mercredi 13 septembre 2006

Le paradis perdu des écoradicaux

Je rebondis sur le post de The Mole concernant un gratuit très largement distribué dans les réseaux de magasins bio, car c’est quelque chose qui me trotte dans la tête depuis quelques temps déjà. On nage ici en plein «écoradicalisme», une philosophie à laquelle Alan Sokal consacre quelques pages intéressantes dans son dernier ouvrage (Pseudosciences & postmodernisme, Odile Jacob, 2005), dont je me permets au passage de recommander la lecture à tous les adeptes d’un «scepticisme raisonnable».

Dans son essai, Sokal cite essentiellement l’historien étasunien Martin Lewis, auteur d’un article séminal sur la question (1). En gros, que dit Lewis, explicitement ou entre les lignes? Qu’être à la fois un gros réac’ (qui peste contre «l’épidémie de divorces et la banalisation de l’homosexualité», tel l’éditorialiste ici pointé) et un opposant à la rationalité scientifique (qui défend en l’occurrence une pseudoscience comme la «biomnémologie» et fait l’apologie des anges) est monnaie courante dans les milieux écologistes radicaux.

Etat de grâce écologique

Sa démonstration n’est pas inintéressante. «La plupart des écoradicaux, analyse Lewis, pensent que pendant des millénaires les êtres humains ont vécu dans un état de grâce écologique, comme une espèce parmi une multitude d’autres, au sein d’un écosystème planétaire équilibré et harmonieux». La Révolution industrielle aurait brisé cet équilibre. Pire, elle nous mènerait aujourd’hui au bord du gouffre.

«La mission de l’écophilosophie, poursuit Lewis, est d’expliquer comment une rupture aussi totale a pu avoir lieu et surtout de montrer comment cet équilibre peut être rétabli à temps» pour sauver la planète. Au passage, Lewis précise que pour de nombreux écophilosophes, les raisons de cette rupture sont à trouver «dans le culte de la raison apparu en Europe au début de l’ère moderne, dont l’apogée a été la méthodologie scientifique moderne». La faute au progrès et rien qu’au progrès, en somme.

Cela dit, un problème de taille est vite apparu: l’«état de grâce écologique», ce paradis perdu prémoderne où l’homme vivait en paix avec lui-même et la nature, n’a jamais existé. L’examen minutieux des données archéologiques, anthropologiques et celles de l’écologie scientifique l’a amplement démontré, assène Lewis. Avant la Révolution industrielle, en effet, «si la torture des animaux, l’oppression des femmes par les hommes et la dévastation (locale) de l’environnement n’étaient peut-être pas universellement répandues, elles n’en demeuraient pas moins assez fréquentes un peu partout.» Bref, les fondements de l’écophilosophie radicale ont vite été réduits à néant.

Le postmodernisme comme 3e voie

Dès lors, comment réagir lorsqu’on est écophilosophe? «C’est ici qu’intervient le postmodernisme, estime Lewis : il leur fournit un moyen idéal d’échapper à leur dilemme», lequel étant soit d’abandonner rationnellement cette philosophie aux bases bancales, soit de s’y accrocher irrationnellement dans une ferveur qui confine à la religiosité.

En effet, une position postmoderne «élimine l’encombrante nécessité d’une confirmation empirique. Dans les versions les plus extrêmes du postmodernisme, la notion de preuve tout comme les règles de la logique sont considérées comme une simple construction sociale que les détenteurs du pouvoir utilisent pour conserver et justifier leur position. De ce fait, il devient possible de soutenir que les scénarios du passé humain engendrés par l’imagination fertile des écoradicaux sont tout aussi légitimes que les théories des archéologues professionnels et d’autres “scientifiques” emprisonnés dans les méandres du discours objectiviste.»

Ce qui ouvre la voie au poujadisme antimédical et aux délires pseudoscientifiques véhiculés par certaines publications «bioradicales», comme celle épinglée par The Mole. CQFD.


(1) Lewis, Martin W. 1996. «Radical Environmental Philosophy and the Assault on Reason». In The Flight from Science and Reason, edited by Paul R. Gross, Norman Levitt, and Martin W. Lewis, pp. 209–230. New York: New York Academy of Sciences.


Illustration: Adélie, Creative Commons By-NC-SA.

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