagnés légalement par l’homme d’affaires. Mais dans ce cas, pourquoi tant d’opacité? Pourquoi se cacher derrière prête-noms et sociétés écrans dans des paradis fiscaux sulfureux?

David Leloup



Un habitué des véhicules offshore

Léon-François Deferm profite du charme discret des paradis fiscaux depuis au moins quatre décennies. Et ce grâce à son éminence grise, l’avocat déchu Michel Vander Elst, qui réalise tous les montages offshore. Canongate Group (îles Vierges) et Congleton (Gibraltar) ne sont que deux récents soubresauts d’une longue saga offshore dont nous vous livrons quelques uns des épisodes précédents...


Robiro-Invest (Liechtenstein). A Vaduz, Léon-François Deferm se cache derrière Robiro-Invest, créée en 1973. Cet Anstalt (établissement), géré localement par le petit-fils d’un ancien patron du fisc liechtensteinois, a récupéré 352.000 euros du million de commission occulte touchée par Deferm dans l’affaire Intradel.

Tradeast Network Limited (Gibraltar). Créée le 15 septembre 1994 et dissoute en 2002, cette offshore aurait été créée pour racheter GPOM, le groupe de l’homme d’affaires congolais Pierre Otto Mbongo, proche du président du Congo-Brazzaville Denis Sassou-Nguesso. Fin 1994, le président de l’offshore est Léon-François Deferm et son vice-président Philippe Cravate.

Sumo SA (Luxembourg). Créée en 1989 et gérée par la fiduciaire de Robert Reckinger, l’ex-président de la Banque de Luxembourg, Sumo SA a compté parmi ses administrateurs Deferm, Vander Elst, Lautraite et Scailquin (lire ci-dessous). Elle a été liquidée en juin 2010, juste après les perquisitions chez Vander Elst à Bruxelles dans le cadre de l’enquête Intradel.

Cartwright Corp. Inc. (Panama). Les Reckinger père et fils avaient déjà créé, en 1984 à Panama, l’offshore Cartwright Corp. Inc. pour Deferm. Celle-ci a récupéré, sur son compte luxembourgeois, 583.000 euros du million de commission touché par l’homme d’affaires dans le dossier Intradel. En août 2008, Cartwright a payé la location du yacht White Lady of Man pour Alain Mathot sur la Riviera. L’offshore a été dissoute en août 2013, quelques semaines après les révélations de M... sur son rôle dans l’affaire Intradel.
D.Lp



«Il voulait faire remonter les bénéfices aux Antilles néerlandaises»

«Quand on a décidé de développer Comgis, Deferm a immédiatement proposé une structure où les bénéfices remontaient dans une société aux Antilles néerlandaises. Cela semblait pour lui un montage évident», se souvient Laurent Minguet. Cet entrepreneur liégeois et son associé Claude Darimont ont un temps côtoyé Léon-François Deferm comme actionnaires au sein de Comgis, une société de cartographie numérique. Mais Deferm a tenté de doubler ses deux partenaires lors de tractations avec des investisseurs vietnamiens. En «mésintelligence profonde» selon la justice, Deferm a essayé d’obtenir des droits de distribution concurrents sous le nom de sa société luxembourgeoise Sumo SA. En 2005, la Cour d’appel de Liège a confirmé la condamnation de Deferm en première instance, et l’a contraint à rendre à Minguet et son associé, pour un euro symbolique, les 440 actions qu’il détenait dans le capital de Comgis.
D.Lp



Les «seconds rôles» d’un passé trouble

Agusta, Dutroux-Nihoul, VDB, Intradel… Autant d’affaires funestes qui ont ébranlé la Belgique ces 25 dernières années. Et dont on retrouve curieusement plusieurs acteurs secondaires parmi les administrateurs passés ou actuels d’Alizé du Sud et de SFMI, son actionnaire principal depuis décembre 2013.

Michel Vander Elst. Cet ancien avocat a été condamné à 8 ans de prison pour complicité dans l’enlèvement de VDB, l’ancien Premier ministre Paul Vanden Boeynants, par la bande de Patrick Haemers en janvier 1989. Dans la foulée, il noue une amitié avec Michel Nihoul, rencontré à la prison de Forest. Jugé, radié du barreau, il devient le bras droit de Léon-François Deferm et expert ès montages offshore. Vander Elst a été administrateur d’Alizé et de SFMI de 2005 à février 2013.

Philippe Cravate. Actionnaire de la société Management Car et associé de Vander Elst au sein de l’ASBL Egam dans les années 1990, on le retrouve avec Nihoul et Vander Elst au fameux barbecue du 9 août 1996, le soir de l’enlèvement de Laetitia Delhez par Marc Dutroux à Bertrix. Ce barbecue servira d’alibi à Nihoul. Domicilié à la résidence Marina de Pierre Otto Mbongo à Brazzaville au milieu des années 1990, Cravate fut administrateur d’Alizé et SFMI jusque fin 1997. Il vit désormais à Casablanca.

Claude Scailquin. La société Management Car, dirigée par Léon-François Deferm, Philippe Cravate et Claude Scailquin, a fourni entre 1991 et 1996 une Audi 80 en leasing à Nihoul, permettant à ce dernier de circuler incognito. Management Car était une filiale de Intres Management, qui a été rebaptisée… Alizé du Sud en février 2003. Scailquin démissionnera de son poste d’administrateur de SFMI en mai, puis d’Alizé en novembre.

Gérard Martin. En janvier 2004, ce Basque résidant à Séville (Espagne) accompagnait Deferm et Vander Elst lors de leur visite à la CNIM, société concurrente d’Inova pour le marché de l’incinérateur d’Herstal. Les trois hommes ont proposé à un cadre la garantie d’emporter le marché contre une commission de 8%. Martin a été administrateur d’Alizé et de SFMI de 2000 à 2008.

Jean-Philippe Lautraite. En 1988, Deferm crée avec Lautraite et un Américain le groupe Trident pour reprendre, à Liège, la société informatique Unisys en faillite. Trident est suspectée d’avoir détourné une partie – on parle de 4,2 millions d’euros – des commissions versées à des intermédiaires par la firme italienne Agusta lors de l’achat par l’Etat belge, en 1988, de 46 hélicoptères de combat. En février 2013, Lautraite remplace Vander Elst comme administrateur d’Alizé et de SFMI.
D.Lp


Une enquête publiée dans M... Belgique (ex-Marianne Belgique) du 1er mars 2014.

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vendredi 28 février 2014

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L’étrange idylle entre Marc Descheemaecker et Ernst & Young

Belga
Pendant dix ans, l’ex-patron de la SNCB Marc Descheemaecker et le consultant Ernst & Young n’ont cessé de «flirter», mêlant affaires publiques et vie privée. En février 2013, en plein scandale du TGV low cost Fyra, Descheemaecker a commandé à Ernst & Young, aux frais du contribuable, un étrange rapport à 250.000 euros. Pour sauver sa peau?

Quelque chose a-t-il coincé entre Deloitte, numéro un de l’audit et du conseil en Belgique, et Marc Descheemaecker, l’ex-patron de la SNCB qui préside Brussels Airport depuis le 1er janvier? Depuis longtemps, Deloitte est un prestataire de services régulier pour Infrabel (gestionnaire du réseau ferroviaire) et la SNCB-Holding. Mais avec la SNCB (qui exploite le réseau), ça n’a jamais vraiment «roulé» pour le consultant sous l’ère Descheemaecker (2005-2013).

Serait-ce dû au caractère ombrageux de cet économiste étiqueté Open VLD, aujourd’hui courtisé par la N-VA? Toujours est-il que chez Deloitte, on s’étonne du nombre important de contrats décrochés par Ernst & Young à la SNCB depuis 2005. Et on espère que la fusion entre la SNCB et la SNCB-Holding, opérationnelle depuis le 1er janvier, va rebattre les cartes de la consultance.

Il est vrai que certains chiffres sont troublants. Entre 2006 et 2009, l’opérateur ferroviaire a dépensé plus de 17,3 millions d’euros pour s’offrir les conseils d’E&Y. Soit 31,3% de l’ensemble du budget «consultance» sur cette période. Près du tiers de l’enveloppe pour un seul des «Big Four», cela laisse de suite moins de place aux trois autres géants du secteur (Deloitte, PwC et KPMG) et à tous les autres bureaux de consultance actifs en Belgique (McKinsey, Accenture, TriFinance, Mott MacDonald, Concept Risk, etc.).

Comment expliquer qu’E&Y, médaille de bronze sur le marché belge, se taille ainsi la part du lion à la SNCB? A en croire nos confrères de Knack, il s’agirait d’un renvoi d’ascenseur qui ne dit pas son nom (1). En 2004, le très libéral Gantois Guy Serraes, ami de Descheemaecker et ancien conseiller de l’ex-ministre flamande Fientje Moerman (Open VLD), a exercé un intense lobbying auprès du très libéral Gantois Guy Verhofstadt (alors Premier ministre) pour faire nommer Marc Descheemaecker (alors directeur de la filiale marchandises B-Cargo) à la tête de la SNCB. Mais voilà: militant Open VLD de la première heure, Serraes est aussi et surtout directeur de la branche Secteur public chez E&Y depuis 2001…

Coïncidence? Peu après l’arrivée, en 2005, de Marc Descheemaecker aux commandes de la SNCB, le recours à des consultants externes explose. Les dépenses passent grosso modo du simple au double chaque année à partir de 2006, jusqu’à atteindre un pic de 45,7 millions d’euros en 2010. En 2005, E&Y n’a que 0,7% du gâteau. En 2006, sa part bondit à 37,6%, puis se stabilise autour de 30% entre 2007 et 2009.

Fiston embauché par E&Y

Cette «idylle» entre Marc Descheemaecker et le géant de la consultance semble avoir pris un tour plus personnel à l’été 2009. Ses deux masters en poche – un en relations internationales, l’autre en économie et gestion –, le jeune Thomas Descheemaecker, le fils de Marc, postule chez Deloitte où il rêve de décrocher son premier job. La procédure de recrutement se fait en plusieurs étapes. Au cours du processus, le jeune homme n’est pas retenu. «Il n’avait pas le niveau requis», nous souffle-t-on chez Deloitte.

Quelques semaines plus tard, Thomas est pourtant embauché par E&Y. «Le concurrent direct de Deloitte, qui travaille dans le même secteur et sur le même marché, aurait-il des critères d’embauche plus laxistes que Deloitte? Ou Ernst & Young cherchait-il à consolider sa relation d’affaires avec la SNCB en embauchant le fils du patron?», s’interroge un ancien ponte de la SNCB, perplexe.

Curieusement, entre octobre 2009 (moment où son fils est embauché par E&Y) et le 13 novembre 2013 (quand il quitte son poste d’administrateur délégué de la SNCB), Marc Descheemaecker n’a jamais dévoilé au conseil d’administration de l’opérateur ferroviaire que son fils travaillait pour E&Y. «Légalement, il n’y était pas tenu, explique un juriste, mais moralement il aurait pu le faire pour éviter les suspicions de conflit d’intérêts.»

En effet, avec ses pouvoirs d’administrateur délégué, Marc Descheemaecker pouvait décider, seul, d’attribuer à E&Y des marchés de services (en procédure négociée) d’un montant pouvant atteindre 1,25 million d’euros. A la SNCB, les marchés entre 1,25 et 2,5 millions sont du ressort du comité de direction. Quant aux tout gros contrats, supérieurs à 2,5 millions, l’aval du conseil d’administration est requis.

Mais le conflit d’intérêts non déclaré est heureusement resté théorique. En janvier 2010, le conseil d’administration de la SNCB s’inquiète de l’explosion des frais de consultance. Et recadre Descheemaecker, juste avant que la Cour des comptes n’aille fourrer son nez dans ce guêpier. En 2011, ces frais chutent de… 57% par rapport au sommet historique de 2010. Et ils ne font que baisser depuis: 19,8 millions d’euros (2011), 16,2 millions (2012), 12,2 millions (2013). La part de gâteau d’E&Y, elle, a repris des proportions plus en phase avec la place réelle du consultant sur le marché: 8,4 millions d’euros sur la période 2010-2013, soit 9% du total. Contre, pour rappel, 31% en 2006-2009.

Le scandale du Fyra

Une question subsiste: les études commandées par Marc Descheemaecker l’ont-elles toutes été dans l’intérêt de la SNCB? Le 22 février 2013, le patron de l’entreprise ferroviaire décide seul, sans prévenir son comité de direction, de passer commande à E&Y d’un rapport sur les causes du flop monumental du Fyra, ce TGV low cost qui devait relier Bruxelles à Amsterdam et dont les avaries répétées, dès sa mise en service en décembre 2012, ont très vite sonné le glas.

Selon un document interne à la SNCB, cette étude d’E&Y en deux volets a coûté un quart de million d’euros au contribuable belge. Le premier volet, intitulé «Fyra strategic review», a été facturé 150.000 euros à l’opérateur ferroviaire le 31 mai 2013. Baptisé «Fyra detailed business case» et livré dans les semaines qui suivirent, le second volet a lui coûté 100.000 euros. Etant donné que le PV du conseil d’administration de la SNCB du 6 septembre 2013 évalue à 668.869 euros les frais de consultance non juridiques dépensés rien que pour le dossier Fyra, le rapport commandé par Descheemaecker représente à lui seul 37% des frais engagés. Pourtant, bizarrement, les noms de quatre consultants sont mentionnés dans le PV, mais pas le principal d’entre eux: E&Y…

Après le prix, le fond. Curieusement, Marc Descheemaecker a demandé à E&Y de ne se focaliser que sur la procédure d’achat des trains, qui s’est déroulée entre 2000 et 2004. «C’est très bizarre, s’étonne Stefaan Van Hecke, député fédéral Groen. Il voulait apparemment démontrer que des fautes auraient été commises durant cette période. Pourquoi avoir écarté les années 2005-2013 durant lesquelles il était aux commandes?»

D’autant que la gestion du dossier sous l’ère Descheemaecker interpelle. Comment expliquer le fiasco du Fyra alors qu’un budget de 1,8 million d’euros avait été débloqué par le conseil d’administration en avril 2004 pour assurer un suivi «de qualité» du dossier par le département Achats et la direction Matériel de la SNCB, jusqu’à la livraison des trains prévue en 2007? «Pourquoi personne à la SNCB n’a-t-il tiré le signal d’alarme? Et pourquoi n’a-t-on pas mis fin au contrat en 2007 lorsque le fabricant italien AnsaldoBreda s’est révélé incapable de livrer les trains dans les temps?», s’interroge le député CD&V Jef Van den Bergh.

Zones d’ombre

Ce dernier déplore aussi l’existence de zones d’ombres dans la procédure d’homologation du Fyra par le Service de sécurité et d’interopérabilité des chemins de fer (SSICF). Et se demande pourquoi il a fallu attendre que les trains «tombent littéralement en morceaux» pour qu’on leur retire leur licence. «Ces éléments n’ont pas été pris en compte dans l’étude d’E&Y parce que Marc Descheemaecker lui-même était à la barre», conclut Jef Van den Bergh.

«Avec le recul, la chronologie des faits laisse penser que Marc Descheemaecker a commandé cette étude pour sauver sa peau, analyse Stefaan Van Hecke. Et si elle a bien coûté 250.000 euros, c’est incroyable.» Mais la suite de l’histoire recèle d’autres surprises...

Une fois l’étude livrée par E&Y, le 24 mai 2013, Marc Descheemaecker la communique à son conseil d’administration puis… à la justice. Le 3 juin 2013, il transmet l’intégralité du rapport d’E&Y au procureur du Roi du parquet de Bruxelles. «L’article 29 du Code d’instruction criminelle oblige en effet tout administrateur délégué d’une société anonyme de droit public de signaler immédiatement la présence de possibles irrégularités, quelles qu’en soient les raisons», se justifiait Descheemaecker le lendemain devant les députés en Commission de l’infrastructure, des communications et des entreprises publiques.

«Qu’il remette ce rapport au Parquet la veille de son audition au Parlement m’a beaucoup surpris, explique Stefaan Van Hecke. Dès ce moment-là, on n’a plus pu discuter du contenu du rapport puisque la justice en était saisie. Il a donné l’impression d’avoir trouvé quelque chose de très important mais il était impossible d’en débattre au prétexte qu’il fallait respecter le secret judiciaire. Le Parlement était neutralisé.» En «verrouillant» judiciairement le dossier Fyra, Marc Descheemaecker a ainsi pu achever son mandat sans embrouilles...

Puis, mi-janvier, on apprend que le parquet de Bruxelles a classé la procédure sans suite. Aucune irrégularité susceptible de poursuites judiciaires n’a visiblement été mise à jour par le coûteux rapport d’E&Y. La justice bruxelloise, qui croule pourtant sous l’arriéré judiciaire, a gaspillé son précieux temps… «Le dossier Fyra n’est pas un petit dossier. Si le parquet a décidé si vite de classer sans suite, je suppose que c’est parce qu’il n’y avait pas grand-chose dans le rapport d’E&Y», commente Stefaan Van Hecke. Qui va demander au gouvernement de rendre enfin ce document public. «Je suis très curieux de voir ce que les consultants ont réalisé pour 250.000 euros...»

De son côté, Marc Descheemaecker a quitté la SNCB par la petite porte, en novembre, doté d’un parachute doré de 1,3 million d’euros. Comme le prévoyait son contrat.

David Leloup

(1) «Rode kaart voor NMBS-topman Marc Descheemaecker?», Knack, 26 juin 2013.



Une love story de 10 ans

2004. Guy Serraes (Open VLD), directeur de la branche Secteur public chez Ernst & Young, «travaille» le Premier ministre Guy Verhofstadt pour faire nommer Marc Descheemaecker à la tête de la SNCB. Ça marche.

2005. Le 1er janvier, Marc Descheemaecker (Open VLD) devient le patron de la SNCB. Sous sa houlette, l’opérateur ferroviaire public se met à recourir à plusieurs consultants extérieurs pour se faire conseiller.

2006. Ernst & Young rafle 37,6% des dépenses totales de la SNCB en consultance, soit 1,14 million d’euros sur 3 millions. Enorme: en 2005, le consultant n’avait obtenu que 22.000 euros de contrats, soit… 0,7% des dépenses totales.

2006-2009. Les frais de la SNCB en consultance doublent chaque année pour culminer à 45,7 millions d’euros en 2010. En obtenant annuellement quelque 30% de ces marchés, Ernst & Young se taille la part du lion.

2009. Fin de l’été, le fils de Marc Descheemaecker postule chez Deloitte, n°1 belge de l’audit et de la consultance. Il n’est pas retenu. Peu après, Ernst & Young, principal consultant de la SNCB dirigée par son père, l’embauche.

2013. En février, Marc Descheemaecker décide, seul, de commander une étude à 250.000 euros à Ernst & Young pour analyser les conditions d’attribution du marché des trains Fyra, entre 2000 et 2004. Quand ses prédécesseurs étaient aux commandes...



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dimanche 15 décembre 2013

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Le dangereux coup de foudre de Frédérique Ries pour l’e-cigarette

La directive «tabac», dont on serre les derniers boulons à Bruxelles, va-t-elle partir en fumée à cause d’un clash sur la cigarette électronique? La pugnacité de Frédérique Ries, chantre de l’e-cigarette et négociatrice pour le Parlement, pourrait tout faire capoter…

«Impasse totale des discussions. Conseil et Commission parlent d’interdire les cigarettes électroniques au-delà de 5 mg de nicotine/ml.» Le tweet de l’eurodéputée libérale Frédérique Ries, envoyé 20 minutes seulement après le début du troisième «trilogue» sur la directive tabac, mardi passé, laisse présager le pire. Les trilogues, en novlangue européenne, sont des réunions confidentielles regroupant une poignée de représentants de chacune des trois institutions (Parlement, Commission et Conseil) afin de trouver des compromis pour accélérer l’adoption de nouvelles législations. Et à lire l’élue belge, l’heure serait grave.

Invitée surprise du débat, la cigarette électronique polarise les points de vue et divise les co-législateurs. Il ne reste à présent que deux trilogues – les 11 et 16 décembre – pour qu’un compromis se dégage sur l’«e-cig» (prononcer «issigue»), qui n’est pourtant qu’un sujet secondaire de la directive sur les produits tabac. Celle-ci vise avant tout à ce que 65% de la surface des paquets soient recouverts de messages de prévention, et à interdire les arômes ajoutés au tabac pour séduire les plus jeunes.

Tout reprendre à zéro

Si elle n’est pas approuvée par le Parlement en séance plénière à Strasbourg d’ici mars 2014, la révision de cette directive de 2001 sur les produits du tabac, en préparation depuis 2008, entrera dans l’histoire comme le fiasco le plus retentissant de cette législature. Il faudrait en effet tout reprendre à zéro après les élections européennes de mai prochain. Un scénario de rêve pour l’industrie du tabac.

L’ancienne présentatrice du 19h de RTL-TVi fait donc partie des quatre eurodéputés qui participent aux trilogues. Elle y défend la position du Parlement, votée le 8 octobre, mais surtout celle de son groupe politique, l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ALDE), sur l’e-cigarette. «Frédérique Ries est débordée sur sa droite par les libéraux britanniques, qui voient dans la cigarette électronique une solution fondée sur le marché susceptible de régler en partie la question du tabagisme, analyse une lobbyiste anti-tabac. C’est une vision un peu naïve.»

Et notre interlocutrice de rappeler que la cigarette est le seul produit légal qui, utilisé correctement, tue un de ses utilisateurs sur deux. Soit quelque 700.000 personnes chaque année dans l’Union européenne. Un fléau qui ne se règlera pas en un coup de cigarette électronique… On objectera que la directive n’a (malheureusement) pas cette ambition: elle ne vise «que» une réduction du nombre de fumeurs dans l’UE de 2,4 millions, soit 2% au cours des cinq prochaines années.

Inefficace sous 20 mg/ml

Et là, l’e-cig a clairement un rôle à jouer, estime le Pr. Bertrand Dautzenberg, président de l’Office français de prévention du tabagisme et auteur d’un rapport sur la cigarette électronique pour le gouvernement Ayrault. Cet expert considère qu’en-dessous de 20 mg/ml, le taux de nicotine dans les e-cigarettes est trop faible pour que les gros fumeurs basculent vers ce produit de substitution… dont l’efficacité «n’est toujours pas prouvée» face aux gommes et aux patchs, insiste le Conseil supérieur de la santé (CSS) dans un rapport cinglant qui vient de sortir.

Le sujet est complexe. Et pose de multiples questions en matière de sécurité, d’étiquetage, de publicité… La nicotine liquide est très toxique par inhalation, par contact avec la peau et par ingestion. Convient-il dès lors d’interdire les atomiseurs rechargeables manuellement au profit de cartouches scellées jetables? Faut-il assimiler l’e-cigarette à un médicament à vendre uniquement en pharmacie, ou à un «produit du tabac» commercialisable par les buralistes et les boutiques spécialisées? La voie «pharma», défendue par la Commission européenne et le CSS, vise à limiter son usage aux gros fumeurs souhaitant se défaire de leur addiction. L’option «buraliste», défendue par Frédérique Ries (elle a personnellement déposé cet amendement voté par le Parlement), vise au contraire à diffuser l’e-cig auprès du plus grand nombre.

Au risque de louper sa cible – les gros fumeurs – et de rendre le tabac de nouveau attractif chez les jeunes? Selon une enquête Ipsos du 2 décembre, 21% des Français âgés de 18 ans et plus déclarent avoir essayé la cigarette électronique. Mais chez les 18-25 ans, la proportion grimpe à 40%. Une partie d’entre eux se tournera-t-elle ensuite vers le tabac? Une seule étude a «blanchi» l’e-cigarette de cette accusation. Il est donc beaucoup trop tôt pour conclure. Mais le risque existe. En attendant, en l’absence de toute réglementation, le marketing des fabricants de cigarettes électroniques envers les jeunes prolifère et atteint des sommets (lire encadré ci-dessous).

A l’écoute des «vapoteurs»

Très à l’écoute du lobby des «vapoteurs» (utilisateurs de l’e-cig), Frédérique Ries défend ses engagements: «Restreindre l’accès à la cigarette électronique aux pharmacies, c’est verrouiller une alternative et faire le jeu du lobby du tabac, estime-t-elle. La soumettre à la procédure d’autorisation de mise sur le marché des médicaments aurait pris deux ans et tué le marché, en plein boom.»

Mais dans les rangs des anti-tabac, chez les Verts et de nombreux socialistes, l’eurodéputée agace. Sa conférence de presse avec le Pr. Dautzenberg, organisée mardi dernier dans la foulée du trilogue, a été extrêmement mal accueillie. On lui reproche de surfer sur la vague médiatique de l’e-cig à quelques mois des élections. Mais, surtout, de focaliser le débat sur ce seul aspect qui risque de faire couler la directive tout entière.

«Avec ses tweets erronés envoyés pendant des réunions confidentielles, ses messages sur Facebook qui répètent ses fausses infos et ses conférences de presse sur la cigarette électronique, Frédérique Ries représente aujourd’hui le plus grand danger pour la directive tabac en Europe, tonne Luk Joossens de l’Association européenne des ligues nationales contre le cancer (ECL). C’est hallucinant! Elle est en train de tout saboter.» Joossens, qui suit ce dossier depuis des années, précise que quelques Etats membres seulement, dont l’Allemagne, souhaitent un taux maximum de 5 mg de nicotine/ml dans les e-cigarettes. «Mais ce n’est en aucun cas une position commune du Conseil qui conduirait à une “impasse totale des discussions”, comme le tweet de Frédérique Ries l’affirme!»


Réunion cruciale le 10 décembre

Tapie dans l’ombre, l’industrie du tabac observe de loin le lobbying des fabricants d’e-cigarettes. D’ici 2017, elle aura absorbé 75% d’entre eux, selon les prévisions de la banque Wells Fargo. Cette année-là, la directive entrera en vigueur et le marché mondial de la cigarette électronique devrait franchir la barre des 10 milliards de dollars.

Pour l’heure, les cigarettiers ont recentré leur lobbying au niveau national. Leur cible: le Conseil des ministres européens de la Santé, qui se réunit mardi 10 décembre à Bruxelles. Une réunion cruciale: si les industriels du tabac parviennent à radicaliser la position du Conseil via leurs alliés déclarés (Pologne, Roumanie, Bulgarie, République Tchèque) et la douzaine d’Etats membres qui tergiversent sur la directive, le clash qu’ils appellent de leurs vœux sur l’e-cig pourrait survenir très prochainement.

Dans ce contexte, la détermination sans faille de Frédérique Ries dans son combat pour l’e-cigarette pourrait leur donner un fameux coup de pouce. Car ce n’est plus un tabou: l’ALDE et une partie du PPE (centre-droit) sont prêts à rejeter le compromis issu du trilogue si leurs exigences sur l’e-cigarette ne sont pas entendues…

David Leloup


L’ABC de l’e-cig


La cigarette électronique ou e-cigarette est un dispositif électronique générant, à partir d’un liquide, et sans la moindre combustion de tabac, une «vapeur» destinée à être inhalée. Cette vapeur peut être aromatisée (tabac blond ou brun, fruits, épices, café, etc.) et contenir ou non de la nicotine. Le risque d’attraper un cancer du poumon en utilisant ce dispositif est proche de zéro. Mais celui de devenir «accro» à la nicotine est bien réel si l’e-cigarette en délivre. Les cigarettes électroniques, qu’elles soient d’ancienne (en haut) ou de nouvelle génération (en bas), comportent généralement quatre éléments: un indicateur lumineux de fonctionnement (A), un accu (souvent rechargeable via un port USB) associé à des circuits électroniques (B), un atomiseur couplé à une résistance (C) pour chauffer la cartouche de liquide fichée dans l’embout (D). D.Lp


«La Pravda de Laurette»

«La presse belge était invitée [à ma conférence de presse au Parlement européen]. Seul Marianne est venu. Je crains que la Pravda de Laurette Onkelinx ait fait des ravages. Pour le Ministère de la Santé, la cigarette électronique est un poison, pas un outil fantastique de réduction des risques», écrivait Frédérique Ries sur sa page Facebook mercredi 4 décembre. Son mépris cinglant pour nos confrères du Soir, qu’elle étrille ici injustement et avec «finesse», aura sans doute été renforcé à la lecture, jeudi dernier, du résumé de l’avis du Conseil supérieur de la santé sur l’e-cigarette publié par le quotidien. Ces experts réunis par le SPF Santé publique, jusqu’à preuve du contraire indépendants, refusent de voir l’e-cigarette nicotinique vendue ailleurs qu’en pharmacie et estiment qu’il n’est pas prouvé qu’elle aide les fumeurs à arrêter. D.Lp


Un marketing agressif qui cible les jeunes

Célébrités qui posent une e-cigarette au bec, applications pour téléphones mobiles, concours sur internet, bons de réduction… L’analyse d’un corpus de près de 1000 éléments de marketing récoltés durant 13 mois au Royaume-Uni révèle une longue liste de techniques destinées à attirer les jeunes vers l’e-cigarette. L’étude, réalisée par des chercheurs de l’université de Stirling (Ecosse), vient d’être publiée par l’association caritative Cancer Research UK. Elle enjoint les autorités publiques à réglementer d’urgence la pub pour ce nouveau produit très «tendance». «Des centaines d’enfants commencent à fumer tous les jours et nous ne voulons pas que le marketing des e-cigarettes brouille le message que de la cigarette tue», explique l’association. L’étude s’inquiète également de l’exploitation des e-cigarettes par l’industrie du tabac pour accéder aux politiciens, et donc regagner de l’influence et de la respectabilité… D.Lp

Article publié dans Marianne Belgique du samedi 7 décembre 2013.

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samedi 23 novembre 2013

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L’encombrant Monsieur Mehta

Anobli par Albert II en 2006, Dilip Mehta sert à la Belgique d’«ambassadeur économique» en Inde. (Photo: Belga)
Le diamantaire belge Dilip Mehta a créé en 1986 deux opaques fondations au Liechtenstein pour y loger sa fortune et celle de ses deux frères, selon des documents bancaires que Marianne s’est procurés. A l’instar de la plupart des diamantaires anversois, le patron de Rosy Blue jongle avec les offshores pour faire la nique au fisc. L’homme est néanmoins un habitué des missions princières et jouera un rôle clé lors de la prochaine mission en Inde fin novembre.

Marianne Belgique, 19 octobre 2013 (PDF)

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lundi 11 novembre 2013

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Triodos au cœur de la planète offshore


Via des investissements «exotiques» minoritaires, la banque Triodos se retrouve active dans des hauts lieux de la finance offshore. Cette présence au cœur du système brouille l’image de la banque éthique.

Marianne Belgique, 27 avril 2013 (PDF)

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Triodos aussi transite par les paradis fiscaux


Pour financer certains projets, Triodos a créé des structures offshore au Luxembourg et au Panama. La banque citoyenne a aussi investi 8,4 millions d’euros dans six fonds domiciliés aux îles Caïmans, au Delaware et à Maurice. Des placements éthiques et durables, vraiment?

Pour les uns, ce sera un choc. Pour les autres, une demi-surprise. On ne peut certes pas mettre Triodos dans le même panier que la Deutsche Bank (974 entités offshore), BNP Paribas (283), KBC (163), ING (27) ou Belfius (16), dont la «culture offshore» est bien plus ancrée. N’empêche, pour une banque qui calibre depuis des années sa communication en surfant sur l’éthique et le «durable», cela fait mauvais genre...

Depuis 2002, plus ou moins discrètement, la petite banque batave a recours, elle aussi, aux paradis fiscaux pour réaliser certains investissements. Marianne a identifié 13 fonds ou sociétés offshore enregistrés au Luxembourg, au Panama, au Delaware, aux îles Caïmans ou à Maurice, pilotés en tout ou en partie par Triodos, quand la banque n’y investit pas elle-même du capital (voir liste ci-dessous).

Sulfureux, ces territoires? Le Grand-Duché, les îles Caïmans et le Panama ont été épinglés en 2009 par l’OCDE sur sa liste grise des paradis fiscaux non-coopératifs – une liste aujourd’hui quasi vide... Outre qu'elles sont très prisées par les grandes fortunes mondiales pour leurs trusts, qui facilitent la fraude fiscale, les îles Caïmans constituent aussi un terrain de choix pour la criminalité financière et les coups tordus: il y a quelques années, un banquier suisse y a été mystérieusement retrouvé calciné dans son 4x4.

L’île Maurice? Qualifiée de «trou noir de la finance» par le juge français Renaud Van Ruymbeke en 2009, car «Maurice protège les titulaires de comptes bancaires et assure leur anonymat, même face à des investigations judiciaires». Idem au Delaware, paradis fiscal et terre d'opacité financière au cœur même des Etats-Unis, où Viktor Bout, le trafiquant d’armes russe surnommé le «marchand de mort» utilisait deux boites aux lettres anonymes pour ses trafics...

Au Luxembourg, qui a toujours bloqué toute initiative européenne d'échange automatique d'informations fiscales (avant d'annoncer un assouplissement il y a dix jours), Triodos a créé pas moins de six fonds d’investissement «durables» logés au sein de deux sociétés d’investissement à capital variable (sicav). Le Triodos Sustainable Bond Fund, par exemple, spécule sur le géant de l’intérim Adecco, le constructeur BMW, une usine grecque d’embouteillage de Coca-Cola, ou encore l’alcoolier Diageo (Johnnie Walker, Smirnoff, J&B...).

Ces fonds grand-ducaux ont en tout cas le vent en poupe: il y a quelques semaines, le Triodos Sustainable Pioneer Fund s’est vu décerner le prix La Libre Belgique-De Standaard du meilleur fonds d’investissement socialement responsable, et le Triodos Sustainable Mixed Fund celui du meilleur fonds «mixte modéré euro» attribué par la société Morningstar.

Investissement calamiteux

Au Panama, les choses sont plus troubles. Via son fonds Hivos-Triodos spécialisé dans le financement du microcrédit dans les pays en développement, Triodos a créé, avec d’autres, Banex International Capital Corp (BICC) en novembre 2008. Détenue à 12,1% par la banque éthique, cette coquille offshore a été créée pour détenir les titres de la banque Banex au Nicaragua. Objectif: étendre, via ce QG panaméen, les activités de cette banque à d’autres pays d’Amérique centrale, dont le Honduras. Le choix du Panama? Dicté par la «situation politique volatile du Nicaragua en 2008», selon Gera van Wijk, porte-parole de Triodos aux Pays-Bas...

Cet investissement s’est en tout cas révélé calamiteux: le gendarme bancaire du Nicaragua a sifflé la fin de la récré à l’été 2010 et a définitivement liquidé Banex en août 2012. «Banex a été en mesure de rembourser intégralement les dépôts de ses épargnants locaux», précise toutefois Gera van Wijk. Qui ajoute que ProÉxito, autre institution contrôlée depuis le Panama par BICC, «a également arrêté ses opérations, son portefeuille de prêts ayant été repris par une autre institution financière au Honduras». Quant à BICC, elle a été officiellement dissoute le 24 mars dernier.

A Maurice, au Delaware et aux îles Caïmans, c’est un peu différent. Là-bas, Triodos ne gère pas personnellement des fonds offshore, mais y place du capital. Six fonds en profitent. «Triodos détient une participation minoritaire dans tous ces fonds et n’est souvent même pas représentée au conseil d’administration, précise la porte-parole de la banque. Au total, la banque a investi 8,4 millions d’euros dans ces six fonds offshore.»

Que font ces structures? L’EcoEnterprises Fund II investit, depuis le Delaware, dans des PME en Amérique Latine «qui visent à sauvegarder la biodiversité». Le BRAC Africa Loan Fund, domicilié aux îles Caïmans, investit dans des institutions de microfinance en Afrique de l’Est. L’India Financial Inclusion Fund fait pareil en Inde. Pourquoi est-il enregistré à l’île Maurice plutôt qu’à Mumbai ou Calcutta? «A cause de restrictions dans la législation indienne relative à ce type de fonds, répond Gera van Wijk. En Inde, il faut qu’au moins 25 % du capital d’un fonds provienne d’investisseurs indiens. Un critère difficile à respecter. A Maurice, où le secteur des services financiers est très développé, ce quota n’existe pas.»

Aux Pays-Bas, siège central de Triodos, non plus. Même si ces activités offshore ne représentent qu'une petite fraction des investissements de Triodos, en recourant à ces territoires opaques et criminogènes, la banque éthique ne leur donne-t-elle pas de la légitimité? En y payant des taxes gouvernementales et en rémunérant des intermédiaires locaux qui y administrent les fonds, ne les renforce-t-elle pas économiquement?

David Leloup


Les 13 structures offshore gérées ou investies par Triodos

Îles Caïmans
BRAC Africa Loan Fund (2009)

Delaware
MFX Solutions LLC (2009)
EcoEnterprises Fund II (2012)

Maurice
Africap Microfinance Investment Company (2002)
India Financial Inclusion Fund (2008)
Leapfrog Financial Inclusion Fund (2008)

Luxembourg
Triodos Renewables Europe Fund (2006)
Triodos Sustainable Bond Fund (2007)
Triodos Sustainable Equity Fund (2007)
Triodos Microfinance Fund (2009)
Triodos Sustainable Mixed Fund (2010)
Triodos Sustainable Pioneer Fund (2010)

Panama
Banex International Capital Corp (2008-2013)


Une version courte de cette enquête (mentionnant 10 structures offshore au lieu de 13) est parue dans Marianne le samedi 20 avril 2013.

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