vendredi 14 octobre 2011

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Un Gorbatchev à 400 € la minute



Les honoraires de Mikhaïl Gorbatchev pour sa conférence donnée lundi passé à Liège seraient de 100.000 dollars. La SRIW, l’organisme public qui a payé l’addition, refuse de confirmer ce montant.

Le passage éclair de Mikhaïl Gorbatchev à Liège, le temps d’une conférence donnée lundi soir au Palais des Congrès devant 2.000 personnes, aurait coûté la bagatelle de 100.000 dollars (73.000 euros) au contribuable wallon. Des honoraires réglés par la Société régionale d’investissement de Wallonie (SRIW), un organisme dont la Région Wallonne est actionnaire à 98,66%. La SRIW refuse de confirmer ce chiffre, recueilli pourtant à bonne source.

A 80 ans, l’ancien président de l’Union Soviétique monnaie au prix fort ses apparitions publiques. Et ce même lorsqu’il est en tournée pour faire la promotion d’un de ses livres. Le titre de sa conférence liégeoise, « De la guerre froide à un monde durable », était en effet identique à celui de son dernier ouvrage, paru en mars dernier.

Le 21 octobre prochain, le prix Nobel de la paix 1990 prononcera le même exposé devant la chambre de commerce de Montréal. Le prix des places les moins chères est fixé à 325 dollars canadiens (232 euros). A Liège, l’entrée était gratuite.

Mikhaïl Gorbatchev est resté en tout et pour tout trois heures dans la cité ardente. «Il est arrivé peu avant 18 heures et est reparti sur Bruxelles vers 21 heures», confirme Eric Winnen, le patron de la société de communication qui a assuré la logistique de la soirée. La présence à Liège de cet invité de prestige aurait ainsi coûté 400 euros la minute au contribuable wallon.

Jean-Pascal Labille, président de la SRIW, refuse de confirmer le «prix» de Gorbatchev, estimant que ce serait du «voyeurisme». «Le chiffre que vous citez est supérieur à la réalité des choses, c’est tout ce que je peux dire. Cela fait quatre ans que nous organisons des conférences avec des gens qui sont des pointures dans le domaine financier ou géopolitique. En 2008, nous avons invité Joseph Stiglitz à Liège, en 2009 Paul Krugman à Louvain-la-Neuve, et en 2010 Muhammad Yunus à Mons. Le budget de la conférence de lundi était comparable à celui des événements précédents.»

Et Jean-Pascal Labille d’insister sur les aspects positifs de ces conférences. «Nous faisons venir en Wallonie des hommes qui n’y viendraient pas naturellement. Lundi, trois à quatre cents étudiants ont pu bénéficier de l’expérience de Mikhaïl Gorbatchev, un penseur puissant. Ces conférences permettent aussi de réunir dans un même cénacle le monde de l’entreprise et de l’université. Mais il est clair que ces orateurs ne sont pas des philanthropes, et qu’ils ne viennent pas pour rien.»

Quant à l’université de Liège, elle a profité de la venue de Stiglitz et Gorbatchev pour leur décerner ses insignes de docteur honoris causa. Sans bourse délier.

David Leloup

A lire également dans Le Soir (html) (PDF)

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jeudi 1 septembre 2011

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Sérigny n’a pas retiré sa plainte de 5 millions € contre Rue89



C’était donc du bluff. Dans un droit de réponse fleuve publié sur Rue89 le 12 janvier dernier, le financier français Eric Le Moyne de Sérigny annonçait solennellement l’abandon de ses poursuites en diffamation contre Rue89 et l’auteur de ces lignes, «en raison du dialogue, certes tardif mais constructif, qu'il m'a été permis d'avoir avec vous».

La vérité c’est que le dialogue, l’ex-conseiller d’Eric Woerth ne le supporte pas. Son ego n’a pas encaissé que nous rectifions, en commentaire à son droit de réponse, quelques contre-vérités qu’il avait assénées. Eric Le Moyne de Sérigny n’a par conséquent pas retiré sa plainte, qui court toujours. Une nouvelle audience a été programmée jeudi 26 janvier 2012 au tribunal de grande instance de Paris.

L’ami du président Nicolas Sarkozy et de l’ex-gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt réclame donc toujours 5 millions d’euros à la société Rue89, à son directeur de publication Pierre Haski et à moi-même pour diffamation. Sérigny exige également le retrait de l’article qu’il estime diffamatoire du site Rue89 sous peine d’astreinte de 5.000 euros par jour de retard, ainsi que le paiement des frais occasionnés par la procédure, soit 25.000 euros.

Depuis le début, nous estimons cette procédure intimidatrice et abusive.

D.L.

Photo: givikat/Flickr/CC.

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lundi 27 juin 2011

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La galaxie offshore de Luciano D’Onofrio

Panama, Liechtenstein, Îles Vierges, Pays-Bas, Irlande...

La fortune personnelle de l’ex-homme fort du Standard de Liège se trouve sur des comptes suisses détenus par un réseau de sociétés écran pilotées par Maurizio Delmenico: deux holdings, quatre réceptacles de fonds occultes présumés, trois véhicules réinjectant ces fonds dans l’économie légale, et une mystérieuse panaméenne inconnue des enquêteurs...


C’est à Tortola (Îles Vierges britanniques) qu'étaient domiciliées les deux obscures sociétés actionnaires de Barnross Developments (Irlande), une offshore contrôlée par Luciano D'Onofrio, l'ex-dirigeant du Standard. Lors de transferts de joueurs, Barnross aurait surfacturé de pseudos services de consultance à certains clubs, pour ensuite reverser ces sommes en noir aux joueurs transférés. (Photo: Johnny Shaw/Flickr/CC)

C’est un véritable réseau, opaque, de sociétés offshore domiciliées aux quatre coins du globe, qui était piloté par Maurizio Delmenico pour chapeauter les activités professionnelles de son ami Luciano D’Onofrio, l’ex-agent de Zidane et ex-homme fort du Standard de Liège.

Pour rappel, les deux hommes ont été inculpés, mercredi dernier, par le juge d’instruction liégeois Philippe Richard pour faux, usage de faux et blanchiment d’argent dans le cadre d’une association criminelle. Ils risquent jusqu’à cinq ans de prison et des amendes.

Le Soir a identifié pas moins de dix coquilles administrées par Delmenico, l’«architecte» de ces montages. Trois offshore sont domiciliées au Panama, deux au Liechtenstein, deux aux Îles Vierges britanniques, une aux Pays-Bas, une en Irlande et une au Royaume-Uni. Au moins cinq de ces coquilles sont encore actives aujourd’hui.

Toutes ces sociétés auraient des comptes bancaires en Suisse, plaque tournante des flux financiers de Luciano D’Onofrio. Un homme qui cultive la discrétion à l’extrême: son nom n’apparaît officiellement que dans deux panaméennes. Mais il contrôlerait, selon une source proche du dossier, les huit autres coquilles via des prête-noms – dont principalement Delmenico.

Cette galaxie de sociétés offshore financièrement interconnectées sert essentiellement deux objectifs. D’abord, récolter les commissions perçues par D’Onofrio lors des dizaines de transferts de joueurs dans lesquels il est intervenu, soit comme agent, soit comme «facilitateur» entre un club et un autre agent. Au moins quatre offshore auraient été utilisées à cette fin par l’ex-vice-président du Standard.

Ensuite, dans un second temps, il s’agit de réinjecter ces fonds dans l’économie réelle. Trois offshores ont joué ce rôle en Belgique, en investissant dans la SA Standard de Liège ou en achetant des biens immobiliers (appartement, maisons).

L’inculpation de Luciano D’Onofrio et de Maurizio Delmenico signifie que la justice estime posséder suffisamment d’éléments attestant qu’une partie des commissions perçues par D’Onofrio sont le fruit de fausses factures et ont échappé au fisc et à la sécurité sociale. Bref, qu’il s’agirait d’argent noir et que celui-ci aurait ensuite été blanchi en Belgique via des sociétés-écrans domiciliées aux Pays-Bas, au Panama et au Liechtenstein.

Outre D’Onofrio et Delmenico, cinq sociétés ont été inculpées par la justice liégeoise en tant que personnes morales: Mondial Service International Ltd. Inc. (Panama), International Agency for Marketing Ltd. (Liechtenstein), Corporate Press Limited (Royaume-Uni), Alalunga Anstalt (Liechtenstein), et Kick International Agency B.V. (Pays-Bas).

Contacté par Le Soir, Luciano D’Onofrio n’a souhaité faire «aucun commentaire sur cette affaire». Quant à Maurizio Delmenico, il n’était pas joignable ce week-end.

David Leloup


Les dix sociétés écran

1 Mondial Service International Ltd. Inc.
Domicile: Panama City, Panama
Création: 5 novembre 1986
Statut: active


Créée à l’époque où Luciano D’Onofrio était manager général du FC Porto, Mondial Service (MSI) apparaît dans l’affaire de la comptabilité occulte du SC Toulon, un scandale qui éclate au début des années 1990. En 1989, cette offshore émet une fausse facture d’une valeur de 222.000 euros au préjudice du SC Toulon pour des frais fictifs «de commission, publicité et marketing». Une partie de cet argent sera discrètement reversée à Rolland Courbis, à l’époque l’entraîneur du club. En 1995, D’Onofrio sera condamné pour ces faits par le tribunal correctionnel de Marseille: un an de prison avec sursis et 7.600 euros d’amende. MSI, dont Delmenico est le trésorier, est toujours active aujourd’hui: c’est elle qui loue la maison de D’Onofrio à Alalunga (lire ci-dessous). Autrement dit, Luciano D'Onofrio se loue sa propre maison via deux offshore qu’il contrôle...


2 International Agency for Marketing Ltd.
Domicile: Vaduz, Liechtenstein
Création: 20 avril 1988
Statut: active


Créée moins de deux ans après MSI, cette offshore a servi de caisse de transit pour la réception et le paiement de commissions occultes dans le cadre des transferts de plusieurs joueurs de l’Olympique de Marseille (OM), entre 1997 et 1999. Peu après l’acquisition de Fabrizio Ravanelli par l’OM en 1997, une commission de 808.000 euros a été versée sur le compte suisse d’IAM à la Corner Banca de Lugano. Sur ordre de Maurizio Delmenico, administrateur d’IAM, celle-ci reversera une rétrocommission de 152.000 euros à Rolland Courbis sur le compte anonyme «Frizione» ouvert à la Corner Banca.
Les statuts d’IAM ont été modifiés le 26 avril 2004, deux jours après que le juge d’instruction Richard ait été saisi de l’affaire.


3 Corporate Press Limited
Domicile: Londres, Royaume-Uni
Création: 11 juillet 2002
Statut: dissoute (juin 2011)


C’est l’une des deux sociétés identifiées créée après l’arrivée de Luciano D’Onofrio au Standard. Delmenico en est l’unique directeur depuis 2002. Le capital de cette société de consultance, soit 1.000 livres sterling, est réparti en une seule action au porteur détenue par D’Onofrio. Pourtant, dans les comptes 2007 que Le Soir s’est procurés, Delmenico déclare être «incapable d’identifier le bénéficiaire ultime de la société».
Lors de perquisitions, les limiers liégeois ont découvert des fausses factures émises par Corporate Press lors de plusieurs transferts, dont celui de Sergio Conceiçao, à l’été 2003, de l’Inter de Milan à la Lazio de Rome.


4 Barnross Developments Limited
Domicile: Dublin, Irlande
Création: 3 décembre 1992
Statut: dissoute (2001)


Créée par une fiduciaire de Guernesey, Barnross Developments aurait surfacturé des services de consultance, jugés bidon par les limiers liégeois, pour ensuite reverser ces sommes comme compléments de salaires à des joueurs fraîchement transférés.
Selon les derniers comptes que Le Soir s’est procurés, le chiffre d’affaires de Barnross atteignait 4.407.842 francs suisses en 1999, soit plus de 110 millions de francs belges à l’époque (2,7 millions d’euros). Fait significatif, l’auditeur qui a validé ces comptes indique dans son rapport qu’il a été «incapable de vérifier le chiffre d'affaires et le montant des ventes car les commissions et les frais étaient fondés sur des accords verbaux».
L’actionnariat de Barnross est encore plus opaque que ses comptes puisqu’il s’agit de deux offshore domiciliées aux Îles Vierges britanniques, l’un des paradis fiscaux les plus secrets de la planète...
Dissoute en 2001, Barnross était domiciliée au 41 Central Chambers à Dame Court, dans le quartier des banques de Dublin. Cette adresse est celle du cabinet Kearney Curran & Co., l’un des principaux «grossistes» irlandais en sociétés offshore, où sont domiciliées des centaines d’autres sociétés boite-aux-lettres.


5 Selancy Corporation
Domicile: Panama City, Panama
Création: 11 janvier 2005
Statut: active


C’est la seule offshore du réseau à avoir été fondée après l’ouverture de l’instruction judiciaire liégeoise, fin avril 2004. Delmenico en est le trésorier, mais c’est Luciano D’Onofrio en personne qui est aux commandes de Selancy, en tant que directeur et président du conseil d’administration, depuis le 30 mars 2005. Selon nos informations, les enquêteurs ignorent le rôle exact joué par cette société dans le réseau offshore de Luciano D’Onofrio. Lors de leur perquisition à la fiduciaire de Delmenico, à Lugano, les limiers liégeois n’ont rien trouvé concernant cette société. Pour l’heure, donc, Selancy reste un gros point d’interrogation...


6&7 Statefare Securities Limited
& Whitecourt Holdings Limited

Domicile: Tortola, Îles Vierges britanniques
Création: inconnue
Statut: inconnu


Domiciliées à Road Town, sur l’île de Tortola dans les Îles Vierges britanniques, Statefare Securities et sa jumelle Whitecourt Holdings détenaient à elles deux les 2.000 actions de l’irlandaise Barnross Developments. Les deux
sociétés holding sont gérées par la même fiduciaire de Guernesey, celle qui a créé Barnross en Irlande.
Aux Îles Vierges, le registre des sociétés n’est pas public. De plus, il ne renseigne ni le nom des administrateurs ni celui des actionnaires. Seule une commission rogatoire permet d’obtenir ces informations, au terme d’une procédure souvent très longue... Selon nos informations, les enquêteurs liégeois n’ont pas envoyé de commission rogatoire à Tortola.


8 Harry Finance & Trade Inc.
Domicile: Panama City, Panama
Création: 12 décembre 1988
Statut: dissoute (2003)


Lorsqu’il revient à Liège en 1998, fortune faite, Luciano D’Onofrio s’installe dans un appartement haut de gamme de 120 mètres carrés, perché au dernier étage du somptueux hôtel de Grady au 13 rue Saint-Pierre. Officiellement, l’appartement est acheté en 1999 par Harry Finance & Trade, une offshore administrée de décembre 1998 jusqu’à sa dissolution, en octobre 2003, par Maurizio Delmenico et deux prêtes-noms panaméens.
Luciano D’Onofrio n’apparaît pas dans les statuts de la société, et l’origine des fonds ayant servi à l’achat de l’appartement reste à ce jour un mystère. Cet achat pourrait bien être la première opération de blanchiment présumé en bord de Meuse.
A l’époque, le voisin direct du nouvel homme fort du Standard n’est autre que l’architecte Charles Vandenhove. En 2000, D’Onofrio le chargera de rénover, à grands frais, le très chic hôtel particulier du 18e siècle qu’il occupe aujourd’hui, rue Bonne Fortune à Liège.


9 Alalunga Anstalt
Domicile: Vaduz, Liechtenstein
Création: 19 juin 1973
Statut: active


Outre l’hôtel particulier habité par Lucien D’Onofrio, Alalunga possède aussi trois immeubles de rapport, à Ans, habités par des proches de l’ex-vice-président du Standard. Delmenico est le gestionnaire d’Alalunga. C’est lui qui a par exemple introduit la demande de permis d’urbanisme pour la restauration du bâtiment rue Bonne Fortune. L’ancien réviseur du Standard, Henri Lafosse, dispose quant à lui du pouvoir de signature pour Alalunga en Belgique. En juin 2008, tous les biens d’Alalunga ont été placés sous saisie conservatoire pénale par le juge d’instruction liégeois Philippe Richard.


10 Kick International Agency B.V.
Domicile: Amsterdam, Pays-Bas
Création: 9 septembre 1996
Statut: active


La société IAM de Vaduz est l’actionnaire unique de Kick International depuis le 28 mai 1998. Soit trois jours après l’assemblée générale extraordinaire des actionnaires du Standard au cours de laquelle le sauvetage du club s’est négocié. Kick International investira près de 3,6 millions d’euros dans la SA Standard de Liège entre avril 1999 et juin 2002. Domiciliée à Amsterdam chez le géant de l’audit KPMG, elle détient 10% des parts de la SA Standard de Liège. Ces parts ont été saisies le 20 juin par la justice liégeoise à titre conservatoire. Soit juste avant les inculpations de D’Onofrio et Delmenico, et la vente à Roland Duchâtelet des parts du club détenues par Magarita Louis-Dreyfus, l’actionnaire principale.


Enquête menée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Communauté française, publiée dans Le Soir du lundi 27 juin 2011 (PDF)


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samedi 25 juin 2011

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Luciano D’Onofrio aurait blanchi des fonds occultes lors du sauvetage du Standard

Photo: DR

L’ancien vice-président du Standard de Liège, Luciano D’Onofrio, a investi près de 3,6 millions d’euros pour sauver le club il y a dix ans. Selon la justice liégeoise, il s’agirait d’argent noir provenant notamment de commissions occultes perçues lors des transferts de Dugarry, Ravanelli et Baia en 1997.

Après plus de sept ans d’enquête, des perquisitions dans les plus grands clubs de la planète, des dizaines d’heures d’auditions de joueurs et dirigeants de clubs, Luciano D’Onofrio a finalement été inculpé, mercredi, pour faux, usage de faux et blanchiment d’argent, par le juge d’instruction liégeois Philippe Richard.

Les enquêteurs ont désormais la conviction que Luciano D’Onofrio a investi de l’argent noir dans la SA Standard de Liège, lors du sauvetage du matricule 16 il y a une dizaine d’années. Ces fonds proviendraient de commissions occultes versées lors de transferts de joueurs dont D’Onofrio était l’agent, ou un intermédiaire, dans les années 90.

Entre 1991 et 2004, l’ex-homme fort du Standard a été l’agent des plus grands joueurs de la planète foot: Zidane, Trézeguet, Desailly, Baia, Deschamps... Les opérations de blanchiment présumées en bord de Meuse ont quant à elles été réalisées entre 1999 et 2002.

En 1998, le Standard est financièrement exsangue. Robert Louis-Dreyfus, homme d’affaires suisse et principal actionnaire de l’Olympique de Marseille, entre au capital du club à la demande de son ami Luciano D’Onofrio. Les deux hommes sauveront le club de la faillite en y injectant pas moins de 35,6 millions d’euros.

Le sauvetage s’est effectué lors de quatre augmentations de capital en avril 1999, janvier 2000, décembre 2000, et juin 2002, selon les informations disponibles aux greffes du tribunal de commerce de Liège. Lors de chaque recapitalisation, 90% des fonds injectés provenaient de Robert Louis-Dreyfus, les 10% restant de Luciano D’Onofrio. Au total, l’ex-vice-président du Standard a injecté près de 3,6 millions d’euros.

Mais à l’époque, il avance masqué. D’Onofrio opère via Kick International Agency BV, une société boite-aux-lettres gérée par le géant de l’audit KPMG à Amsterdam. Le Soir a consulté les données de Kick International enregistrées au registre hollandais des sociétés: le nom de D’Onofrio ne figure nulle part.

Seul son ami Maurizio Delmenico, agent fiduciaire basé à Lugano, apparaît publiquement comme directeur. Delmenico, qui était encore l’an dernier agent de joueurs agréé par la FIFA, a représenté Kick International au conseil d’administration du Standard de 1998 à février 2005.


La société boite-aux-lettres Kick International Agency BV, derrière laquelle Luciano D'Onofrio s'est abrité pour investir 3,6 millions d'euros dans le Standard de Liège il y a dix ans, est domiciliée dans cet immeuble du géant de l'audit KPMG, dans la banlieue d’Amsterdam. Photo (c) Google
Le registre hollandais indique par ailleurs que Kick International est une filiale à 100% de International Agency for Marketing Ltd. (IAM), une sulfureuse société offshore du Liechtenstein dont la justice française a percé le voile d’opacité et mis à jour le bénéficiaire économique: Luciano D’Onofrio.

Fin des années 1980, cette coquille enregistrée à Vaduz apparaît dans l’affaire de la caisse noire du Sporting Club de Toulon. Dans son réquisitoire, en 1995, le procureur général de la cour d’appel d’Aix-en-Provence qualifiera Luciano D’Onofrio de «spécialiste de fourniture en fausses factures» émises par IAM.

A l’époque, D’Onofrio fournit ces faux en écriture à Rolland Courbis, alors entraîneur de Toulon, «pour détourner des fonds» du club et rémunérer des joueurs au noir. Au passage, l’intermédiaire D’Onofrio prend sa commission. «De plus, selon le procureur, il avait été mis en examen dans l’affaire des Girondins de Bordeaux pour des faits similaires.»

Dans l’affaire du SC Toulon, D’Onofrio sera condamné en novembre 1995 par le tribunal correctionnel de Marseille à un an de prison avec sursis et 50.000 francs (7.622 euros) d’amende pour faux, usage de faux et abus de confiance.

A Bordeaux, il écopera d’une amende de 300.000 francs (46.000 euros) pour abus de confiance et recel liés à son rôle d’intermédiaire dans les comptes occultes des Girondins. Il bénéficiera par la suite d’une grâce présidentielle.

Luciano D’Onofrio et sa société IAM apparaissent également dans le scandale des transferts frauduleux à l’Olympique de Marseille, fin des années 1990. En particulier dans les transactions liées aux transferts, en 1997, de l’attaquant français du FC Barcelone, Christophe Dugarry, et du centre-avant italien de Middlesborough, Fabrizio Ravanelli.

En novembre 2007, D’Onofrio sera condamné par la cour d’appel d’Aix-en-Provence à deux ans de prison dont 6 mois fermes (18 mois avec sursis), 200.000 euros d’amende, et 2 ans d’interdiction d’activité liée au football sur le territoire français. Un jugement confirmé en cassation.

Selon ce jugement, que Le Soir s’est procuré, les transferts de Dugarry et Ravanelli ont donné lieu à une «majoration frauduleuse» de leur montant destinée à être reversée aux joueurs, dans le but de minorer les salaires à leur payer. Ces majorations se sont traduites par des commissions respectives de 3,6 et 5,3 millions de francs (549.000 et 808.000 euros) à la société IAM «dont le montant devait faire l’objet de rétrocessions occultes».

Fin 2003, soit après la recapitalisation du Standard, les enquêteurs liégeois commencent à soupçonner Luciano D’Onofrio d’avoir blanchi ces commissions occultes en les injectant dans le club liégeois. Le juge d’instruction financier Philippe Richard est saisi de l’affaire le 24 avril 2004.

Les limiers de la cité ardente creusent le sillon français. Et après Sclessin, perquisitionnent dans les plus grands clubs: Barcelone, Madrid, Porto, Lisbonne, Hambourg... Ils recherchent d’autres transferts suspects dans lesquels Luciano D’Onofrio est intervenu comme intermédiaire.

Ils en trouveront au moins deux: celui du gardien portugais du FC Porto, Vitor Baia, transféré du FC Porto au FC Barcelone en 1996, et celui de Sergio Conceiçao, transféré de l’Inter de Milan à la Lazio de Rome à l'été 2003.

Dans ce dernier cas, des commissions occultes auraient transité par Corporate Press Limited, une coquille britannique créée en juillet 2002, à Londres, à quelques encablures de la City. Cette offshore vient tout juste d’être dissoute et sera définitivement rayée du registre britannique ce mardi.

David Leloup


Enquête menée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Communauté française, publiée dans Le Soir du samedi 25 juin 2011 (PDF)


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lundi 30 mai 2011

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La double casquette du procureur général de Genève

Le quartier des affaires de Panama City. Photo: Martin Garrido - Creative Commons

Le patron du pouvoir judiciaire genevois, Daniel Zappelli, apparaît comme administrateur de deux sociétés offshore panaméennes encore actives. Il vient d’entreprendre des démarches pour liquider cet héritage encombrant de ses années d’avocat.

Peut-on être à la fois gestionnaire d’entités opaques dans les paradis fiscaux et magistrat chargé de traquer la fraude et le blanchiment? Neuf ans après son élection au poste de procureur général du canton, Daniel Zappelli apparaît toujours au registre des sociétés panaméen comme gérant de deux sociétés ­offshore: Astromar Investments SA, créée en juin 1987, et Zigma Marine Services SA, fondée trois ans plus tard.

D’après les actes notariés que Le Temps s’est procurés, Daniel Zappelli a été nommé administrateur et trésorier d’Astromar en décembre 1993 avec pouvoir de signature individuelle, ce qui signifie qu’il peut engager légalement la société seul. Quant à Zigma, il en est devenu administrateur et secrétaire dès sa création, en juin 1990.

Daniel Zappelli a en outre administré deux autres offshore, Gems Distribution International SA et Precious Stones International SA, également avec pouvoir de signature individuelle, de mars 1993 à leur dissolution en 1995 et 1996. Lorsqu’il a pris ces fonctions, Daniel Zappelli était jeune avocat collaborateur au sein de l’étude de Me Enrico Monfrini, qui administre également ces offshore depuis Genève.

Créées devant notaire par le cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca, sorte de grossiste spécialisé dans la vente en masse de structures offshore, les quatre sociétés sont dotées d’un capital de 10.000 dollars réparti en 100 actions au porteur. Leur objet social est tellement large qu’elles peuvent exercer à peu près n’importe quelle activité. Elles peuvent aussi «agir en tant qu’initiateur ou bénéficiaire de trusts en République de Panama ou à l’étranger», et donc potentiellement servir de véhicules opaques dans des montages visant à masquer l’identité de leurs ayants droit économiques.

D’autant qu’à ce jour, le Panama n’a toujours pas quitté la liste grise de l’OCDE des paradis fiscaux non coopératifs, ni la liste noire établie par la France. Son «score d’opacité financière», un indice calculé en 2009 par le Tax Justice Network sur la base de douze critères objectifs, atteint 92%.

Ironie de la situation, Me Monfrini se bat aujourd’hui pour restituer au peuple haïtien les millions d’une fondation liechtensteinoise créée par une offshore panaméenne similaire, elle-même contrôlée par des prête-noms vraisemblablement aux ordres du clan de l’ex-dictateur haïtien Jean-Claude «Baby Doc» Duvalier. Seule certitude: les actionnaires de cette panaméenne n’ont jamais été identifiés.

Sollicité à de multiples reprises, Daniel Zappelli n’a pas souhaité répondre directement à nos questions. Selon son porte-parole Christophe Tournier, le procureur général a été «extrêmement surpris» d’apprendre que son nom figure toujours parmi les administrateurs d’Astromar et Zigma, alors qu’«il n’aurait plus dû l’être depuis le 31 mai 1996, date de son départ de l’étude de Me Monfrini et de son entrée dans la magistrature».

Quant à Me Monfrini, il indique que c’est lui, à l’époque, qui a demandé à son employé d’alors de siéger au conseil d’administration de ces offshore. Et il précise que Daniel Zappelli n’était «ni actionnaire, ni propriétaire économique de ces sociétés, et n’a pas reçu de rémunération quelconque pour ces mandats, hors son salaire de collaborateur».

Me Monfrini ajoute que son étude a été «dessaisie» du dossier Astromar le 27 février 1996. Il ne fournit aucune date concernant le dessaisissement de Zigma. «Mes dossiers concernant ces sociétés ont été détruits 10 ans après la fin de mon mandat», justifie l’avocat.

Concernant le fait que le registre des sociétés panaméen annonce Astromar et Zigma en vie, Me Monfrini avance l’explication suivante: «Le représentant local à Panama, Mossack Fonseca, m’avait assuré que ces sociétés avaient été radiées avant le départ de M. Zappelli de mon cabinet et que les frais relatifs à ces off­shore n’avaient plus été payés, ce qui conduisait à leur radiation automatique. Cette information m’a encore été confirmée il y a quelques jours, de sorte que la source de l’erreur est manifestement imputable à Mossack Fonseca.»

Dans ce cas, qui a payé les frais annuels de ces deux coquilles pour les maintenir en vie – soit quelque 300 dollars de taxe gouvernementale et 250 dollars d’honoraires pour l’agent résident? Car effectivement, le non-paiement de la taxe signe l’arrêt de mort d’une offshore panaméenne: «En général, les sociétés sont radiées dans les deux ans», précise le cabinet d’avocats britannique SCF Group.

Autre question: pour quel type de clients Daniel Zappelli a-t-il été «prête-nom» au sein de ces quatre offshore? Et quel était l’objet de ces sociétés? Me Monfrini se retranche derrière le secret professionnel auquel il est astreint, et rappelle que le procureur général, en tant qu’ancien avocat, y est également soumis «même après avoir quitté le barreau».

L’existence de ces sociétés est susceptible de mettre Daniel Zappelli dans une position délicate, en particulier dans l’affaire Abacha, où il représente le Ministère public et Enrico Monfrini la partie civile.

L’avocat reconnaît qu’il est administrateur d’environ 80 sociétés, fondations et trusts, et rappelle qu’il s’agit d’activités parfaitement légales et contrôlées en Suisse. «Les offshore que j’administre ne sont pas toutes des sociétés qui ont pour but d’échapper au fisc des pays dont mes clients sont ressortissants. Mais certaines le sont», concède-t-il. «Je trouve inadmissible, comme certains de mes clients, que le fisc “tonde le mouton” pour plus de la moitié de ses revenus.»

Au nom du secret professionnel, Me Monfrini refuse d’indiquer si Astromar, Zigma, Gems Distribution et Precious Stones avaient pour vocation de flouer des autorités fiscales étrangères. Il précise juste qu’à la demande de Daniel Zappelli, il vient d’entreprendre des démarches pour liquider Astromar et Zigma.

D’après la loi sur l’organisation judiciaire, les magistrats ne peuvent en aucun cas exercer une autre activité lucrative ou «susceptible de nuire à leur indépendance, à la dignité de leur fonction ou à l’accomplissement de leur charge».

David Leloup


Version longue d’une enquête publiée dans le quotidien suisse Le Temps du lundi 30 mai 2011 (PDF)



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vendredi 29 avril 2011

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Prix de la presse Dexia 2010


Info service. Mon enquête en deux volets intitulée «Vaccin anti-H1N1: les dessous d’un contrat controversé» publiée en mai et novembre 2010 dans Le Soir et Politique, revue de débats a reçu hier soir le Prix de la presse Dexia 2010 dans la catégorie presse écrite. Ces prix, décernés chaque année depuis 1963 par des jurys composés de professionnels des médias, de personnalités académiques et de représentants du groupe franco-belge, ont également récompensé – et c’est une première – le webdocumentaire «Le bonheur brut» d’Arnaud Grégoire (publié sur un blog du Soir et soutenu par le Fonds pour le journalisme), le reportage télé «Les urgentistes de la justice» d’Adel Lassouli (RTL-TVI) et le reportage radiophonique «Kigali 2020» de Frédéric Moray (Bel-RTL, soutenu par la fondation Roi Baudouin, à écouter ici: 1, 2, 3).
En juillet 2009, dans l’urgence, sans appel d’offres public, l’Etat belge signait avec GlaxoSmithKline (GSK) un contrat exclusif de 110 millions d’euros pour l’achat de 12,6 millions de doses de vaccin contre la grippe A/H1N1. Le premier volet de l’enquête (Le Soir) dévoile et analyse les huit points controversés de ce contrat secret, qui dégage notamment le fabricant de toute responsabilité en cas de décès ou d’effets secondaires graves liés à son vaccin expérimental. Le second volet (Politique) montre l’absence de transparence sur les intérêts des experts qui orientent les décisions politiques en matière de santé publique, et révèle qu’un tiers au moins des experts académiques qui ont recommandé le vaccin de GSK au gouvernement présentaient un conflit d’intérêts selon la définition même du Conseil supérieur de la santé.

Photo: (c) Belga, dans Le Soir

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dimanche 16 janvier 2011

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L’ex-banquier Rudolf Elmer, source de WikiLeaks, jugé en Suisse mercredi


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L’ex-banquier Rudolf Elmer remettra au fondateur de WikiLeaks Julian Assange, lors d’une conférence de presse ce lundi à Londres, deux CD bourrés de données bancaires confidentielles contenant 2.000 noms d’individus suspectés de frauder le fisc via des structures offshore.

Elmer, 55 ans, ex-directeur de la filiale de la banque suisse Julius Bär aux îles Caïmans, est au centre d’un documentaire sur lequel je travaille depuis plusieurs mois. Il sera jugé mercredi à Zurich pour violation du secret bancaire suisse, faux et usage de faux, et menaces envers deux cadres de la banque.

C’est la première fois qu’une source de WikiLeaks passera devant un juge pour avoir «fuité» des informations bancaires confidentielles, d’abord à la presse suisse en 2005 – sans grand succès –, ensuite sur WikiLeaks en 2008 – ce qui a valu au jeune site son tout premier procès aux Etats-Unis et le blocage de son nom de domaine une semaine durant.

Suite aux premières fuites d’Elmer, plusieurs enquêtes fiscales ont été ouvertes, notamment aux Etats-Unis, en Allemagne, en Belgique et au Royaume-Uni. A Bruxelles, le fisc s’est intéressé de très près au financier belge Philippe Stoclet (l’un des héritiers du Palais Stoclet, patrimoine mondial de l’UNESCO) qui avait dissimulé dix millions de dollars dans un trust administré par la Julius Bär à Grand Cayman.

Motivé au départ par un esprit de revanche dû à un licenciement fin 2002 qu’il juge abusif, Elmer est par la suite devenu un authentique «lanceur d’alertes» (whistleblower) en dénonçant des faits de fraude fiscale réalisés ou facilités par ses employeurs ultérieurs: le Noble Group, un gestionnaire de fonds basé à Hong Kong, et la banque sud-africaine Standard Bank pour laquelle Elmer a travaillé notamment à l’île Maurice, l'île de Man, Jersey et Guernesey.

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jeudi 13 janvier 2011

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Eric de Sérigny jette l’éponge

Dans un long droit de réponse adressé ce 12 janvier à Rue89, le financier français Eric Le Moyne de Sérigny, ex-conseiller du ministre du Budget Eric Woerth, annonce qu’il abandonne ses poursuites pénales pour diffamation engagées contre Rue89 et moi-même devant le tribunal correctionnel de Paris le 20 octobre 2010. Il avait initié cette action suite à la publication d’une de mes enquêtes sur les sociétés offshore panaméennes qu’il administrait fin des années 1980 en tant que prête-nom pour le compte de très riches clients de la Chase Manhattan Bank, susceptibles de pratiquer l’évasion fiscale via un trust.

Pour avoir publié ces informations qui se fondent notamment sur des actes notariés publiquement accessibles auprès du registre des sociétés panaméen, Rue89 et moi-même nous sommes vus réclamer par Eric Le Moyne de Sérigny, 64 ans, la somme record de 5 millions d’euros pour le «préjudice professionnel» qu’il estime avoir subi. Dans les annales judiciaires françaises, jamais un tel montant n’avait été demandé par quelqu’un s’estimant diffamé dans une affaire de presse.

Face à l’offre de preuves de plus de 400 pages que nous avons produite devant le tribunal, Eric Le Moyne de Sérigny s’est visiblement rendu compte qu’il n’avait aucune chance de nous faire condamner et d’obtenir le moindre euro de dédommagement. Il a donc jeté l’éponge.

Rue89 et moi-même maintenons bien évidemment l’intégralité de nos informations, quoi qu’en dise Eric Le Moyne de Sérigny dans son droit de réponse, auquel nous n’avons d’ailleurs pas manqué de réagir.

David Leloup

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vendredi 19 novembre 2010

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Ces encombrants conflits d’intérêts des experts de la grippe


En Belgique, la transparence sur les intérêts des experts qui orientent les décisions publiques fait défaut. Le Comité scientifique Influenza et le Conseil supérieur de la santé refusent de dévoiler la liste exacte et les déclarations d’intérêts des experts qui ont recommandé au gouvernement le choix exclusif du vaccin anti-H1N1 de GlaxoSmithKline, alors que tous nos voisins ont systématiquement sollicité plusieurs labos. Enquête.

Mais qui sont donc les experts qui ont recommandé au gouvernement fédéral d’acheter le vaccin adjuvanté de GlaxoSmithKline (GSK) contre la grippe A/H1N1, et aucun autre? Cette question toute simple, nous l’avons posée à de multiples reprises au SPF Santé publique ces derniers mois. Une réponse précise ne nous est jamais parvenue.

Rétroactes. En octobre 2005, alors que la grippe aviaire A/H5N1 est aux portes de l’Europe, un Commissariat interministériel «Influenza» est créé. Objectif: centraliser toutes les actions menées dans le cadre de la grippe aviaire et rapporter directement au ministre de la Santé.

Le Commissariat comprend un comité scientifique et un comité de pilotage. «Le comité scientifique est chargé du suivi de la situation tant épidémiologique que scientifique, il évalue les risques au niveau humain et animal pour la société belge, et émet des recommandations et des avis scientifiques, explique Jan Eyckmans, porte-parole du Commissariat et du SPF Santé publique. C’est donc le Comité scientifique Influenza qui recommande le choix du vaccin.»

A son origine en 2005, poursuit Eyckmans, ce comité était composé de représentants de la section vaccination du Conseil supérieur de la santé (CSS) et d’experts issus du comité scientifique de l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (AFSCA).

Début 2008, le comité scientifique émet une recommandation clé au comité de pilotage influenza. Celle-ci préconise «l’achat d’un stock stratégique de vaccins Influenza A/H5N1 adjuvanté et adaptable – vaccin dont l’antigène et l’adjuvant sont conditionnés séparément», selon Jan Eyckmans. Fondée sur un critère aussi précis, cette recommandation qualifie de facto le vaccin de GSK – le seul dont l’antigène et l’adjuvant sont fournis dans deux flacons différents.

Malgré des demandes répétées, nous ne recevrons jamais le texte de cette recommandation de 2008, ni la liste des membres du comité scientifique qui l’a rédigée. Ne nous sera transmise que la composition du comité à sa création, en octobre 2005, en nous assurant qu’elle est restée «relativement stable»...

En avril 2009, lorsque la grippe porcine A/H1N1 apparaît, le Comité scientifique Influenza renouvelle la recommandation clé de 2008 en l’adaptant à la nouvelle souche. Trois mois plus tard, le gouvernement signera un contrat confidentiel et exclusif de 110 millions d’euros avec GSK pour la livraison de 12,6 millions de doses du vaccin Pandemrix.

Pourtant, de l’Espagne au Royaume-Uni, en passant par la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Luxembourg, l’Irlande ou la Suisse, les experts locaux n’ont pas été aussi précis dans leurs recommandations que leurs homologues belges. Résultat: aucun producteur n’a été exclu d’emblée, et de deux à quatre vaccins de marques et compositions différentes ont été acquis par ces gouvernements (1).

Comme les experts de la section vaccination du Conseil supérieur de la santé (CSS) se sont retrouvés de facto dans le Comité scientifique Influenza, nous avons demandé au CSS les déclarations d’intérêts que lui ont remises ces experts en 2008 et 2009.

La procédure interne du CSS relative à la prévention des conflits d’intérêts est, sur le papier en tout cas, très stricte: «Un simple “lien d’intérêt” suffit comme critère d’exclusion au vote final des avis et recommandations officiels», résume Michele Rignanese, porte-parole du CSS.

En effet, l’organe d’avis scientifique du SPF Santé publique considère qu’il y a conflit d’intérêts quand «une personne associée à l’émission d’avis du CSS tire un bénéfice personnel d’un avis ou d’une recommandation du CSS, ou a des liens avec des personnes, des institutions, des organisations ou des firmes elles-mêmes concernées par lesdits avis ou recommandations, dans la mesure où cela pourrait influencer l’attitude de cette personne dans la formulation d’avis ou de recommandations».

Le Collège du CSS a refusé de nous transmettre les déclarations d’intérêts demandées, au nom de la «protection de la vie privée» des experts. Qui prime donc, aux yeux du CSS, sur la transparence et le contrôle démocratique de ses décisions, contrairement aux normes en vigueur en France et au niveau européen, par exemple.

Nous nous sommes alors penchés sur les publications scientifiques récentes, disponibles gratuitement sur Internet (2), des membres du Comité scientifique Influenza présents sur la liste d’octobre 2005. En effet, la plupart des revues scientifiques demandent à leurs auteurs de déclarer, en fin d’article, leurs sources de financement et leurs éventuels conflits d’intérêts.

Résultat, sur quinze experts recrutés dans les rangs académiques, au moins cinq présentent des conflits d’intérêts ayant pu, au sens du CSS, «influencer [leur] attitude dans la formulation d’avis ou de recommandations» (3) (lire l' encadré ci-dessous). Ces cinq experts nous ont confirmé qu’ils étaient bien membres du Comité scientifique Influenza en 2008 et 2009, lorsque la recommandation d’un vaccin adjuvanté en deux flacons a été émise et confirmée.

Selon la revue médicale indépendante Minerva, il a été démontré que les «cadeaux» de l’industrie pharmaceutique – du repas aux subsides de recherche, en passant par les rémunérations de consultance – peuvent nuire à l’intégrité de jugement de ceux qui les reçoivent et au respect des références en matière d’intégrité scientifique: «De nombreuses études ont montré que le comportement d’un individu n’était pas toujours rationnel, qu’un cadeau modifiait l’objectivité et influençait le choix, appelait à une réciprocité.»

Mais cette transparence suffit-elle? Non, poursuit Minerva, car la notion de conflit d’intérêts est fort variablement interprétée, la sincérité des déclarations n’est pas souvent vérifiée, et l’influence d’un conflit peut difficilement être identifiable par un non initié: «Il est plus facile de déclarer ces conflits puis de se comporter comme s’ils n’existaient pas, plutôt que de tenter de les éliminer.»

«Personne ne devrait siéger dans un comité élaborant des recommandations s’il a des liens avec des entreprises qui fabriquent un produit – vaccin ou médicament – ou un dispositif ou test médical, estime pour sa part Barbara Mintzes, spécialiste de l’éthique de la recherche médicale à l’université de la Colombie-Britannique. Lorsqu’il s’agit de prendre des décisions importantes en matière de santé publique, comme faire des réserves d’un médicament, il serait préférable qu’il n’y ait pas de liens financiers, pas même le financement d’un essai clinique en cours».

La Belgique serait-elle trop petite pour pouvoir y trouver suffisamment d’experts indépendants? Argument caduc, en tout cas au Conseil supérieur de la santé: «Les candidats experts ne sont pas tenus d’être Belges mais doivent être Européens», nous précise son porte-parole...

David Leloup

(1) Espagne: Baxter, GSK, Novartis et Sanofi Pasteur; Royaume-Uni: Baxter et GSK; France: Baxter, GSK, Novartis et Sanofi Pasteur; Allemagne: Baxter, GSK et Novartis; Pays-Bas: GSK et Novartis; Luxembourg: GSK et Sanofi Pasteur; Irlande: Baxter et GSK; Suisse: GSK et Novartis.
(2) Seuls environ 20% des articles publiés le sont.
(3) Outre ces 15 académiques, 12 autres experts issus d’institutions publiques (Institut de santé publique, Agence fédérale des médicaments et des produits de santé, Communauté française, SPF Santé publique, Centre d’étude et de recherches vétérinaires et agrochimiques) ou du cabinet du ministre de la Santé (deux membres) siégeaient au Comité scientifique Influenza en octobre 2005. Voir la liste complète.




Choix du vaccin: cinq experts liés à GSK

Cinq membres du Comité scientifique Influenza présentaient des conflits d’intérêts, selon la définition du Conseil supérieur de la santé, quand ils ont recommandé le vaccin anti-H1N1 de GlaxoSmithKline au gouvernement.

Dans un rapport publié en juin 2007 par le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) sur l’opportunité de vacciner les nourrissons contre la gastro-entérite à rotavirus, l’un des auteurs, le Prof. Marc Van Ranst, président du Commissariat interministériel influenza et virologue à l’Institut Rega pour la recherche médicale (KUL), déclare un conflit d’intérêts: «avoir reçu une rémunération pour des présentations sur le rotavirus lors de réunions de médecins généralistes». De qui? Le KCE ne le précise pas. Mais à l’époque de la rédaction du rapport, un seul vaccin était disponible en Belgique: le Rotarix de GlaxoSmithKline (1).

Deux autres membres du Comité scientifique Influenza ont également contribué à ce rapport et déclaré un conflit d’intérêts: Pierre Van Damme, directeur du Centre pour l’évaluation des vaccinations de l’Université d’Anvers, et Marc Raes, pédiatre à l’hôpital Virga Jesse à Hasselt.


Le service du Prof. Van Damme a touché des fonds de GSK pour de la recherche clinique et des conférences données par Van Damme pour le compte de GSK. Ce service, également Centre collaborateur de l’OMS pour les hépatites virales, est très largement financé par les fabricants de vaccinsdont GSK depuis 2003 au moins.

Quant au Dr. Marc Raes, il était déjà, à l’époque de la rédaction du rapport, consultant rémunéré par GSK pour le vaccin Rotarix dont il vante depuis l’efficacité dans des colloques internationaux.

Source: Book of Abstracts, 3rd European Rotavirus Biology Meeting, 13-16 septembre 2009.

En mars 2008, le président du Commissariat interministériel influenza Marc Van Ranst cosigne, avec notamment Patrick Goubau, virologue à l’UCL et membre du Comité scientifique Influenza, un article cofinancé par GSK. L’unité du Prof. Goubau avait par ailleurs déjà bénéficié d’une bourse de GSK pour une étude publiée en avril 2004.

Source: J. Virol. Methods, 117:67-74, avril 2004 (via Google).

Quant à l’actuel président du Comité scientifique Influenza, le Dr Yves Van Laethem, il ne fait aucun mystère de ses nombreux conflits d’intérêts. Lors d’une présentation à l’INAMI en mai dernier, ce chef de clinique au service des maladies infectieuses du CHU Saint-Pierre a reconnu être un consultant rémunéré par GSK, mais aussi Sanofi, Crucell, Wyeth et Pfizer. D.L.

Source: présentation PowerPoint du Dr Yves Van Laethem à l’INAMI, Bruxelles, 6 mai 2010.

(1) Le Rotarix de GSK est commercialisé en Belgique depuis le 1er juin 2006, le RotaTeq de Sanofi depuis le 1er juin 2007. Au moment de l’écriture du rapport, publié en juin 2007, seul le Rotarix était disponible sur le marché belge.




Manque de transparence et conflits d’intérêts, deux maux qui grippent l’OMS

Les liaisons dangereuses de certains experts avec l’industrie pharmaceutique et le manque de transparence des institutions publiques à cet égard ne sont pas des spécialités belges. Elles seraient également au cœur de la gestion de la «pandémie» grippale par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Début juin, la commission santé de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe publiait un rapport fustigeant le «manque de transparence» de l’OMS et des institutions publiques de santé dans leur gestion de la pandémie de grippe A/H1N1, les accusant d’avoir «dilapidé une partie de la confiance que le public européen a dans ces organisations hautement réputées», ce qui «pourrait représenter un risque dans le futur».

Le même jour paraissait une longue enquête menée par le British Medical Journal (BMJ) et le Bureau of Investigative Journalism de Londres, révélant que plusieurs experts ayant participé à la rédaction des directives de l’OMS pour faire face à une pandémie grippale ont reçu des rémunérations de Roche et GlaxoSmithKline, deux firmes impliquées dans la fabrication de médicaments ou de vaccins contre la grippe.

Parmi ces experts, un Belge – et non des moindres – y est cité à neuf reprises, photo à l’appui: René Snacken, chef du département d’épidémiologie de l’Institut de santé publique jusqu’en 2008, et auteur du plan d’action belge en cas de pandémie.

Snacken est épinglé par le BMJ pour avoir corédigé en 1999 un plan similaire pour l’OMS, alors qu’il présidait le Groupe de travail scientifique européen sur l’Influenza (ESWI) – en réalité un lobby financé à 100% par Roche, GSK, Baxter, Novartis... Ce que ni l’expert, ni l’OMS n’ont révélé dans le document officiel. De plus, selon le BMJ, Snacken a rédigé un article pour une brochure promotionnelle de Roche, producteur du Tamiflu, diffusée entre 1998 et 2000.

En 2002, René Snacken a été consulté par l’Agence européenne des médicaments (EMEA) sur l’opportunité d’accorder une licence au Tamiflu (dont les effets cliniques à l’époque étaient peu convaincants). L’EMEA n’a pas été en mesure de produire au BMJ la déclaration d’intérêts de René Snacken liée à cette audition. Avait-il dévoilé ses liens avec Roche? Lui avait-on seulement demandé de le faire? Mystère: René Snacken n’a jamais désiré réagir aux questions du BMJ... D.L.



Enquête publiée dans Politique, revue de débats, novembre-décembre 2010 (PDF)


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mercredi 27 octobre 2010

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L’homme qui valait cinq millions



«Fils d’Alain de Sérigny, ancien directeur général de L’Echo d’Alger, et l’un des personnages historiques des événements qui conduisirent à l’indépendance de l’Algérie, Eric de Sérigny est, depuis dix ans, un des cadres les plus brillants de la banque Rothschild.

Aujourd’hui, tout en conservant un pied chez les Rothschild comme “chargé de mission”, il veut diversifier ses activités en montant une affaire de conseils en investissements et marketing.

Marié à une ancienne championne de France de patin à glace, Eugénia Grandchamp des Raux, père d’une petite fille de cinq ans, Diane, Eric de Sérigny, qui pratique assidûment le tennis, le golf, la chasse, le jogging, et prend des cours de claquettes avec son épouse, a une passion secrète, un de ces jouets de grandes personnes dont nous parlons par ailleurs: il adore fabriquer des maquettes anciennes de bateaux et en possède, dans son appartement, une véritable flotte fabriquée par ses soins.

Bref, avec sa vie de famille harmonieuse, ses activités très actuelles, ses voyages incessants, et son “jardin secret” original, un parfait jeune homme de notre temps.»

L’Officiel Hommes, N°8, 1978.
(c) Les Editions Jalou


Sur la photo, Eric Le Moyne de Sérigny a 32 ans. En 2010, soit 32 ans plus tard, il attaque Pierre Haski (directeur de la publication du journal en ligne Rue89) et David Leloup (journaliste) en diffamation, pour une enquête qui se fonde essentiellement sur des documents notariés officiels disponibles gratuitement dans le domaine public. Il leur réclame, entre autres, 5 millions d’euros de dommages et intérêts pour un «préjudice irréversible»...

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mardi 28 septembre 2010

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Quand Eric de Sérigny, ami de Sarkozy, était «prête-nom» au Panama


Eric Le Moyne de Sérigny, discret conseiller d’Eric Woerth «pour les relations avec le monde économique», ami de Nicolas Sarkozy depuis plus de 20 ans et courroie de transmission entre le monde des affaires et l’UMP, a été administrateur, à la fin des années 80, d’au moins onze sociétés panaméennes détenues par des trusts aux Bahamas, Iles Caïmans, Iles Vierges Britanniques ou Jersey, selon des documents officiels et le témoignage d’un ex-banquier luxembourgeois. Sérigny, qui dément, serait toujours administrateur de trois off-shore aujourd’hui.

Eric Le Moyne de Sérigny, le discret conseiller d’Eric Woerth «pour les relations avec le monde économique», l’«ami» de Nicolas Sarkozy et courroie de transmission entre le monde des affaires et l’UMP, serait actuellement directeur de trois obscures sociétés panaméennes créées il y a plus de vingt ans par la Chase Bank and Trust Ltd. à Jersey — une filiale de la Chase Manhattan Bank (aujourd’hui JP Morgan Chase) spécialisée dans la création et la gestion de trusts et sociétés off-shore pour une clientèle privée étrangère fortunée.

C’est en tout cas ce qu’indique le registre officiel des compagnies du Panama.

Sociétés anonymes au capital de 10.000 dollars et aux statuts identiques, les triplées Lorcha Overseas Inc., Magma Enterprises Inc. et Caliban Holdings Inc. ont été créées le 5 août 1987 devant notaire à Panama City, et sont toujours «vigente» (vivantes) aujourd’hui, selon le registre.

Dans leurs statuts (voir ceux de Lorcha Inc., par exemple), le domicile attribué à l’administrateur Eric de Sérigny est la Chase House, Grenville Street, Saint-Hélier, Jersey — soit l’adresse, à l’époque, de la Chase Bank and Trust Ltd.

En 1987, pourtant, Eric de Sérigny n’était pas en poste sur l’île anglo-normande: entre 1984 et 1988, il fut vice-président et country manager de la Chase à Paris, au 41 rue Cambon.


Plainte pour usage de faux

Le conseiller du ministre du Travail affirme aujourd’hui que ces documents officiels, dont nous lui avons transmis copie à sa demande, sont des faux. Il déclare, dans un e-mail du 2 septembre, n’avoir «aucun lien» avec l’une ou l’autre de ces sociétés, «ignorant même leur existence», et considère que ces documents «mettent gravement en cause [s]on honneur et [s]on honnêteté».

Pourtant, administrer une société au Panama est tout à fait légal. Si, par contre, le bénéficiaire économique d’une compagnie étrangère ne déclare pas au fisc les éventuels revenus générés par celle-ci, cela constitue une infraction au code général des impôts et est passible de poursuites pénales (sanctions pénales en cas de fraude fiscale et, si le contribuable est français, le capital doit en outre être déclaré au titre de l’impôt sur la fortune).

De même, les éventuels complices de fraude fiscale, en servant de prête-nom par exemple, sont passibles d’amendes ou de peines d’emprisonnement. Mais Eric de Sérigny est formel: «Je n’ai jamais dirigé ni en droit ni en fait ces sociétés, et ni en qualité de prête-nom ou nominee», nous écrit-il.

Son avocat, Me Baratelli, nous a indiqué par courrier que son client, «à la suite de l’apparition usurpée de son nom dans différents documents que vous avez bien voulu lui transmettre», venait de déposer une plainte pénale contre X auprès du parquet de Paris. Cette plainte vise des qualifications de «faux et usage de faux, faux commis dans une écriture publique ou authentique, et usurpation d’identité», selon l’avocat.


Rabatteur de fonds pour Madoff

D’après leurs statuts, ces off-shore comptent deux autres directeurs: Keith R. Bish et Jean-Claude Schaeffer. Le premier, un Anglais domicilié aux îles Vierges britanniques, était directeur du département «trusts» de la Chase Bank and Trust Ltd. à Jersey, à l’époque où les trois panaméennes ont été créées.

Keith Bish est par ailleurs impliqué dans la faillite retentissante des fonds Kingate (Global et Euro), deux importants fonds «rabatteurs» qui, à partir de 1994, ont investi 3,5 milliards de dollars dans la société d’investissements de Bernard Madoff.

Directeur du Kingate Global Fund Ltd. de 1995 à 2002, Bish est actuellement poursuivi aux Etats-Unis dans le cadre de plusieurs procédures collectives initiées par des investisseurs floués.

Eric de Serigny (organigramme d’Athema)

Eric de Sérigny tient sa ligne. Il nous écrit:

«Je n’ai jamais rencontré et j’ignorais jusqu’à ce jour l’existence de MM. Keith R. Bish et Jean-Claude Schaeffer.»

Pourtant, un témoin clé de ses «années Chase», ainsi qu’une série de nouveaux documents que nous nous sommes procurés, mettent sérieusement à mal la ligne de défense du financier.


Un «système» quasi-industriel

Ex-numéro deux de la Chase Manhattan Bank à Luxembourg, où il officia de 1974 à 1991, Jean-Claude Schaeffer a administré plus de cinquante panaméennes pour la Chase. Dont une dizaine avec Keith Bish et Eric de Sérigny, quand ce dernier était vice-président de la Chase Manhattan Bank à Paris.

L’ex-banquier luxembourgeois dément donc le financier français et confirme que c’est bien l’actuel conseiller d’Eric Woerth, et non un éventuel homonyme, qu’il a côtoyé dans ces off-shore.

Aujourd’hui à la retraite, Schaeffer lève un coin du voile -sans violer le secret bancaire- sur le «système» d’évasion fiscale mis en place à l’époque par la banque pour sa clientèle haut de gamme. Schaeffer explique:

«Ces coquilles panaméennes ont été créées pour des clients privés très fortunés. Elles détenaient pour la plupart un portefeuille de valeurs mobilières: compte cash, actions, obligations, etc.

Leur but principal: transmettre des patrimoines en évitant les droits de succession.»

L’ex-banquier ajoute:

«Ces off-shore étaient détenues par des trusts administrés depuis Jersey. Ces trusts étaient domiciliés aux Bahamas, aux Caïmans, aux îles Vierges britanniques ou à Jersey. L’identité réelle des bénéficiaires n’était connue que de la Chase Bank and Trust Ltd. à Saint-Hélier.»


La même «famille»

Jean-Claude Schaeffer poursuit:

«La loi panaméenne exige de nommer trois administrateurs par société. Comme ces off-shore étaient pilotées en sous-main depuis Jersey, il ne fallait pas qu’il y ait plus d’une personne de Jersey au conseil d’administration. Car en cas de fuites, le fisc de Jersey aurait pu considérer ces sociétés sous sa tutelle, et les taxer comme sociétés locales [à l’époque au taux de 20% d’impôt sur le revenu des sociétés actives sur l’île (contrairement aux sociétés off-shore), ndlr].

Les administrateurs étaient donc toujours trois ressortissants fiscaux différents: M. Bish ou un collègue de Jersey, moi-même à Luxembourg, et un représentant de la Chase à Paris ou Genève.»

Et selon Schaeffer, qui confirme les documents officiels, ce représentant de la Chase Paris pour Magma, Lorcha et Caliban n’était autre qu’Eric de Sérigny, qui dirigea la filiale parisienne de la banque de 1984 à 1988:

«On se rencontrait à Luxembourg, Genève ou Paris, lors de séminaires organisés par la banque. Il était très rare qu’on se déplace spécifiquement pour des conseils d’administration de sociétés off-shore.

Je me souviens aussi avoir croisé M. de Sérigny à Boca Raton, en Floride, lors d’un symposium sur le private banking en 86 ou 87. Nous faisions partie de la même famille.»


Falloon, Bellini, Annulet et les autres…

Outre le témoignage de Jean-Claude Schaeffer, un second lot de documents notariés que nous nous sommes procurés confirment qu’Eric de Sérigny a bel et bien participé, comme administrateur «prête-nom», à ce système orchestré par la Chase à Jersey.

En sus de Lorcha, Magma et Caliban, il a administré à la fin des années 80, avec Bish et Schaeffer, pas moins de huit autres coquilles panaméennes qui portent les noms exotiques de Falloon, Harold Hill, Gavsym, Hayward, Bellini, Annulet, Highbury et Samares. D’après le registre des sociétés, seule Falloon est toujours vivante aujourd’hui.

Ces nouveaux documents sont très précis. Certains mentionnent à la fois le nom et la véritable adresse professionnelle d’Eric de Sérigny à l’époque, rue Cambon à Paris. C’est là, par exemple, qu’un conseil d’administration d’Annulet s’est tenu le 26 février 1987.

Le duc Thierry de Looz Corswarem, de la Chase Paris, démissionne de ses fonctions d’administrateur d’Annulet. Eric de Sérigny est illico nommé à sa place. Il dirigera la panaméenne jusqu’au 17 mai 1988, date à laquelle il se fait remplacer par Francis J. Vassallo, un cadre de la Chase qui officia à Luxembourg, Jersey et Madrid, et devint gouverneur de la Banque centrale de Malte en 1993.

Eric de Sérigny confirme avoir professionnellement côtoyé le duc de Looz Corswarem:

«Celui-ci a été recruté via un chasseur de têtes vers 1986 pour me seconder au sein de la Chase Bank. La banque a toutefois dû s’en séparer au bout d’un an environ pour incompatibilité professionnelle.»


Tableau récapitulatif des onze panaméennes ayant été ou étant toujours administrées par Eric de Sérigny


Réunions à la chaîne

D’autres comptes-rendus indiquent qu’Eric de Sérigny a signé des procurations à une certaine Esther Aeberli de la Chase Manhattan Private Bank à Genève, pour le représenter lors des conseils d’administration d’Annulet et Gavsym les 17 mai et 15 juillet 1988 au siège genevois de la banque. Mais le principal intéressé ne se souvient pas de son ex-collègue suisse, comme l’indique Me Baratelli:

«M. Eric de Sérigny m’indique ignorer totalement qui serait Mme Esther Aeberli, dont il entend pour la première fois prononcer [sic] le nom dans votre mail.»

Extrait du compte-rendu du conseil d’administration de Gavsym Investments Inc. du 15 juillet 1988 à Genève

Enfin, le 24 novembre 1988 au QG luxembourgeois de la Chase, Jean-Claude Schaeffer préside, à la chaîne, pas moins de cinq conseils d’administration en compagnie d’une représentante de Keith Bish. Il s’agit notamment d’entériner officiellement le fait qu’Eric de Sérigny a été administrateur de Falloon, Bellini, Harold Hill, Hayward et Highbury du 26 février 1987 au 17 mai 1988.

Reste un point à élucider: pourquoi Schaeffer, Bish et Sérigny, alors qu’ils ont tous quitté la Chase, sont-ils toujours renseignés aujourd’hui comme administrateurs de Magma, Lorcha et Caliban? Jean-Claude Schaeffer déclare l’ignorer et affirme n’avoir «rien signé pour ces sociétés depuis le 15 mai 1991», date de son départ de la banque.

Reste que les frais annuels «d’entretien» de ces trois panaméennes — 300 dollars de taxe gouvernementale et 250 dollars d’honoraires pour le cabinet d’avocats local [chiffres fournis par le cabinet d’avocats panaméen Gray & Co] — semblent bien avoir été réglés.

Car au Panama, le non-paiement de la taxe est synonyme de dissolution automatique. «Généralement, les sociétés sont radiées dans les deux ans», précise le SCF Group, un cabinet britannique d’avocats fiscalistes.

Plus de 31.000 dollars auraient ainsi été dépensés, depuis 1991, rien que pour maintenir ces trois off-shore en vie…

David Leloup



Le Panama, une oasis d’opacité

Placé sur la liste «grise» des paradis fiscaux de l’OCDE à l’issue du G20 de Londres, en avril 2009, le Panama ne semble pas être la juridiction la plus empressée de ratifier les douze accords d’échange d’informations fiscales nécessaires pour être rayé de cette liste.

En dix-sept mois, ce petit Etat de 3,3 millions d’habitants situé entre la mer des Caraïbes et l’océan Pacifique n’a ratifié que trois accords, selon l’OCDE.

Le Panama figure en outre sur la liste noire des dix-huit «Etats et territoires non coopératifs sur le plan fiscal» publiée par Bercy le 12 février dernier, lorsqu’Eric Woerth était ministre du Budget et Eric de Sérigny son conseiller.

En octobre 2009, les banques françaises se sont engagées à fermer toutes leurs filiales et succursales dans les paradis fiscaux présents sur la liste grise de l’OCDE — dont le Panama.

Il faut dire que ce pays est considéré comme l’un des paradis fiscaux, bancaires et judiciaires les plus opaques de la planète. Son «score d’opacité financière», un indice calculé par le Tax Justice Network (réseau qui regroupe des associations luttant contre les effets négatifs de la finance offshore), atteint 92%.

Contrairement aux listes «politiques» de l’OCDE, cet indice est calculé sur la base de douze critères objectifs de non-transparence: secret bancaire en vigueur, absence d’accès public aux comptes annuels des sociétés, registre des actionnaires inexistant, possibilité de redomicilier une société rapidement, etc. D.L.




Sérigny, l’«ami» de Sarkozy et Woerth

Eric de Sérigny, 64 ans, fait office d’importante courroie de transmission entre le monde des affaires et l’UMP.

En juin 2006, dans un grand hôtel parisien, il organise une rencontre entre celui qui se prépare à devenir candidat à la présidentielle — Nicolas Sarkozy — et 70 de ses amis, grands patrons du CAC 40 ou d’importantes PME.

Ce financier qui a fait carrière dans la banque (Rothschild, Crédit commercial de France, Chase, Lloyds…) s’est constitué un très joli carnet d’adresses dont il fait en réalité profiter Nicolas Sarkozy depuis 1998: «C’est un ami, le seul homme politique que j’ai soutenu dans ma vie », déclare-t-il à Paris Match.

Durant la campagne présidentielle, M. de Sérigny donne du souffle au «Premier Cercle», cette association de grands donateurs de l’UMP créée par le trésorier du parti présidentiel, Eric Woerth.

Le financier participe à plusieurs réunions et aide Eric Woerth à développer la plateforme.

En juin 2007, Eric de Sérigny devient conseiller d’Eric Woerth en charge des «relations avec le monde économique» — une activité «complètement bénévole» qui ne lui a «jamais pris plus de deux à trois heures de [s]on temps quotidien», précise-t-il.

Conseiller de l’ombre, en tout cas: son nom n’apparaît sur aucun organigramme officiel...

M. de Sérigny a par ailleurs fondé le «W19», un club très sélect où se côtoient les mécènes et soutiens de la carrière politique du maire de Chantilly (Oise), Eric Woerth.

Homme de réseaux, Eric de Sérigny aurait proposé en mars 2007 à son vieil ami Patrice de Maistre, le gestionnaire de fortune de la milliardaire Liliane Bettencourt, de réactiver auprès d’Eric Woerth son dossier pour l’obtention de la Légion d’honneur.

Le juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke a par ailleurs convoqué M. de Maistre fin septembre comme témoin dans l’enquête ouverte en France sur l’escroquerie Madoff.

Le magistrat a envoyé des commissions rogatoires au Luxembourg et aux Etats-Unis, où il souhaite des investigations à la... Chase Manhattan Bank. D.L.



Une enquête publiée par


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lundi 14 juin 2010

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Quand le lobby du tabac recrutait des profs d’unif en sous-main


Dans les années 1990, les cigarettiers ont orchestré en sous-main des campagnes de presse internationales vantant les vertus sanitaires du plaisir de fumer. Une cinquantaine de professeurs d’université dans le monde ont servi de relais médiatiques, contre rémunération, pour cautionner les messages pro-tabac de l’industrie. Parmi eux, deux Belges: le sociologue Claude Javeau (ULB) et le philosophe Frank van Dun (UGent).

Mais que viennent donc faire Claude Javeau (professeur émérite de sociologie à l’université libre de Bruxelles) et Frank van Dun (professeur de philosophie à l’université de Gand) dans cette galère? Parmi les millions de pages d’archives de l’industrie du tabac publiées dans la foulée des grands procès collectifs de la fin des années 1990 contre les cigarettiers aux Etats-Unis, les noms des deux universitaires belges apparaissent chacun dans une quinzaine de documents.

Des fragments d’une histoire oubliée qui révèlent en tout cas que les deux hommes ont noué, entre 1993 et 1996 au moins, une relation pour le moins ambiguë avec une association internationale créée et financée quasi-exclusivement par l’industrie du tabac: ARISE, pour Associates for Research into the Science of Enjoyment (Association pour la recherche en science du plaisir).

Très active durant les années 1990, cette association cornaquée par David Warburton de l’université de Reading (Royaume-Uni) a organisé des colloques internationaux (à Florence, Venise, Bruxelles, Amsterdam, Kyoto...), commandité plusieurs sondages d’opinion, organisé des tables rondes aux quatre coins du monde et publié trois livres (dont un best-seller), avant de disparaître subitement au tournant du siècle (lire encadré).


ARISE: casser le lien entre nicotine et drogues dures

ARISE est la réponse de l’industrie, en 1988, à un rapport retentissant du Surgeon General, la plus haute autorité en matière de santé publique aux Etats-Unis. Pour la première fois, ce rapport affirmait que la nicotine peut créer une dépendance aussi forte que l’héroïne et la cocaïne.
Illico, et en toute discrétion, Philip Morris et Rothmans mettent sur pied un groupe international de sociologues, psychologues, éthiciens et scientifiques. Sa mission: casser ce lien entre nicotine et drogues dures, et faire oublier les chaînes physiologiques de la cigarette. Pour ce faire, les industriels ont une idée diabolique: positionner la clope sur le même plan que d’autres «petits plaisirs» légaux, tels le chocolat, le café, le verre de bière ou les sucreries. Ce sera le leitmotiv d’ARISE.
Au début, l’argent afflue directement à l’université de Reading dans le service de David Warburton, professeur de psychopharmacologie humaine et consultant de longue date pour l’industrie du tabac. En 1994, ARISE dispose de son propre secrétariat piloté par une agence de relations publiques londonienne.
Financée par Philip Morris, British American Tobacco, R.J. Reynolds, Rothmans et Gallaher, l’association se présentait pourtant comme «apolitique» et «indépendante». Son budget pour l’année fiscale 1994-95 dépassait les 770.000 dollars. D.L.

Les deux membres belges de ARISE ont notamment participé à des conférences de presse visant à promouvoir les conclusions biaisées de sondages financés par les cigarettiers. Et ils ne sont pas les seuls: entre 1988 et 2000, une cinquantaine de professeurs d’université de 13 pays ont été membres de cette étrange association.

Séculariser la médecine

Selon les documents, la relation de Claude Javeau avec ARISE débute en novembre 1994. Il intervient aux côtés de Warburton lors d’une conférence de presse à Bruxelles pour promouvoir un sondage sur le stress au travail… et les moyens de le soulager. Comment? Via les «petits plaisirs» de la vie, dont… la cigarette. Dans son speech, le sociologue fustige le «néo-puritanisme» qui frappe nos sociétés et «menace la démocratie», via notamment la «chasse aux buveurs, aux amateurs de sucreries ou encore aux fumeurs». Selon lui, «le respect scrupuleux des conseils de santé (…) peut engendrer davantage de stress encore et en renforcer l’effet nuisible sur l’organisme».

En avril 1995, le sociologue est invité à parler dans un colloque international de trois jours à Amsterdam, dans un hôtel cinq étoiles. Au menu: discussions sérieuses mais aussi agapes et visites touristiques en bateau-mouche, le tout aux frais de la princesse. L’exposé de Claude Javeau, titré «Choix des plaisirs de vivre et défense de la démocratie», est le même qu’à Bruxelles cinq mois plus tôt, mais cette fois prononcé en anglais.

Au printemps 1996, rebelote: Javeau participe à une table ronde internationale, à Bruxelles, au cours de laquelle il déclare qu’«il est temps de séculariser la médecine et de mettre l’accent sur les côtés agréables de la vie plutôt que sur la santé». Une conférence de presse, à laquelle il participe, est organisée dans la foulée.

Quelques mois plus tard, Pleasure and quality of life, un livre collectif rédigé par des membres de ARISE, sort de presse. Javeau et van Dun y signent un chapitre. Une lettre de Warburton à British American Tobacco montre que les frais d’édition du livre précédent de ARISE, sorti en 1994, avaient été couverts par l’industrie – à l’instar des colloques et sondages.

Des milliers d’articles

Grâce au prestige académique de ses membres, à une communication bien orchestrée et à un discours «sexy» et déculpabilisant sur le plaisir, ARISE a généré des milliers d’articles de presse en Europe, aux Etats-Unis, en Australie et même à Hong Kong. Ses plus gros «coups», l’association les doit à ses sondages d’opinion conçus par de grands instituts anglo-saxons en étroite collaboration avec l’industrie.

«J’ai le plaisir de joindre l’ensemble de la couverture médiatique qui a résulté du lancement de la recherche internationale d’ARISE dans 16 pays l’an dernier. Avec plus de 560 articles de presse, près de 200 reportages radio et 70 à la TV, j’espère que vous conviendrez que les résultats sont extrêmement positifs. ARISE et ses messages scientifiques n’ont jamais atteint un public aussi large dans autant de pays», écrivait David Warburton, en février 1995, à un cadre de British American Tobacco en guise de bilan du sondage sur le stress au travail.

«Avoir été membre de ARISE ne fait pas partie de mon passé glorieux, commente aujourd’hui Claude Javeau. Je ne m’en suis jamais vanté, ça ne figure pas dans mon CV. Ca fait partie des nombreuses choses que l’on fait comme ça, peut-être parce que ça me faisait voyager un peu, ça me changeait les idées. Peut-être m’avait-on appâté pour le colloque d’Amsterdam en me faisant miroiter un bel hôtel. Je ne me souviens plus...»

Trous de mémoire

Le sociologue ne se rappelle pas non plus comment il a été recruté, ni la façon dont sa relation avec ARISE s’est terminée. A-t-il été rémunéré pour ses prestations? «Je ne me souviens pas avoir gagné beaucoup d’argent. Pour moi c’était normal: si l’on donne une conférence, on est payé. C’est logique. Si j’ai touché de l’argent, il a été versé à l’ASBL que je gérais pour l’ULB.» Un document interne de Philip Morris détaillant un budget type pour une conférence ARISE mentionne un poste spécifique pour rémunérer les orateurs et couvrir leurs dépenses.



Naïveté sincère ou aveuglement intéressé? Dès sa première prestation pour ARISE, en novembre 1994 à Bruxelles, Claude Javeau savait que l’association qu’il venait de rejoindre était sponsorisée par les cigarettiers. Mais il ne pensait pas que cela pouvait avoir un impact sur les sondages commandités par ARISE.



Frank van Dun, lui, se souvient avoir été contacté par Warburton. «J’avais publié en 1991 une tribune dans le journal De Standaard à propos de l’intrusion du politique dans la sphère privée. M. Warburton ne m’a jamais parlé du financement de ARISE et je ne me suis pas posé la question. Pour moi, c’était une affaire purement académique. J’ai été invité à deux colloques, à Bruxelles et Amsterdam, et j’ai participé à des conférences de presse. Je ne me souviens pas si j’ai été rémunéré. Je n’ai plus de nouvelles de M. Warburton depuis dix ans.»

«Messager» de l’industrie à son insu?

Le nom du sociologue ulbiste apparaît également dans un document stratégique de Philip Morris concernant une campagne internationale de lobbying de plusieurs millions de dollars. Son but? Discréditer le Centre international de recherche sur le cancer (IARC). En 1994, l’industrie redoute que cette agence de l’OMS basée à Lyon ne publie les résultats préliminaires d’une vaste étude épidémiologique sur le lien entre tabagisme passif et cancer du poumon.

Ces résultats allaient inéluctablement avoir des répercussions politiques négatives pour l’industrie. Il s’agissait donc de tout mettre en œuvre pour retarder au maximum le vote de nouvelles lois interdisant de fumer sur le lieu de travail et dans les lieux publics. Le sondage publié par ARISE en novembre 1994 ne portait pas sur le «stress au travail» pour rien...



Dans le volet belge du plan d’action contre l’IARC, Claude Javeau est identifié par l’industrie comme un «messager» chargé de relayer dans les médias les notions de plaisir et de liberté de choix des fumeurs. Des messages destinés à influencer le monde politique dans le but d’inciter le gouvernement à privilégier l’autorégulation des fumeurs (via des chartes) plutôt que de voter des lois contraignantes.

Selon le document, une conférence programmée à l’ULB en 1996 a pour seul but de faire passer deux messages aux politiques: primo, fondez vos nouvelles lois sur de la science de qualité car la méthodologie de l’IARC est biaisée; secundo, les médias risquent d’être très critiques à votre égard si vous votez des lois anti-tabac impopulaires.

Participation active du sociologue ou instrumentalisation machiavélique de son discours à son insu? «Je n’ai jamais eu le moindre lien avec Philip Morris, affirme Claude Javeau. Que mon nom se retrouve dans ces documents ne me réjouit évidemment pas. Mais je n’ai rien fait de mal. Je n’ai pas fait l’apologie de la drogue, comme certains.»

Selon l’OMS, le tabac tue 5,4 millions de personnes chaque année dont 600.000 décès prématurés dus au tabagisme passif.
David Leloup




Elizabeth E. Smith:
«Une corruption industrielle de la science»


Vous êtes professeure au département des sciences sociales et comportementales de l’université de Californie à San Francisco, et auteure d’une étude sur l’impact médiatique de ARISE. Qu’avez-vous découvert?
Nous avons analysé un corpus de 846 articles de presse générés par les activités de ARISE entre 1989 et 2005 aux Etats-Unis, en Europe et dans la région Asie/Pacifique. Ce n’est qu’une partie de ce qui a été publié. La plupart de ces articles relayaient deux idées. La première: le tabagisme est un plaisir sain car éprouver du plaisir est bon pour l’organisme. La seconde: les campagnes recommandant un mode de vie sain – donc y compris celles prônant d’arrêter de fumer – sont stressantes et donc mauvaises pour la santé, car le stress diminue l’immunité. Par ailleurs, peu d’articles ont donné la parole à des défenseurs de la santé, et seulement 18 [soit 2%, NDLR] ont révélé la vraie nature de ARISE: une façade de l’industrie du tabac.

Pourquoi était-il important pour l’industrie de cibler les médias de masse via ARISE?
Injecter des messages pro-tabac dans les médias de masse permet de semer le doute dans les esprits. Une étude réalisée sur la période 1950-1990 aux Etats-Unis montre que davantage de gens arrêtent de fumer quand les médias mettent l’accent sur le consensus scientifique à propos des dangers du tabac. Par contre, quand les médias présentent les risques sanitaires de la cigarette comme étant “controversés”, les taux de cessation tabagique chutent.

Que reprochez-vous aux membres de ARISE?
Principalement d’avoir donné leur caution académique à des conclusions erronées, tirées de sondages élaborés par l’industrie. ARISE est une forme de corruption industrielle de la science. Les sondeurs demandaient par exemple aux sondés s’ils fumaient pour se relaxer ou évacuer le stress. Le fait que certains répondaient “oui” était considéré comme une preuve que fumer était bon pour la santé – une conclusion clairement fausse et injustifiée, indépendamment du fait que techniquement le sondage avait été bien réalisé. Vu que ces “résultats” étaient largement médiatisés comme provenant de ARISE, ses membres auraient dû être au minimum suspicieux, ou prendre leurs distances avec l’organisation. Mais rien n’indique qu’ils aient adopté l’une ou l’autre de ces attitudes. Propos recueillis par D.L.


TEXTO
«Le fumeur trouble les autres – enfin ça reste encore à démontrer...»


«Une démocratie repose sur le sens de la responsabilité des individus. Il ne faut pas mettre trop d’obstacles (…) Je crois que là, en voulant toujours resserrer davantage au nom de principes de santé, de bon comportement, d’attitudes positives, on crée des zones de plus en plus grandes d’anomie, et je crois que c’est l’effet pervers de la chose. Je crois qu’il vaut mieux laisser un espace à ce que j’appelle, après d’autres plus éminents que moi, les “libertés négatives”. Un espace dans lequel après tout, s’ils ont envie de manger du chocolat et d’être gros, s’ils ont envie, je ne sais pas moi, de boire un peu de bière parce que j’aime bien ça, s’ils ont envie de boire trois tasses de café, si on ne créée pas de graves troubles aux autres… Et, vous me direz, le fumeur trouble les autres – enfin, ça reste encore à démontrer –, même, à supposer, on peut effectivement respecter des codes d’éthique. Si les gens ne fument pas, mais si c’est mon envie à moi, pourquoi toujours vouloir me brimer au nom d’une espèce de performativité du corps? (…)»
Claude Javeau, interrogé sur les ondes de la RTBF au journal de 17h30 le 15 novembre 1994.


L’«idéologie de la santé» impose une culture «totalitaire»

«Cette vision de la prévention repose sur l’idée qu’il existe une “valeur santé”, sur une idéologie de la santé qui nous permet de penser qu’il est légitime ou non d’intervenir pour modifier les modes de vie de nos contemporains. La “valeur santé” régit notre société, elle est au même plan que la charité, la justice, le courage... Cette valeur-là imprime à toute notre société des styles de vie, des modes de vie, des légitimités, des illégitimités d’interventions. Ce qui pose problème avec cette vision, c’est l’introduction d’une forme de culture totalitaire, l’introduction de notions de “mauvais”, d’“anti” quelque chose... La problématique du tabac se dessine alors autour d’un discours idéologique qui actuellement est “le tabac c’est mauvais”, niant toute la dimension du plaisir. L’individu qui fume est disqualifié... Des gens ont bonne conscience pour autrui et rejettent les autres, les fumeurs, d’une manière formidablement dédaigneuse... (…) Méfiez-vous des gens qui n’éprouvent pas des plaisirs comme les autres et qui veulent faire le bien de l’humanité...»
Intervention de Claude Javeau le 19 mai 2001, devant une centaine de mandataires communaux et d’intervenants en promotion de la santé qui s’étaient réunis à Namur pour débattre de la prévention du tabagisme.


Enquête parue dans Le Soir du mardi 8 juin 2010
Résumé et commentaires, article, PDF

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