Annie Thébaud-Mony, sociologue, est directrice de recherches à l’Institut français de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Pionnière de l’étude des conditions de travail dans les centrales, elle a publié L’industrie nucléaire – Sous-traitance et servitude (EDK/INSERM, 2001) qui fait référence en la matière (traductions en anglais et japonais en cours). Dans son nouvel opus, Travailler peut nuire gravement à votre santé (La Découverte, 2007), deux chapitres reviennent sur le sujet. Interview.
En sous-traitant les risques d’irradiation, l’industrie nucléaire «jouerait la montre» pour sauver sa peau, selon vous?
L’industrie nucléaire est jeune. Elle manque de recul sur les effets sanitaires du travail sous rayonnements. En sous-traitant la maintenance, elle organise de facto le non-suivi des travailleurs extérieurs. Ceux-ci ont des parcours professionnels fort sinueux. Beaucoup vont de centrale en centrale, sont intérimaires, changent d’employeur après quelques années. Perdre la trace de ces travailleurs, qui sont les plus exposés, c’est barrer la route à une enquête de cohorte, c’est-à-dire un suivi médical sur plusieurs décennies d’une population particulière. Or ces enquêtes sont cruciales. Ce sont elles qui ont permis de démontrer la nocivité de l’amiante, par exemple. Ainsi, plus longtemps sera maintenue l’incertitude sur les effets cancérigènes des faibles doses de radiations, plus l’engagement mondial dans l’industrie nucléaire deviendra irréversible.
Une vaste étude épidémiologique (1) réalisée dans 15 pays sous la houlette du Centre international de recherche sur le cancer (une agence de l’OMS), a tout de même montré en 2005 un risque accru de mortalité par cancers de tous types chez les travailleurs du nucléaire...
Oui, mais les sous-traitants n’ont pas été inclus dans l’étude. Or, en France, ils reçoivent 80% de la dose collective annuelle prise par tous les travailleurs du parc nucléaire. Les travailleurs étudiés n’ont donc reçu que 20% des doses. Dans le protocole initial de l’étude, en 1990, les sous-traitants étaient pourtant identifiés comme groupe nécessaire à la validité de l’enquête. Deux ans plus tard, quand l’étude a démarré, travailler «sous contrat» était devenu un critère d’exclusion. Précisons par ailleurs que l’industrie nucléaire a largement financé cette enquête.
D’autres groupes à risque ont-ils été exclus?
Oui. Sur les quelque 600.000 travailleurs initialement admis à l’enquête, plus de 210.000 ont été exclus. Parmi eux, environ 110.000 personnes ayant travaillé moins d’un an, 40.000 ayant subi des irradiations internes, 40.000 n’ayant pas porté de dosimètre et 20.000 ayant été exposés aux neutrons. Ces exclusions constituent un biais majeur. Tous ces travailleurs ont en effet été exposés. Exclus de la population étudiée, ils ont été inclus de fait dans la population générale de référence. Celle-ci englobe en outre les riverains d’installations nucléaires et les populations irradiées ou contaminées par le nuage de Tchernobyl. Cela gonfle artificiellement le nombre de cancers dans la population générale et réduit l’écart de risque entre les travailleurs étudiés et la population générale.
Comment les syndicats ont-ils accueilli cette étude?
En France, la CGT (Confédération générale du travail, premier syndicat français, NDLR) a demandé la diminution par un facteur trois ou quatre de la norme individuelle d’exposition annuelle en vigueur en Europe, qui est aujourd’hui de 20 millisieverts (mSv). Ils rejoignent ainsi les experts indépendants du Comité européen sur le risque de l’irradiation, qui préconisent depuis 2003 une limite annuelle de 5 mSv pour tous les travailleurs du nucléaire.
Propos recueillis par D.L.
(1) «Risk of cancer after low doses of ionising radiation: retrospective cohort study in 15 countries», Cardis et al., British Medical Journal, 2005. C’est la seule étude épidémiologique d’envergure sur le sujet.
Cet article fait partie d’un dossier de 8 pages sur le nucléaire disponible dans le numéro de mai-juin du magazine belge Imagine. S’il vous a plu, merci de bien vouloir envisager d’acheter le magazine en version papier ou électronique (PDF), voire de vous y abonner.
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