Surf 2.0
L’Internet a muté. La plupart des médias, des industriels et des politiques n’ont rien vu venir. Et sont désarçonnés. Dans son dernier livre, Joël de Rosnay décode magistralement cette mutation et ses implications sociétales. Et nous explique enfin pourquoi, quand on tape «Nicolas Sarkozy» dans Google, on tombe sur le film Iznogoud.
Blogs, vlogs, wikis, fil RSS, podcast, P2P, iPod, Skype, BitTorrent…: si vous êtes complètement largué(e) par le train fou du cybermonde, La révolte du pronétariat de Joël de Rosnay et Carlo Revelli est l’occasion ou jamais de rattraper votre retard, et de prendre même quelques longueurs d’avance sur l’histoire. L’ouvrage décrypte tous ces termes barbares et expose les enjeux de ces technologies à la base de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler le Web 2.0.
Dès 1994, Jim Clarke, fondateur de Netscape, nous avait prévenus: tôt ou tard il faudrait tenir compte du «feedback» d’Internet, ce tsunami informationnel qui finirait par émaner des internautes eux-mêmes. Nous y sommes. Depuis que vous avez entamé la lecture de cet article, quatre nouveaux blogs au moins ont été créés. De qualité très inégale, il est vrai, ces blocs-notes personnels publiés sur la toile remettent néanmoins en question le pouvoir et la légitimité des médias traditionnels. L’Internet n’est plus la NTIC (nouvelle technologie de l’information et de la communication) verticale qu’il était à ses débuts. Il s’est mué en TR (technologie de la relation) horizontale. Tout cela grâce à l’universalité du langage numérique, à la démocratisation du multimédia et aux technologies imprononçables citées en début d’article.
Conséquence: les mass media détenus par les «info-capitalistes» (propriétaires des robinets, tuyaux et contenus médiatiques) sont directement «challengés» par les médias des masses aux mains des «pronétaires» (tous ceux qui sont sur et pour le Net). Munis d’un simple clavier, d’un appareil photo ou d’une caméra numérique, des milliers d’internautes peuvent désormais réaliser un travail de proximité incroyable dont aucun média classique ne pourrait jamais rêver. Et en plus, ils donnent leur avis sur tout et n’importe quoi ! A tel point qu’en France, deuxième pays de la blogosphère, un nouveau magazine entièrement dédié aux blogs, Netizen, a fait son apparition début février dans les kiosques.
Les «foules intelligentes» chères au sociologue étasunien Howard Rheingold (1) seraient-elles en train de prendre tout doucement le pouvoir ? Après avoir mis des MP3 dans les roues de l’industrie musicale, après avoir contrecarré la propagande oui-ouiste des médias dominants au référendum français sur la Constitution européenne – souvenons-nous du blog d’Etienne Chouard –, les pronétaires viennent à nouveau de court-circuiter les majors du disque en plébiscitant les jeunes Anglais d’Arctic Monkeys, premier groupe rock de l’histoire à s’être fait connaître mondialement en offrant ses chansons en téléchargement gratuit. Grâce à leur talent, mais surtout au bouche à oreille véhiculé par les blogs, le label indépendant qui les a signés a écoulé plus de 360.000 exemplaires du premier album en Grande-Bretagne la semaine de sa sortie. Un record absolu. En décembre dernier, une enquête de la revue Nature révélait que les articles scientifiques publiés par les internautes sur l’encyclopédie collaborative et gratuite Wikipédia étaient de qualité équivalente à ceux de l’encyclopédie payante Britannica. Les monopoles se fissurent. Et ce n’est que le début…
D.L.
(1) Foules intelligentes, Howard Rheingold, M2 Editions, 2005.
«La nouvelle nouvelle économie, c’est comme les soldes!»
Joël de Rosnay, vous avez cofondé AgoraVox.com en 2005, un «journal citoyen» en ligne que vous qualifiez de «premier média pronétaire». En quoi se distingue-t-il d’Indymedia, créé en 1999?
AgoraVox se distingue par son approche multidimensionnelle des sujets traités et par son ouverture en matière de thèmes et d’approches éditoriales. Près de 2000 blogueurs contribuent actuellement à AgoraVox, et nous recevons entre 50 et 60 articles par jour. Lancé en mai 2005, ce média est lu aujourd’hui par 300.000 lecteurs distincts chaque mois. Il s’agit donc d’une autre dimension que celle d’IndyMedia, que je trouve excellent par ailleurs, mais qui garde une ligne éditoriale plus spécifique que la nôtre. La publication d’AgoraVox en anglais, dans les semaines qui viennent, étendra considérablement son audience à l’échelle du globe.
Comment sélectionnez-vous les articles publiés?
Pour faire émerger la qualité, nous utilisons un modèle de «pyramide à trois niveaux». A la base: une trentaine de volontaires, les éditeurs. Des petits logiciels baptisés « agents intelligents » trient par mots-clés les différents articles que nous recevons et les envoient automatiquement à certains éditeurs, selon leurs compétences. Ceux-ci peuvent en gros avoir trois attitudes face à un article : 1° le jeter à la poubelle parce qu’il est mal écrit, pas intéressant, trop peu critique, etc.; 2° l’envoyer à des correcteurs qui vont le préciser, l’améliorer; 3° l’envoyer à la «couche» supérieure, constituée de 20 personnes. Celle-ci procède de la même façon, et ainsi de suite. Si l’article traverse les trois couches, il arrive aux fondateurs de la revue, tout en haut de la pyramide, qui décident si l’article passe ou non.
De quelle manière certains grands médias, dont Business Week, se nourrissent-ils aujourd’hui des blogs?
L’an passé, les journalistes de Business Week ont été très critiques face à l’émergence des blogs et des journaux citoyens comme Backfence.com et Bayosphere.com aux Etats-Unis, ou OhMyNews.com en Corée du Sud. Ils ont d’abord considéré que c’était du mauvais journalisme, que ce mouvement n’irait pas très loin parce que les rédacteurs ne sont pas professionnels. Ils se sont ensuite aperçu que les internautes, une fois qu’on a pu leur faire confiance, ont souvent été à la source d’informations pertinentes et originales. Certains blogs deviennent ainsi des sources parmi d’autres. AgoraVox est référencé par Google Actualités et par les news de Yahoo!, où nos articles côtoient ceux de Libé, Le Figaro, Le Monde… Ainsi, progressivement s’établit une complémentarité entre les mass media et les médias des masses alimentés par les pronétaires. Je ne crois absolument pas à une lutte qui conduirait à la disparition des uns par rapport aux autres.
Pour vous, le modèle économique de la «nouvelle nouvelle économie» se résume à une équation : flux + buzz = bizz. En français, ça veut dire quoi?
C’est très schématique évidemment, mais en gros, je dis qu’il vaut mieux gagner 0,10 euro sur 10 millions de personnes avec 90% de marge – ce qui fait 900.000 euros –, que de gagner 10 euros sur 10.000 personnes avec 30% de marge – ce qui ne fait que 30.000 euros. Le trafic sur un site Internet – le flux – offre la possibilité de personnaliser la vente de services ou de produits à bas prix à un grand nombre de gens – c’est le bizz. Mais pour attirer les internautes sur un site, il faut qu’il soit amusant et gratuit. Ainsi les gens en parlent et font votre marketing gratuitement. C’est le buzz.
Quelles sociétés aujourd’hui gagnent de l’argent grâce à ce modèle?
Le logiciel Skype, par exemple, qui permet de téléphoner d’ordinateur à un autre n’importe où dans le monde, a commencé par être totalement gratuit. Grâce au buzz, des millions de personnes l’ont téléchargé. Puis Skype a lancé Skype Out, un service qui permet d’acheter des communications à très bas prix – 1,7 centime d’euro la minute – pour appeler n’importe quel téléphone fixe ou mobile dans le monde à partir d’un PC. Ensuite Skype a ouvert une boutique en ligne avec du merchandising (T-shirts, casquettes…) pour amplifier le buzz et faire du bizz en vendant des téléphones USB et, depuis peu, des téléphones wi-fi avec le logiciel intégré à utiliser dans toutes les zones Internet sans fil.
Autre exemple: Google Earth. Ce logiciel vous permet de voir votre maison à partir d’un satellite. C’est gratuit, c’est fun: des milliers de gens le téléchargent. Ensuite, Google ouvre la licence API (Application Program Interface) qui permet de faire des pushpins et des mash-ups. En français, ça signifie qu’un agent immobilier, par exemple, va pouvoir utiliser une carte Google Earth de la région où il est actif, placer des espèces de punaises virtuelles – les pushpins – là où il y a des maisons à vendre, et créer des mash-ups, c’est-à-dire retravailler les images de Google pour permettre aux gens de zoomer sur certaines zones, de voir si la municipalité permet de construire une piscine ou pas, etc. Ainsi, le droit de personnaliser le logiciel Google Earth est vendu à un prix dérisoire par Google. Mais multiplié par les millions d’utilisateurs des API, cela génère des revenus substantiels.
C’est ce que vous appelez la «nouvelle nouvelle économie»?
Ces deux exemples montrent qu’on peut bâtir une économie du gratuit qui devient payant au fur et à mesure que les flux changent l’échelle. C’est comme les soldes : certains commerçants font le chiffre d’affaires du reste de l’année en cinq jours. Et pourtant, ils donnent l’impression de ne rien gagner parce qu’ils vendent des produits à des prix très bas. C’est précisément ce que n’ont pas compris beaucoup d’industriels et de politiques: le flux crée un changement d’échelle et ouvre la voie à de nouveaux modèles économiques.
Dans une société de l’abondance numérique et de la gratuité, comment rétribuer les producteurs de contenu autrement que par la publicité?
Il faut sortir de cette logique d’exclusion selon laquelle on paie ou on est un pirate. De nombreuses pistes, non exclusives, peuvent être envisagées. Outre la publicité, il y a la notion de shareware: les gens téléchargent un logiciel, de la musique ou de la vidéo et, via PayPal, font un don correspondant à ce qu’ils estiment être correct en regard de la satisfaction obtenue. Il y a aussi, comme l’a fait iTunes, la possibilité de standardiser l’achat d’un contenu numérique (musique, texte, vidéo) par un prix bas mais que les gens sont prêts à payer. Car contrairement à ce que croient beaucoup de majors de la musique et même beaucoup de politiques, les gens sont prêts à payer. Mais pas les prix du commerce, jugés exorbitants. Donc ils téléchargent. Ce qui ne fait pas d’eux des pirates: ce sont des gens qui demandent de nouveaux droits et de nouveaux modèles économiques. Je pense aussi que l’Etat ne devrait pas trop réagir au début de cette phase innovatrice, précisément parce que la situation actuelle crée des contacts et des relations entre les différentes parties, ce qui contribue à l’innovation.
Entretien: D.L.
La révolte du pronétariat. Des mass media aux médias des masses, Joël de Rosnay (avec Carlo Revelli), Fayard, 2006.
Blog : Pronetariat.com.
Ce texte a été publié dans le bimestriel belge Imagine. S’il vous a plu, merci de bien vouloir envisager d’acheter le magazine en version papier ou électronique (PDF), voire de vous y abonner.
vendredi 3 mars 2006
La révolution «pronétarienne»
Publié par David Leloup à 14:57
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