Le mot technoscience apparaît à la fin des années 1970 sous la plume du philosophe belge Gilbert Hottois qui l’introduira ensuite dans la littérature scientifique pour «désigner l’entreprise en marche de ce qu’on appelle plus communément la “recherche scientifique” contemporaine, dont la technique (l’espace et le temps technicisés qui nous environnent de toutes parts) constitue le “milieu naturel” de développement et aussi le principe moteur (1)». Avant de se substantiver, le concept a d’abord pris la forme d’épithètes: scientifico-technique dans un premier temps, technico-scientifique ensuite, technoscientifique enfin (2), la disparition progressive du trait d’union signant la fusion des deux termes en un concept autonome et cohérent caractérisant cette activité qui, selon le biologiste Jacques Testart, «à la fois fait que la science n’est plus la science, mais que la technique n’est plus non plus la technique (3)».
Avant l’ère technoscientifique, la science produisait occasionnellement des techniques, mais cela ne constituait en aucun cas sa finalité qui était avant tout la quête exclusive et désintéressée du savoir. Aujourd’hui, l’activité scientifique vise presque essentiellement à produire des technologies qui, en retour, modifient l’activité des laboratoires – ne serait-ce qu’en leur fournissant des outils de sophistication croissante qui permettent de faire de la recherche générant à son tour des innovations technologiques. Ainsi, avec l’avènement de la technoscience et du basculement épistémologique qu’elle entraîne, la distinction familière entre recherche fondamentale et recherche appliquée tend à s’effacer au profit de ce que d’aucuns appellent la recherche «finalisée». Dans un nombre grandissant de disciplines, les scientifiques, même s’ils n’en ont souvent pas conscience, inscrivent leurs recherches «dans un contexte d’application (4)»: s’ils bénéficient de budgets pour effectuer ce qu’ils appellent de la recherche fondamentale, c’est principalement parce que la finalité de celle-ci est de produire de «nouvelles technologies». Ces dernières ne sont donc plus des applications de la recherche fondamentale: elles sont cette recherche. D’une certaine manière, la technoscience consacre le triomphe de l’invention sur la découverte. Et met à l’honneur la «rationalité technique», mouvement par lequel, au XXe siècle, la pensée technique – opératoire, orientée vers l’action efficace, où priment le fonctionnel et le quantitatif – est devenue modèle.
Alors que les Grecs méprisaient ouvertement la technique, plaçant la vie contemplative ou théorétique au sommet de la hiérarchie des finalités humaines, c’est chez des penseurs de la Renaissance qu’il faut rechercher les racines du projet technoscientifique. Au XVIIe siècle, des auteurs comme Descartes et Bacon feront l’apologie de la technique et proposeront pour la première fois de la rapprocher de la science afin de mieux maîtriser les phénomènes naturels. Selon l’historien des sciences John Pickstone, il faudra néanmoins patienter jusqu’à la deuxième Révolution industrielle (5), dans les années 1870, pour situer l’acte de naissance de la technoscience contemporaine, lorsqu’il ne fut plus possible de dissocier les intérêts gouvernementaux, industriels et académiques en jeu (6). De fait, avec l’essor des industries électrique, pharmaceutique et des colorants de synthèse, l’État devient à la fois producteur, consommateur et régulateur de matières premières scientifiques.
La mise au point des gaz de combat puis de la bombe atomique, principaux projets gouvernementaux d’envergure des deux guerres mondiales, signent l’âge d’or de la technoscience étatique. Lancé en 1941 dans le plus grand secret, le projet Manhattan porte le complexe technoscientifique nucléaire sur les fonts baptismaux, complexe qui joua ensuite, aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en URSS notamment, un rôle essentiel en tant que modèle dans la reconstruction de la recherche scientifique d’après-guerre. À Washington par exemple, le Congrès accorda rapidement son soutien aux disciplines que la guerre avait fait triompher, au premier rang desquelles figurait la physique. Avec elle et son héritage militaire, une forme bien particulière de recherche fut alors privilégiée: «celle qui consiste à rassembler des études dont chaque partie peut éventuellement être peu coûteuse, en de vastes ensembles, en vue de la réalisation d’objectifs relativement précis mais exigeant des mises de fonds très importantes. C’est ce que l’on appelle la “big science” (7)». L’État restera fortement impliqué dans cette logique jusqu’à la révolution néolibérale à l’aube des années 1980. Sans jamais disparaître, la technoscience étatique cède alors progressivement du terrain à la technoscience privée. L’industrie électronique, les biotechnologies ainsi que, plus récemment, les nanotechnologies et la recherche sur la fusion nucléaire s’épanouiront sous ce double étendard.
A la fois symptôme et moteur du capitalisme cognitif qui s’est largement amplifié à la fin du XXe siècle dans les sociétés occidentales en voie de désindustrialisation, la technoscience actuelle constitue désormais le principal projet d’une société qui attend de ses technologies le progrès économique et, avec elles, la puissance sur le marché mondial. Ce projet idéologique trouvera, sur le Vieux Continent, sa consécration politique en mars 2000. L’objectif stratégique fixé par le Conseil européen de Lisbonne assignera en effet à l’Europe de «devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde». Ce qui place de facto la technoscience au cœur de la stratégie de croissance de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la société de la connaissance. La lourde responsabilité d’un avenir économique radieux, en Europe, reposerait ainsi en grande partie sur les épaules de chercheurs désormais priés par leurs bailleurs de fonds publics de se muer en jeunes entrepreneurs chargés de créer de la valeur ajoutée en déposant des brevets et en fondant des spin-offs incubatrices de nouvelles technologies. Instauré en 2000, l’«espace européen de la recherche», transposition dans l’univers scientifique de la stratégie néolibérale de Lisbonne, vise ainsi à «construire le “marché commun” de la recherche et de l’innovation, à l’image de celui qui a été créé dans le secteur des biens et des service (8)». Exclusivement étatique au XXe siècle, la big science étend désormais ses tentacules technoscientifiques à l’échelle européenne via notamment la création de «réseaux d’excellence» transnationaux.
En bousculant la représentation de la science et les rapports entre science, technologie et éthique, la technoscience a contribué à faire émerger, dans la seconde moitié du XXe siècle, une éthique «appliquée» qui lui serait propre: la «bioéthique». Sur le plan philosophique, la force de frappe symbolique que charrient la logique et les idéaux technoscientifiques n’est sans doute pas étrangère à l’essor du transhumanisme, doctrine philosophique apparue à la fin des années 1970 et qui promeut l’usage de la technologie pour améliorer l’homme et l’affranchir du carcan de l’évolution biologique. Au départ descriptif et sans péjoration particulière, le concept de technoscience s’est progressivement teinté d’une connotation négative à mesure que des mouvements de résistance émanant de la société civile se sont appropriés le terme pour fustiger l’idéologie ayant favorisé l’émergence et l’essor d’innovations telles que les organismes génétiquement modifiés, le clonage ou les nanotechnologies.
(1) Gilbert Hottois, Le signe et la technique. La philosophie à l’épreuve de la technique, Paris, Aubier Montaigne, Coll. «Res - L’invention philosophique», 1984, p.59-60.
(2) Si le premier usage de l’adjectif technico-scientifique remonte à 1904, la forme technoscientifique, elle, apparaît au milieu du XXe siècle (Le Grand Robert de la langue française, 1985, p. 192-194). En 1991, Larousse sera le premier dictionnaire français à introduire le substantif technoscience.
(3) «Terre à Terre», France Culture, 26 mai 2006.
(4) Michael Gibbons, Camille Limoges, Helga Nowotny, Simon Schwartzman, Peter Scott et Martin Trow, The New Production of Knowledge. The Dynamics of Science and Research in Contemporary Societies, Londres, Sage Publications, 1994.
(5) Succédant à la première Révolution industrielle, liée au moteur à vapeur et à l’essor des industries textile et métallurgique, la deuxième Révolution industrielle démarre dans les années 1870 avec la maîtrise de l’électricité, l’invention du téléphone et du moteur à explosion, et l’avènement des moyens de communication de masse. La troisième Révolution industrielle prendra, elle, son véritable envol dans les années 1970 avec l’invention d’Internet (Arpanet, 1969), du microprocesseur (Intel, 1971) et de l’ordinateur personnel (Apple, 1977).
(6) John V. Pickstone, Ways of Knowing: A New History of Science, Technology and Medicine, Manchester University Press, 2000, p. 14-15. Sous l’angle historique de l’épistémologie, l’auteur identifie cinq modes d’accès à la connaissance (ways of knowing) que l’on retrouve, en proportions variables, tout au long de l’histoire des sciences: l’herméneutique, l’histoire naturelle, l’analyse, l’expérimentalisme et la technoscience.
(7) Georges Waysand, La contre-révolution scientifique ou le crépuscule des chercheurs, Paris, Anthropos, 1974, p. 205.
(8) http://ec.europa.eu/research/era/index_fr.html.
Bibliographie:
Hottois G., Le paradigme bioéthique, une éthique pour la technoscience, Bruxelles, de Boeck, 1990; Breton P., Rieu, A.-M. et Tinland F., La technoscience en question, Seyssel, Champ Vallon, 1990; Pradès J. (dir.), La technoscience. Les fractures des discours, Paris, L’Harmattan, 1992; Latouche S., La Mégamachine: Raison technoscientifique, raison économique et mythe du progrès, Paris, La Découverte-MAUSS, 1995.
Mots corrélés :
Bioéthique, Connaissance (société de la), Nouvelles Technologies, Spin-Off, Stratégie de Lisbonne
A paraître dans Les nouveaux mots du pouvoir. Abécédaire critique, Pascal Durand (Coord.), Bruxelles, Aden, avril 2007.
lundi 5 février 2007
Technoscience
David LELOUP
Publié par David Leloup à 09:33
Tags : pouvoir, technoscience
3 commentaires:
Bravo, excellente synthèse. Mais personnellement, il me semble que la technoscience, après avoir phagocyté la science, puis la philosophie, est en train de phagocyter la religion, comme l'illustrent entre autres les Raéliens et les scientologues. Car derrière eux se profilent les "Transhumanistes" et les "Extropiens", dont le technoprophète n'est autre que Ray Kurzweil....
Merci Liquid. Sur la philo: lire notamment le portrait que tire Paul Aries du philosophe technoscientiste Michel Onfray, chouchou de la gauche de gauche française, dans La Décroissance de mars.
Avec une bonne guerre de retard, bravo pour cet article pertinent. Le binôme R&D, c'est un peu la recherche pour le développement, c'est la manière pudique de dissimuler les ramification de l'idéologie technoscientifique. Une idéologie qui tend à s'affirmer avec plus de poids que la "science" creuse son fossé de déficit dans l'opinion...
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