mercredi 27 septembre 2006

Les tribulations d’un nanotechnologue


«Les informateurs, comme on les appelle, sont souvent des gens qui sont à la fois dedans et dehors. Des gens qui sont marginaux dans le groupe et, de ce fait, à la fois plus lucides et plus libres que les autres. Il faut des gens qui sont un peu "traîtres", qui ont un peu mauvais esprit. Et alors ça, ça fait gagner beaucoup de temps. Mais il faut se méfier en même temps, parce que ces gens-là, eux aussi ont des enjeux, ils veulent faire passer leur truc...»
Pierre Bourdieu, au début de Enfin pris? (Pierre Carles, 2002).


C’est le très utile service d’alertes Google qui a déposé ce témoignage dans ma boîte aux lettres dimanche matin. Le texte a été posté samedi sur le site d’Indymedia Grenoble. Intitulé «Pourquoi j’ai quitté le CEA» (Commissariat à l’énergie atomique), il n’est ni daté, ni signé. On apprend juste que l’auteur a ouvert un lieu culturel alternatif depuis son départ de l’organisme de recherche public français.

Ce texte, en gros, retrace l’histoire de Richard, un jeune chercheur un peu naïf qui, au fil de sa thèse, perd progressivement ses illusions sur son travail en particulier, et sur le fonctionnement de la recherche et du monde en général. L’action se déroule à Grenoble (capitale européenne des nanotechnologies), au LETI, le laboratoire d’électronique de technologie de l’information du CEA. Un témoignage rare, caustique et plutôt pessimiste sur les coulisses du petit monde très fermé de la recherche de pointe en micro et nano-électronique. Une réflexion, surtout, sur la place du chercheur et de la recherche scientifique dans nos sociétés post-industrielles.

Course en avant

En 2000, Richard entre au CEA. Jeune ingénieur en électronique fraîchement diplômé, il y travaillera trois ans, grâce à une bourse de l’Etat, pour y réaliser un doctorat. Son job consiste à mettre au point des mémoires électroniques d’un nouveau type. «En fait, il s’agit de bidouiller les techniques existantes pour gagner encore quelques dizaines de nanomètres (un cheveu fait entre 50.000 et 100.000 nanomètres). Les intérêts commerciaux sont énormes: d’une part réduire la taille d’une puce permet d’en mettre plus sur une même plaque de silicium et donc d’abaisser les coûts (...). D’autre part, changer de technique de production des mémoires (qui sont les mêmes grosso modo depuis les années 80) coûterait bien trop cher: cela signifierait changer de machines et former à nouveau les techniciens, créer de nouvelles filières. Il faut donc durer le plus longtemps possible.»

Et pour «durer», l’industrie finance de nombreuses équipes du CEA. «À Grenoble, il y a STMicroelectronics, Philips, Motorola, et d’autres encore. STMicroelectronics travaille avec d’autres centres de recherche publics (en Italie, par exemple), Philips travaille avec des universités belges. Bref la recherche est payée en grande partie par des industriels, et effectuée par des chercheurs d’instituts publics, en lien avec des groupes de recherche de l’entreprise concernée. Très grossièrement, les laboratoires publics cherchent une recette et quand celle-ci fonctionne, elle est fournie clé en main aux industriels. Rien de bien scientifique là-dedans. On appelle ça "développer le partenariat public-privé en créant des transversalités fortes et durables". Moi j’appelle ça déglinguer la recherche publique pour en faire un outil entre les mains du privé. Mais on dira que j’exagère.»

Chacun sa soupe

Richard regrette également que l’hyperspécialisation de la recherche tende à isoler les chercheurs les uns des autres, y compris au sein d’une même équipe. «Vers la fin de ma thèse, j’ai présenté mes travaux devant un parterre de chercheurs du LETI qui travaillaient plus ou moins tous en relation avec mon sujet, sans en avoir forcément grand chose à faire. Dans ce petit monde, tout est cloisonné. Ce n’est pas forcément lié à l’oppression du travail, mais tout simplement, les techniques devenant de plus en plus complexes (je n’ai pas dit compliqué, les deux mots sont différents), les domaines de spécialisation deviennent de plus en plus pointus. (…)»

«Chacun fait sa soupe dans son coin sans forcément savoir ni comprendre ce que fait son voisin d’étage. (…) Moi par exemple, je testais des dispositifs et j’essayais de modéliser sur ordinateur leur comportement. Mais je suis incapable de comprendre ce que font des amis en optique, en télécommunications, ou même quand il s’agit d’assembler les mémoires que je teste pour créer une puce que l’on installera dans un ordinateur. Je ne connais pas les techniques de fabrication de ces transistors que je teste. Et je n’ai aucune idée des enjeux industriels, économiques ou même politiques liés à tel ou tel programme de recherche. Les équipes de recherche vivent dans le brouillard (…).»

Des brevets et des armes

«A la fin de ma présentation, une des rares questions qui me fut posée était "envisages-tu une application militaire de ces dispositifs mémoires, pour par exemple programmer les plans de vols des avions de chasse". J’avoue que ça m’a totalement surpris, d’autant plus que la question m’a été posée par une femme (totalement "dégenrée"!). Que vouliez-vous que je réponde? Remarquez, à la première présentation que j’avais faite en arrivant en thèse devant un parterre de chercheurs (qui faisaient d’ailleurs plutôt de la gestion administrative) on m’avait posé une seule question: "Les procédés que tu nous présentes sont-ils brevetables?". Pas mal non plus… Mais à part ça, je faisais tout cela pour "la grandeur de la science" n’est-ce pas?»

Sa thèse, il la décrochera finalement avec une mention «très bien», alors qu’il est «convaincu pendant trois ans d’avoir fait un travail lamentable», cela grâce surtout aux remarques de son encadrante «qui se déchargeait de son stress sur moi en me pourrissant la vie. Et de poursuivre: Mon jury de thèse était quand même bien arrangé: les deux personnes chargées d’examiner mon opus travaillaient avec nous, et le président du jury m’avait suivi durant ma thèse. Mais beaucoup de thésards sont dans ce cas. Il s’agit plus d’un exercice formel que d’autre chose. Nous sommes entre nous. Et rejeter un des nôtres tendrait à prouver que nous pouvons nous tromper. Une fois qu’on l’a compris, on peut faire n’importe quoi: on n’est jamais viré!»

Dans son témoignage, Richard évoque également la précarité qui s’est sournoisement installée dans le milieu de la recherche française. «J’ai soutenu ma thèse deux mois ou trois mois après la fin de mon contrat de travail, ce qui signifie que la fin de mon travail a été financée par les Assedic. Là aussi une pratique courante.» Lui-même, pendant les trois ans de sa thèse a gagné 980 euros nets, grâce à sa bourse de l'Education nationale. «Mais il est vrai que dans d’autres domaines (sciences humaines, sciences sociales, musicologie ou autre…), il n’y a pas de bourse du tout.»

De la mort et du divertissement

Mais pourquoi diable a-t-il quitté le CEA? Notamment parce que son travail lui semblait «inutile, voire dangereux». Deux débouchés s’offraient à ses recherches: «une application militaire (à long terme visiblement), et une application "gadgetale": nouveaux téléphones portables faisant appareil photo, nouvelles applications pour les ordinateurs portables, pour la voiture, pour des machins et des trucs dont la majeure partie de la population mondiale n’a pas besoin, voire pas envie… De la mort, et du divertissement. (…) J’ai choisi le chômage (et pourtant, j’en avais encore peur à l’époque, de ce chômage) plutôt qu’une place à 2000 euros par mois, car cette somme était le prix de ma résignation à l’ordre établi. Mon prix d’achat, quoi. De la corruption.»

Un témoignage à prendre pour ce qu’il est, rien de plus. Pour celles et ceux que ça intéresse, l’association radicale grenobloise Pièces & main d’œuvre, à l’origine des manifestations anti-nanotech qui ont eu lieu lors de l’inauguration de Minatec en juin dernier, diffuse également quelques autres témoignages de scientifiques grenoblois. Sous couvert de l’anonymat, ils peuvent donc exprimer des avis personnels contraires à l’establishment et sortir d’un discours 100% politiquement correct dans lequel ils sont très souvent contraints de s’enfermer.

8 commentaires:

Anonyme a dit...

très intéressant, thanx david. Tiens, les partenariats privé-public ... je me trompe ou j'ai déjà entendu plusieurs fois Arena et Fonck prophétiser là-dessus :) aïe, aïe aïe

Anonyme a dit...

Bonjour,

article touchant à plus d'un titre car je travaille dans un domaine très proche en collaboration/compétition avec les entités mentionées dans l'article.

Les finalités commerciales et/ou militaires sont toujours en filigrane de la recherche, il n'est pas nécessaire de se voiler la face ou de jouer les effarouchés, le monde est ainsi fait et le scientifique un peu fou perdu dans son laboratoire à inventer des machines à remonter le temps tient plus de l'imaginaire collectif que de la réalité quotidienne.

Etre à la pointe des sciences et des technologies implique de développer des produits à finalités diverses pour la communauté avec le désavantage certain de jouer les apprentis-sorciers et de ne pas forcément avoir le recul nécessaire pour juger du bien ou du mal des concepts mis en application. Certains sont dangereux, ont des conséquences à court et long termes pouvant radicalement changer la nature des interactions entre les hommes, leur mode de vie et d'agir de manière irréversible sur leur environnement. Un exemple est celui du nucléaire (après tout, en mentionnant le CEA) qui comme chacun sait nous fournit une énergie électrique à prix raisonnable et peu polluante (tout choses étant relatives) mais a son pendant négatif qui est l'arme atomique. En réalité, chaque technologie présente une double face dépendant tant de sa nature propre que - et surtout de - celle de ceux qui l'utilise.

Au niveau de la structure de recherche, la Belgique bénéficie d'un système différent de celui de la France, ce qui fait qu'une comparaison au sens strict n'est pas réellement possible. Peut être un problème principal dans note pays résulte de la fédéralisation, ce qui a eu pour effet de créer une bipolarité du paysage scientifique belge avec une séparation nette au niveau académique entre les recherches - et surtout leurs moyens - de part et d'autre de la frontière linguistique. Pour ne pas rendre mon point de vue manichéen, je dois signaler que l'évolution de la recherche en Europe fait que d'une manière ou d'une autre, les thématiques de recherche sont ici très souvent liées, voir copiées, et que de nombreuses coopérations entre secteurs publics et privés existent pour faire avancer le schmilblik.

Pour en revenir aux nanotechnologies, les chances pour qu'elles nous touchent en notre sein le plus intime est de loin plus importante que toutes les technologies précédentes. Si le terme nanotechnologie en lui-même résonne probablement pour bon nombre d'entre nous comme l'un de ceux issus en droite ligne d'une série de science-fiction, il s'agit en réalité d'une des technologies que la Nature utilise depuis la nuit des temps pour construire la matière vivante et, par voie de conséquences, nous humains ! Les finalités des nanotechnologies sont balbutiantes, les premières idées ayant émergés (à l'origine aux USA, principalement à la NASA) ont trait au concept de nano-moteurs: un agencement complexe de molécules pour former des structures ressemblant à des engrenages. Par après, le concept fut étendu pour puiser l'énergie d'activation de ces moteurs dans un schéma identique à celui utilisé par nos cellules (transfert ATP-ADP, http://fr.wikipedia.org/wiki/Adénosine_triphosphate). De fil en aiguille, le vivant s'est lentement mais naturellement introduit dans le schéma de pensée des nanotechnologies comme source d'inspiration ... et d'applications.

Au stade actuel, des nanoparticules sont utilisées pour l'analyse in-vitro de l'état de santé de cellules de cultures ou humaines; dans le futur, l'analyse in-vivo est envisagée. Tel le "voyage fantastique" (http://sfstory.free.fr/films/voyagefantastique.html), l'invention de nano-robots pouvant voyager dans le corps humain pour y détecter et (tenter de) soigner des maladies ne font quasi plus partie du fantasme scientifique. Même si la route pour y parvenir réellement est encore longue, les premiers jalons sont posés (par exemple http://fr.wikipedia.org/wiki/Nanorobot). Par contre, le revers de la médaille: nul ne sait pour le moment les conséquences exactes sur l'homme et son environnement des nanocomposants existant et à venir. De ci, de là, des études prennent place pour étudier la toxicité éventuelle des nanoparticules (comme indiqué ici http://www.rsc.org/chemistryworld/News/2006/September/22090602.asp), mais le débat de fond n'est pas engagé et l'opinion publique reste béate.

A terme, si les nanoparticules auront certainement un impact positif dans le secteur de la santé et du biomédical, voire s'intégreront de manière anodine à notre alimentation et nos cures, l'ingénierie de ces composants pourraient aussi donner un sacré coup de pouce aux guerres (nanotechno)biologiques. Il est du devoir de chacun de rester vigilant sur ces questions fondamentales et de ne pas que voir dans les nanotechnologies leurs aspects gadgetisants.

Bien cordialement,
-LAH-

Anonyme a dit...

Je vole quelques octets sur cet excellent article pour signaler une offre pour journaliste blogueur fauché ;-)
http://www.serialmapper.com/archive/2006/10/01/alertez-les-blogeurs.html

David Leloup a dit...

désolé de répondre si tard, j'ai énormément de boulot ces jours ci...

@Damien: d'une manière générale, à force de faire des cadeaux fiscaux à tout le monde, les caisses de l'Etat se vident et le privé devient une source de financement incontournable. Cela dit, si je ne m'abuse, la Belgique est un des pays les plus taxés au monde (selon l'OCDE)...

@LAH: bonjour et merci pour ton témoignage. Pas sûr que les finalités commerciales et/ou militaires sont toujours en filigrane en sciences humaines, par exemple (mais c'est sans doute pourquoi elles sont sous-financées malgré leur énorme attrait auprès des jeunes ces 10 dernières années).
Cela dit, de très nombreux chercheurs, aux Etats-Unis en tout cas, seraient subsidiés pour travailler, sans même le savoir, sur des fragments de "black programs". Ce qui fait que le chiffre annuel de plus de 400 milliards de dollars de budget militaire US, régulièrement cité, devrait être revu sérieusement à la hausse (source: un chercheur du GRIP rencontré l'an passé).
Pour les technologies à double visage, j'aime assez bien la "métaphore du sabre" du physicien et futurologue US Michio Kaku: le sabre permet de se frayer un chemin dans la jungle et d'explorer de nouvelles contrées en coupant végétation et lianes; en même temps, il permet de trancher des têtes.
Cela dit, est-ce réellement vrai pour toutes les technologies? Existe-t-il un seul OGM, par exemple, qui ferait l'unanimité en milieu ouvert? En milieu fermé, oui: c'est le cas notamment de l'insuline utilisée par les diabétiques, et qui est produite dans des réacteurs où "fourmillent" des milliards de bactéries génétiquement modifiées. Mais en plein champ? Quid de la biodiversité? (même si c'est à mon sens un argument théorique à portée "généralisante". Ce n'est pas un champ d'OGM qui risque de ruiner une partie de nos réserves génétiques naturelles mais plutôt la généralisation de ces champs).
Merci par ailleurs pour ton topo sur les nanos. J'avais rédigé un dossier "grand public" sur cette révolution scientifique fin 2003, pour Imagine. Allez, tiens, pour ceux que ça intéresse, je le balance ici en PDF.

Anonyme a dit...

Bonjour,

merci pour la réponse spécifique, j'avais "oublié" la recherche dans d'autres domaines que les sciences exactes et à ce niveau là je ne sais pas trop ce qu'il en est exactement, ni de leur impact sur la société.

Pour ce qui est de l'article, merci de le mettre en accès de nouveau, je pense qu'il était déjà disponible soit sur ce blog, soit sur Imagine, et c'est un excellent article qui a l'avantage d'être clair, précis et correct, à l'instar d'autres types de journalisme que je ne citerai pas qui pensent que l'information passe après le marketing de leurs journaux. Merci de bien exister !

Bien cordialement,
-LAH-

David Leloup a dit...

Merci pour les fleurs, LAH. Oui le dossier était déjà disponible sur le site Automates Intelligents (ici), mais pas dans sa mise en pages originale.
Concernant les sciences humaines, j'ai le sentiment que l'industrie et l'armée s'y intéressent moins globalement, même s'il ne faut pas non plus faire de l'angélisme: elles intéressent aussi parfois l'industrie (c'est le cas notamment du neuromarketing, en Belgique par exemple...)
Bon week-end :-)

Anonyme a dit...

Salut,

J'aime bien ce que tu as ecrit malgrè la vision un peu noire des choses. Je fais une thèse (à Grenoble aussi) et je ressens un peu la meme chose. Ca fait du bien de voire des gens qui se posent les meme questions.
Si tu te sens trop cloisonné en faisant un travail de spécialiste, as tu pensé à travailler comme professeur ou a faire de la vulgarisation scientifique? Au moins tu toucheras a plus de choses et les interets "militaro-financier" ne seront plus la a te gacher la vie au quotidien.
Je dis ca en esperant te remonter le moral et parce que je ressens le meme genre de chose....

David Leloup a dit...

salut Anonymous,
je suppose que ton message s'adresse à Richard dont le témoignage est à l'origine de mon post sur ce blog.
Je ne le connais pas et donc ne peux lui transmettre tes suggestions.
Tu peux par contre réagir sous son témoignage original posté sur Indymedia Grenoble, en cliquant sur "Complément d'information" en fin de texte.
Et tu peux le rencontrer à l'adresse qu'il renseigne:
"Les Bas Côtés"
59 rue Nicolas Chorier
38 000 Grenoble